Avec Inside Llewyin Davis (2013), Ethan et Joel Coen nous offrent un nouveau conte aux accents yiddish. Llewyin est une sorte d’Ulysse folk américain, qui traine son regard voilé et sa barbe de héros grec de bar en sofa. Sa vie est une succession d’échecs, qu’il reçoit avec le visage impassible d’un homme habitué aux humiliations. La malchance le poursuit comme son ombre. Même le don de communiquer avec sa musique lui est refusé. Il faut dire que Lewyin Davis fait bien peu d’efforts pour s’attirer la sympathie. Faible avec les forts, méprisant avec les faibles (dans les seules scènes du film où il s’emporte, il s’en prend verbalement à deux femmes d’un certain âge), il se voit plus beau qu’il n’est. La manière négligente dont il se comporte avec le chat (qui s’appelle…Ulysse) résume ses travers (tout comme le dévouement de Marlowe à son chat résumait à l’inverse son attachement aux valeurs de la fidélité et de l’amitié dans Le Privé d’Altman).
On retrouve dans ce film la question qui taraude les frères Coen depuis longtemps – et qui était l’enjeu de A Serious Man : d’où proviennent la malchance et l’échec ? Résultent-elles de simples coïncidences ou sont-elles la rétribution de mauvaises actions ? Dans quelle mesure Lewyin est-il responsable de sa déveine (voir cette séquence où un train passe et couvre la voix de son interlocuteur au téléphone) ? Est-il victime d’une malédiction qui lui aurait été lancée pour le punir de son comportement (la responsabilité de Llewyin dans le suicide de son ami Mike demeure floue) ? Comme d’habitude, les Coen se gardent bien de répondre clairement aux question qu’ils posent. S’ils ne cachent rien des petitesses de Llewin, leur regard sur lui est tendre et il se niche dans ce film délicat et triste (sans une once de cynisme) une émotion brute que l’on ne trouve que rarement dans leur filmographie. Les couleurs douces de la photographie entourent Llewyn d’un pâle halo, reflet subjectif de la haute opinion qu’il se fait de lui-même et le sépare du reste du monde.
La narration du film forme un cercle, comme une loupe scrutant les affres de son personnage principal, à l’instar d’un roman de Saul Bellow. La reprise de la scène du début à la fin du récit souligne le caractère inéluctable du destin de perdant de Llewyn. Sa vie tourne sur elle-même, comme un disque ; il est lui-même un personnage de chanson triste, qu’il pourrait chanter. Contrairement à Ulysse dans l’Odyssée ou à Job dans la Bible, il ne pourra pas compter sur une déesse ou un dieu pour le sortir de ce cercle et mettre un terme à son errance. Au milieu de ce cercle et du film, on trouve un hilarant voyage à Chicago en compagnie de John Goodman, venu prêter main forte à ses amis Coen. Les séquences où il apparait, proches de l’absurde et du conte fantastique yiddish (on n’est pas loin alors de Barton Fink) valent à elles seules le détour. Une des plus belles réussites des frères Coen.
Strum
Ping : Ave, César ! des frères Coen : Hollywood mis en abyme | Newstrum – Notes sur le cinéma
Llewyn Davis en héros grec abandonné des dieux, j’adore cette proposition d’interprétation !
Son chat n’est pourtant pas noir, ce qui laisserait entendre que la poisse vient d’ailleurs, vient de lui, du plus profond de son être. On a pourtant envie de le prendre en pitié, tant ce qu’il chante nous touche.
J’aimeJ’aime
Merci. Oui, il n’a vraiment pas de chance, mais d’où vient sa malchance, « that is the question ».
J’aimeJ’aime
« ce film délicat et triste (sans une once de cynisme) » – en effet c’est ce que j’ai pensé hier en le regardant sur Arte. Et parfaitement construit (et joué/chanté) !
J’aimeJ’aime
Ping : Fargo de Joel et Ethan Coen : « I don’t understand | «Newstrum – Notes sur le cinéma
Ping : No Country for Old Men : les frères Coen au pays de la violence | Newstrum – Notes sur le cinéma