Devant The Naked Kiss (1964) de Samuel Fuller, on repense à la définition du cinéma qu’il donnait à Belmondo dans Pierrot le fou de Godard : « A film is like a battleground… it’s love, hate, action, violence, death… in one word: emotions« . Des émotions, voilà bien ce que l’on ressent devant ce film qui mêle le mélodrame et le film policier à la manière des pulp fictions de la littérature américaine et des feuilletons européens des XIXème et XXème siècles. C’est l’histoire d’une prostituée qui veut changer de vie, qui veut passer de l’autre côté de la barrière. Pour y parvenir, Kelly (Constance Towers) se fait sainte ou presque : infirmière dans un institut pour enfants handicapés, aidant des enfants privés de jambes à affronter le monde, sauvant des jeunes femmes imprudentes de l’enfer de la prostitution, devenant pour tous la mère qu’elle ne peut biologiquement devenir. Elle veut sa part de rêve : elle aussi a le droit de rêver à une autre vie.
C’est un récit de mélodrame où la noblesse des sentiments de Kelly contredit l’idée que la société se fait de sa condition sociale. Elle est pareille au Jean Valjean d’Hugo, ancien forçat en rupture de ban devenu saint. Kelly sauve Duff de la prostitution quand Valjean sauve Cosette de la misère. Et à l’instar de Javert ne voulant pas croire que Jean Valjean puisse devenir le bienfaiteur de Montreuil-sur-mer, le capitaine Griff (Anthony Eisley) ne veut pas croire que Kelly soit devenue cette femme remarquable qui fait le bien autour d’elle. Les rebondissements du récit sont aussi invraisemblables que ceux des Misérables mais là où Hugo faisait oublier les invraisemblances par la prodigalité de son style de poète, Fuller les dissimule derrière la vitesse de son découpage, reflet des pulp fictions au rythme rapide. Série B oblige, tout va à toute vitesse, les plans sont brefs et certains jump cuts s’immiscent dans le montage.
Cette vitesse est celle d’un coeur battant vite, très vite, celui de Kelly. Ce n’est pas la raison qui guide le récit mais les émotions qui se lisent sur le visage de Constance Towers, tour à tour angoissé, gagné par l’espoir, triomphal. L’actrice était déjà le coeur battant de Shock Corridor (1963), mais alors l’enquête journalistique la repoussait en marge de l’intrigue. Dans The Naked Kiss, le coeur de Kelly bat à ciel ouvert, au centre de l’intrigue, et chacune de ses pulsations marque la mesure du film, comme si Fuller avait voulu offrir à Constance Towers un film dont elle serait la seule héroïne. Cette mise à nu vaut autant pour l’actrice (qui arbore au début un crane rasé) que pour le cinéaste qui dévoile sa veine sentimentale. Cette veine où coule l’illusion romantique nourrit les méandres du récit : Grant, le philantrope de Grantville, s’éprend de Kelly et la demande en mariage. Prince charmant de conte de fées, il lui fait entendre en pensées les sons de Venise où il désire l’emmener, échos de ce rêve que fait Kelly pour elle-même, ce rêve auquel ont droit toutes les femmes. Même la révélation de son ancienne condition de prostituée (révélations du passé qui sont fatales à Tess chez Thomas Hardy et à Jean Valjean quand il se confie à Marius) ne freine par les ardeurs de Grant. Hélas, on le pressent, ce prince trop parfait cache quelque sombre secret et le conte de fées s’orne de nouveau des teintes du film noir qu’éclaire le chef opérateur Stanley Cortez dans un savant clair obscur.
Une fois de plus, la mise en scène de Fuller, qui cadre parfois les acteurs frontalement, à 180 degrés (par exemple dans la fameuse première scène), nous fait entrer de plein pied dans le film, nous faisant ressentir les émotions de Kelly. Dès la première scène, elle nous regarde, nous prend à témoin de sa bonne foi de femme blessée, nous amène à ses côtés. Gare aux tricheurs, dit-elle, car il n’y a pas de place pour eux. Ses émotions sont à la mesure des nombreuses péripéties du film et des bons sentiments que l’on y trouve, bons sentiments qui font si souvent, n’en déplaisent aux cyniques, la magie du cinéma. Même Griff cache ici un bon coeur. Dans ce film, tout peut arriver, nous lance Fuller, et si Kelly peut s’en sortir, les cinémas peuvent bien y diffuser son Shock Corridor (voir le plan de la rue au début) et les personnages lire ses livres (Kelly lit un roman de Fuller). Ajoutons que Kelly possède une autre très grande qualité, qui fait admirer davantage encore ce formidable personnage : elle aime Beethoven dont la Sonate au clair de lune et la 5e symphonie amplifient les émotions dans certaines scènes par les arrêts du destin qu’elles délivrent.
Strum
PS : The Naked Kiss a été exploité en France sous le titre singulier de Police Spéciale (mais on ne s’étonne plus des traductions aléatoires qui président aux exploitations de film).
PPS : Le résumé du film figurant sur le DVD de l’édition Wild Side est un peu étrange…
Il arrive cependant que les traductions soient plus réussis que le titre original. Les enchaînés, par exemple, sonne mieux que Notorious, comme je l’ai récemment lu. Je trouve aussi.
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Les Enchainés est un beau titre, c’est vrai, mais le sens n’a rien à voir avec le titre original. Même chose avec La Prisonnière du désert, beau titre qui n’a rien à voir avec The Searchers – mais vaut toujours mieux que la traduction absurde d’autres westerns de Ford (La Poursuite infernale pour My Darling Clementine, La Charge héroïque pour She wore a yellow ribbon, etc.)
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Il y a des cas comme The Far country, traduit en Je suis un aventurier où on n’est convaincu par aucun des deux titres. Sinon je n’aime pas trop l’intervention de Fuller dans Pierrot le fou, je ne trouve pas ça très renversant… Je vois les personnages de Fuller comme des Homme de Vitruve qui ne rencontreraient pas les bornes du cercle. Connie Towers et quand même une sacrée actrice un peu méconnue qui figure quand même au générique de The Hordes Soldiers traduit en Les Cavaliers, une demi-vérité, et dans Sergent Rutledge traduit en Le Sergent Noir une autre demi-vérité (pourquoi le sergent porte-t-il le nom de la fiancée de Lincoln ?)… Merci pour cette chronique !
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Désolé encore pour les fautes… j’écris « mal » depuis un téléphone.
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Aucun souci, je n’y avais même pas fait attention.
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De rien pour la chronique ! J’espère qu’elle vous a plu. Je suis d’accord pour l’intervention de Fuller dans Pierrot le fou au sens où on se demande un peu ce qu’elle fait là. Mais en revanche, la définition qu’il donne du cinéma s’applique très bien à ses propres films et notamment à ce Naked Kiss. Pour votre référence à l’homme de Vitruve, vous voulez dire des hommes (ou des femmes) qui en veulent toujours plus ou qui ne sont pas en équilibre dans le cercle de Leonard, ou les deux ? Connie Towers est fantastique et je me souviens aussi très bien d’elle dans les « Cavaliers ». Pour la traduction du Sergent noir : voilà un exemple de traduction absurde. Ford utilise le titre Sergeant Rutledge, non racialisé, justement pour dire que peu importe qu’il soit noir, au-delà même de la référence indirecte à Lincoln.
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Des hommes, le plus souvent, et des femmes parfois… non pas vraiment en déséquilibre mais en deçà ou au delà du cercle… Certes Towers dans Shock Corridor est le témoin des limites du journaliste, qui lui est un individu obsessionnel… Ici dans ce film, elle passe quand même d’un extrême à l’autre. La démesure, la perte de soi, il me semble, est un ressort du cinéma de Fuller… Plus que l’émotion. PS : Ce qui me derange avec Pierrot le fou c’est le côté dilletante de l’intervention de Fuller, il aurait dit le contraire que ça ne changeait rien.
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Je vois, il y a de cela, dans les thèmes ou les causes profondes des actions des personnages en effet. Mais en revanche, les émotions sont aussi pour moi une spécificité de son cinéma et elles sont délivrées par son style de mise en scène qui est créatrice d’émotions (toute la première séquence de The Naked Kiss le démontre par exemple). Je ne crois pas donc que Fuller dise une chose à laquelle il ne croit pas dans Pierrot le fou.
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Il ne me semble pas l’avoir vu celui-là… Je n’ai jamais compris cette fâcheuse tendance de réinterprétation des titres.
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Si tu aimes Fuller, c’est à voir et je suis heureux de l’avoir enfin découvert. Ce sont des raisons commerciales que les distributeurs mettent en avant pour justifier les traductions libres en général, mais le principe est énervant.
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