Singularités d’une jeune fille blonde (2009) de Manoel de Oliveira adapte une nouvelle d’Eça de Queiroz, écrivain portugais peu lu en France que Borgès tenait pourtant pour l’un des plus grands romanciers du XIXè siècle. Les prémisses en sont simples : un comptable aperçoit une jeune fille blonde de la fenêtre de son bureau et en tombe si éperdument amoureux qu’il se jure de l’épouser, surmontant un à un les obstacles que le destin met en travers de sa route. Hélas, alors qu’il touche au but, il réalise que la jeune femme est moins pure que l’image qu’il avait conçue d’elle, ce que le titre résume par ce mot équivoque : singularités.
Proust a écrit dans sa Recherche du temps perdu, à propos de Saint-Loup s’éprenant de Rachel en l’apercevant sur scène, qu’il suffit pour aimer que nous soyons placés à la distance et selon l’angle qui mettront le mieux en valeur le visage d’un être. Tomber amoureux d’une image revient un peu au même : il suffit que l’image soit bien encadrée. Dans Singularités d’une jeune fille blonde, Macario (Ricardo Trêpa, petit-fils et acteur fétiche d’Oliveira) aperçoit pour la première fois Luisa (Catarina Wallenstein) alors qu’elle se tient dans l’encadrure d’une fenêtre, éventail chinois à la main, ce qui découpe une image, un écran, à l’intérieur du plan. Il la revoit plusieurs fois de suite, et nous aussi via des regards-caméra, toujours accoudée à sa fenêtre, diamant serti dans un écrin, image mouvante et émouvante découpée dans l’encadrement du plan, qui exerce sur lui son sortilège. Dans le très beau L’Etrange affaire Angélica, le héros (toujours joué par Trêpa) tombait aussi amoureux d’une image, la photographie d’une morte, ce qui était une manière pour Oliveira (étrange et admirable) d’apprivoiser cette mort qui venait le chercher au crépuscule de sa longue vie. L’objet (comme la forme) de Singularités d’une jeune fille blonde est plus modeste : il s’agit de dire que l’image n’est qu’un reflet lointain du réel qui s’avèrera toujours différent (de même que le réel s’avérera toujours différent du nom qui le représente, pour continuer d’évoquer Proust). Le réel est toujours plus singulier, plus complexe, plus impur, que l’image, et c’est ce réel qu’il faut apprivoiser. Comme c’est vrai.
Oliveira nous conte son récit dans un film qui a presque la durée d’un moyen métrage (à peine plus d’une heure), pareil à une nouvelle cinématographique. Macario y raconte sa mésaventure à une inconnue (Leonor Silveira, autre actrice fétiche d’Oliveira) rencontrée dans un train. Ce récit à l’intérieur du récit (mode de narration très fréquemment utilisé dans les nouvelles) permet à Oliveira de justifier le découpage de son film, toujours parcimonieux (il y a très peu de plans) et exempt de tout plan de transition (les plans d’ensemble de Lisbonne ne comptent pas : ils ne font que dire l’écoulement du jour, c’est-à-dire du temps), par le fait que Macario se remémore son histoire sous la forme d’images mentales lui revenant à l’esprit. La décoration surannée des intérieurs confère au film une atmosphère hors du temps comme il sied à un récit se déroulant à Lisbonne, ville peuplée de fantômes, parmi lesquels le cinéma muet que le centenaire Oliveira a connu. La chute aussi est typique d’une nouvelle, aussi abrupte qu’un mot qui vient trancher le fil du récit pour en préserver le mystère. Oliveira, dont le cinéma est aussi littéraire que mystérieux, ne se prive pas de nous faire visiter dans le film un petit musée dédié à Eça de Queiro lui-même (plaisante mise en abyme) et de nous faire entendre un poème de Pessoa sur les malheurs de l’amour qui annonce ceux de Macario. Diogo Doria, autre acteur fétiche du cinéaste, fait une apparition en oncle bourru.
Strum
J’aime beaucoup ce titre et je te remercie d’attirer une nouvelle fois mon attention vers le grand Oliveira, que je ne connais pour l’heure que pour son tout premier long-métrage… et son ultime court.
Ta chronique réveille donc aussi mon envie de découvrir ces « Singularités » et la vraie nature de la fille blonde qui les a adoptées. Je ne suis pas sûr, à vrai dire, d’être très réceptif à l’aspect littéraire de l’oeuvre d’Oliveira, mais le personnage lui-même est si fascinant avec cet incroyable longévité qu’il me paraît nécessaire de lui accorder d’autres moments de mon temps libre pour mieux le connaître. Après tout, moi, j’ai encore du temps devant moi ! 🙂
Bon week-end, Strum !
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C’est aussi ce très beau titre qui m’a attiré vers le film et aussi le fait que ce soit adapté de Eça de Queiros. Cela dit, je te conseillerais plutôt L’Etrange affaire Angelica que j’ai préféré. Bon week-end également !
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