Dans Annie Hall (1977), Alvy Singer racontait sa jeunesse à Coney Island : celle d’un enfant roux vivant sous un grand huit, qui « confond la réalité et la fiction » et fait le désespoir de sa mère. Dans Wonder Wheel (2018), l’enfant roux est toujours là, il continue de voir un pédopsychiatre, sauf qu’il vit cette fois derrière la grande roue de Coney Island et n’est plus au centre du récit. C’est sa mère Ginny (Kate Winslet) qui l’occupe, une ancienne comédienne devenue serveuse à Coney Island. Elle aussi confond la réalité et la fiction, menant sa vie de serveuse comme on tient un mauvais rôle. La fortune l’a quitté depuis qu’elle a trompé un mari qui l’adorait et sa roue capricieuse s’est arrêtée devant une baraque en bois où elle vit maintenant avec Humpty (James Belushi), un exploitant de manège bedonnant qui partage son lit mais qu’elle n’aime pas. Comme dans Annie Hall, cette histoire nous est contée par un homme qui nous regarde, le maitre-nageur Mickey (Justin Timberlake). Lui non plus n’est pas au centre du récit, mais il en tient un rôle important, celui d’amant de Ginny, qui lui redonne l’espoir d’un nouveau départ. Elle compte sur ce médiocre aspirant dramaturge pour lui écrire un nouveau rôle, le rôle d’une autre vie, le rôle de comédienne auquel elle aspire toujours et qu’une erreur d’aiguillage a éloigné d’elle. Mais la roue de la fortune ne l’entend pas ainsi et c’est elle qui décide des destins, comme souvent chez Woody Allen : Humpty a recueilli chez lui sa fille Carolina (Juno Temple) que poursuit la mafia, et ses avantages physiques ne laissent pas Mickey indifférent.
Wonder Wheel fait partie des films de Woody Allen qui condensent plusieurs thèmes de la filmographie de leur auteur : l’imbrication du réel et de la fiction, la primauté des sentiments sur la raison, le basculement d’une vie l’espace d’un instant (quand Ginny raccroche le téléphone) et le destin qui tire les ficelles ; ici, c’est la grande roue qui le représente, jetant ses feux au crépuscule. Allen ne joue pas dans le film et pourtant il est présent dans cette histoire à travers le personnage de l’enfant. Cet enfant, c’est Alvy Singer à nouveau, cet enfant, c’est lui d’une certaine façon, qui brûle des planches aux quatre coins du quartier – des planches pareilles à celles de la scène de Coney Island que Ginny ne veut plus fouler. En brûlant ces planches sur lesquels se joue la vie de Ginny, c’est comme si l’enfant annonçait la catastrophe finale du film où chacun des personnages perd ce à quoi il tenait le plus. Les feux que déclenche l’enfant figurent leur vie qui se consume. Aux feux de l’enfant répondent les couleurs d’incendie des lumières rougeoyantes de la photographie de Vittorio Storaro, chef opérateur de Woody Allen depuis Café Society (où il usait déjà à foison de variations de jaune). Storaro a toujours été prodigue de couleurs et de contrastes, que ce soit chez Bertolucci ou Coppola, mais on peut trouver qu’il en fait trop dans certaines scènes où le feu changeant des couleurs distrait le spectateur par son caractère systématique. Cette photographie quasi-expressionniste définit à travers son esthétique ostentatoire le mauvais théâtre qu’est devenue la vie de Ginny, en particulier à la fin quand elle semble se prendre pour la Blanche d’un Tramway nommé désir de Tennessee Williams (Kate Winslet est toujours juste, même à cet instant).
L’atmosphère de crépuscule du film donne le sentiment que Woody Allen met en jeu autre chose qu’une roue de la fortune fictionnelle. En redevenant cet enfant roux qui grandit au milieu des attractions de Coney Island, Allen revient au point de départ d’Annie Hall, son premier grand film, après un voyage dans l’histoire du cinéma où sa propre roue de la fortune s’est parfois arrêtée à des hauteurs où l’on trouve des chefs-d’oeuvre de la trempe de Crimes et délits ou Hannah et ses soeurs. Or, que fait-il en revenant sur cette longue plage qui longe Coney Island ? Il finit son récit par l’image de l’enfant roux qui brûle des planches, une image terminale, un baisser de rideaux. Sur ce bûcher alimenté par la jalousie et les frustrations de Ginny brûlent les vies de personnages de cinéma. Mais au creux de ces vies résonne étrangement l’écho de la propre vie du réalisateur, qui tomba amoureux de la fille adoptive de sa compagne Mia Farrow, à l’instar de Mickey tombant amoureux de la jeune belle-fille de Ginny. Justin Timberlake est hélas un acteur trop insignifiant pour faire autre chose qu’évoquer superficiellement le cas de conscience de Mickey (c’est le point faible du film) mais la confusion du réel et de la fiction atteint ici son comble. Pourtant, ce n’est pas cette affaire qui rattrape le cinéaste à l’heure où sort Wonder Wheel, ç’en est une autre dont chacun a aujourd’hui entendu parler. Sur la foi d’accusations amplifiées par la caisse de résonance des réseaux sociaux et alors que la justice avait conclu à un non-lieu, Woody Allen est déclaré coupable par le tout Hollywood ou presque et sa carrière pourrait prendre fin prématurément. Si tel est le cas, si Wonder Wheel s’avère être son dernier film, alors ce ne seront plus seulement les vies de Ginny, Humpty, Carolina et Mickey qui brûleront dans ce feu prémonitoire sur la plage mais aussi celle de leur créateur revenant à Coney Island pour y finir sa carrière, la fiction devançant cette fois la réalité. Un nouveau caprice sans doute de cette roue de la fortune, qui n’offre décidément rien des merveilles promises par le titre, mais on peut supposer qu’Allen trouvera la plaisanterie amère malgré son ironie toute allenienne.
Strum
Sur que ce bûcher des vanités peut être interprété… J’ai assez aimé ce film mais est-ce un effet du temps, je ne peux plus guère voir ses films sans avoir la tentation de m’attrister, songeant à Annie…, Manhattan, Hannah…, Alice…, La Rose Pourpre…, September, Intérieurs, etc…etc… Pourtant Match point, Le rêve de Cassandre, Vicky… sont pour moi des réussites. Bel article l’ami (ce qui chez toi est un pléonasme).
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Merci Edualc. Oui, bien sûr, son âge d’or remonte à loin maintenant. Mais, ma foi, si Wonder Wheel devait être son dernier film, ce serait une sortie fort honorable (quel dernier plan !)
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Wonder wheel ne sera pas le dernier film de Woody Allen, au pire ce sera l’avant-dernier. Son film à venir, A rainy day in New York, est tourné et est en cours de montage. Potentiellement, ce « jour pluvieux à New York » pourrait s’afficher sous le soleil cannois mais hors compétition bien sûr.
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Salut InCine, A rainy day in New York est même déjà monté et donc virtuellement fini. Mais pour l’instant, amazon a décidé de ne pas sortir le film en salles en raison du tollé médiatique actuel et parce que les acteurs refusent d’en faire la promotion. Amazon peut toujours changer d’avis si le scandale se tasse mais je ne suis pas optimiste et l’idée en cours à Hollywood est que Wonder Wheel pourrait bien être le dernier Allen.
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Je pense que c’est un mal pour un bien. Il n’est jamais pertinent pour un réalisateur et son distributeur de sortir deux nouveaux films à des dates rapprochées. A la place d’Amazon, je jouerai la carte du festival de Cannes où Woody Allen a toujours été bien accueilli. Si le film est recalé à Cannes, La Mostra sera ravie de récupérer le bébé.
Tu as aujourd’hui le même phénomène sur Frost, dernier film en date de Sharunas Bartas également inquiété pour des affaires peu recommandables. La sortie de Frost a encore été repoussée à fin mars. Bartas fait moins d’entrées que Allen mais le film sortira car il trouvera son public (j’ai vu le film en septembre, sa dernière partie est sublime).
Un distributeur ne fait jamais l’impasse sur une sortie en salles quand il pressent que le film est bon et trouvera son public. Donc si A rainy day in New York ne sort pas en salle, c’est qu’il est mauvais. Je pense qu’on verra ce film à l’affiche quelque part en septembre/octobre.
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En théorie tu as raison, mais la situation est quand même un peu particulière et leur dilemme n’est pas de savoir si le film est bon. Il ne faut pas sous-estimer l’impact du mouvement « me too » à Hollyood. Amazon Studios fait face à un risque réputationnel (et un risque réputationnel, cela se quantifie) d’autant plus grand que leur (précédent) CEO a lui-même été accusé de harcèlement sexuel et a dû démissionner. Ils essaient en tout cas de casser en ce moment même leur deal de production/distribution avec Allen (voir ici par exemple : https://www.nytimes.com/2018/01/28/movies/woody-allen-dylan-farrow.html). On verra bien ce qu’il en ressort. Si les choses se tassent, ils essaieront de sortir le film (eux ou un autre distributeur récupérant le bébé), mais encore faut-il qu’elles se tassent. Et si le film sort finalement en septembre/octobre et bien tant mieux pour nous.
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Coney Island un après midi …. ( j’adore cet endroit, moins les montagnes russes cela dit si je me rappelle mon estomac )
Coupable Woody ? Pitin girophare bleu, j’ai la chair de poule …. 😦
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Oui, « coupable » a déclaré le tribunal médiatique qui se veut plus légitime que la justice, cachons nos enfants ! (et oublions les circonstances un peu bizarres qui entourent cette accusation lancée juste après une procédure de séparation particulièrement acrimonieuse et les témoignages à décharge de Moses Farrow racontant comment Mia Farrow tourmentait sa petite fille adoptive pour qu’elle formule une accusation) Superbe Coney Island (mais pas de grand huit ni de grande roue pour moi, je ne peux pas).
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La roue de l’infortune quoi 🙂
Cela dit, la parade des sirènes devrait te convenir, c’est sans danger dirait le Dr. Szell 🙂
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Je préfère la plage derrière le boardwalk !
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J’avoue que depuis quelques temps il ronronne le Woody et ce n’est pas d’avoir subi un nombre incalculable de fois la bande annonce de ce film qui me décidera à aller le voir. Même Vittorio Storato semble se répéter inlassablement. Je m’ennuie déjà.
Je préfère revoir Annie Hall et quelques films réalisés au temps de l’amour avec Mia. Sans oublier Meurtre mystérieux à Manhattan qui me fera toujours hurler de rire. Quoiqu’il arrive.
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Je suis resté fidèle à Woody Allen et je continue à voir ses films même si effectivement sa filmographie des années 2000 n’est pas à la hauteur des films de l’âge d’or des années 1977-1997 qui peuvent se revoir sans fin pour certains. Storaro en fait souvent un peu trop (Coup de coeur de Coppola par exemple, c’est trop pour moi). Malgré tout, et bien que Woody se répète (mais qui ne se répéterait pas après tant d’années ?), Wonder Wheel reste à voir à mon avis si l’on aime Allen ne fut-ce que pour les drôles de rapport qu’il entretient avec la réalité.
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Ah mais Coup de cœur était une expérimentation. Coppola avait laissé carte blanche à V.S. donc effectivement après on apprécie ou pas.
Non là, j’ai d’ores et déjà mal au cœur. La BA m’a fichu mal à l’aise. Je crois que je passerai mon tour et le verrai peut-être en DVD. De toutes manières il y a tant de films qui sortent et si peu de temps à leur consacrer
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Mouais, vraiment pas convaincu par Coup de coeur. L’expérimentation n’a pas marché sur moi, sauf quand Nastassja Kinski est là ! (elle était tellement belle). Je n’ai pas vu la BA de Wonder Wheel ou je ne m’en souviens plus mais c’est sûr que le film est assez noir. Sinon oui, si peu de temps, tant de films à voir.
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J’irai voir ce film, l’envie est encore plus grande après t’avoir lu, comme je suis allée voir tous ces films ces dernières années. Je lui reste fidèle même si les derniers n’étaient pas les meilleurs. De films en films, aussi différents soient-ils, c’est un univers familier que j’ai plaisir à retrouver.
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Bonjour Nekho, moi aussi, je suis resté fidèle malgré tout, et puis les derniers films restent meilleurs que les mauvais films du début des années 2000 (le scorpion de jade, escrocs mais pas trop, hollywood ending).
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Funeste homélie que ton dernier paragraphe…
Il faut en effet avoir Annie Hall bien en tête pour faire le rapprochement avec le petit garçon ici. Je l’avais oublié. Je comprends mieux.
Je ne vais pas répéter ce que je t’ai répondu chez moi.
Ça me brise le coeur d’imaginer que c’est son dernier film
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Ce roux du petit garçon est frappant (en tout cas m’a frappé), mais oui, il faut se souvenir d’Annie Hall. Pour le reste, que dire d’autre ? J’espère de tout coeur que mon dernier paragraphe ne sera pas une homélie et qu’il y aura d’autres Woody.
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Après avoir vu le film, je reviens vers ta critique et j’apprécie d’autant plus la manière dont tu décryptes la symbolique du film. J’ai moi aussi quelques réserves sur l’interprétation de Mickey et dans une moindre mesure de Humpty. Reste un émouvant portrait de femme et une mélancolie tenace à l’idée que c’est peut-être son dernier film, pas le meilleur mais si amer.
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Merci Nekho. En effet, il y a beaucoup d’amertume dans ce film.
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