Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan : jeu du misanthrope

Dans ce film ambigu, on ne sait s’il faut se fier au narrateur qui clôt le récit et prétend nous en livrer la morale. A écouter Samet, professeur d’arts plastiques enseignant dans un village reculé de l’Anatolie orientale, où se côtoient difficilement sunnites, alevis et kurdes, urbains et ruraux, elle en serait que tous autant que nous sommes, nous finissons par perdre nos illusions, pour ne plus croire en rien au mitan de notre vie. Nous nous desséchons comme les herbes de ce pays où n’existent que deux saisons, hiver et été, qui ne sont vertes que le temps d’une brève trêve avant de devenir les herbes sèches du titre. C’est ainsi que Samet justifie son comportement dérangeant à l’endroit d’une jeune élève de sa classe pour laquelle il montrait un intérêt insistant : elle apportait à son monde triste et morne une étincelle de vie, une promesse éphémère de transcendance.

Mais Samet dit-il vrai ? Peut-on faire confiance à cet homme vindicatif et antipathique qui méprise la plupart de ses élèves qu’il sait destinés à planter des pommes de terre et des betteraves et refuse de respecter les limites assignées par les lois communes ? A force de ne plus croire en rien sinon sa propre existence, on finit par croire que tout est permis, on finit par franchir les limites. En classe, Samet montre ouvertement sa prédilection pour Sevim au sourire malicieux et le désintérêt que lui inspirent les autres élèves. Il lui fait des cadeaux rapportés de ses voyages et Sevim, flattée et maligne, voit bien les avantages qu’elle peut retirer de sa relation privilégiée avec son professeur principal. Sauf que celui-ci va trop loin quand il confisque une lettre d’amour qu’elle a écrite à un autre élève. Et Sevim d’accuser alors Samet et un autre professeur, Kenan, d’avoir touché ses hanches et sa taille, accusation qui remonte jusqu’au rectorat.

Rien à l’écran ne nous permet de dire que Samet s’est permis de telles privautés, mais il s’est néanmoins rendu coupable d’un favoritisme répréhensible, d’une faute déontologique manifeste par ses cadeaux, et l’on ne peut savoir jusqu’où auraient été ses attentions si Sevim n’avait fait en sorte de les arrêter. Accuser Samet de s’être permis des familiarités était pour l’adolescente, même si elle ment sans doute, une manière intelligente de mettre le holà à ce jeu dangereux sans trop se compromettre. Arrêtons-nous un instant sur ce mot de « jeu » car il nous aide à comprendre Samet, dont les intentions réelles ne sont jamais explicitées. A un moment du film, Samet sort d’une pièce et se retrouve sur un plateau de cinéma ; il en enjambe les câbles, traverse ses perspectives de hangar, et arrive dans sa loge où il se prépare hâtivement aux préliminaires d’une scène d’amour. Cette séquence étrange n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer de prime abord, une manière pour Ceylan de briser le quatrième mur et de suspendre le pacte fictionnel passé avec le spectateur. Le plateau que nous voyons n’est pas celui des Herbes sèches. C’est, je crois, celui du monde intérieur de Samet qui se met en scène, et qui revient ensuite dans le champ pour jouer son personnage. Cet étrange intermède désigne Samet comme un acteur vivant la vie comme une série de jeux. Pourquoi ? Parce que Samet s’est débarrassé de toute substance, de toute croyance, il est un vide qui avance sans plus rien attendre de la vie qu’il a définie une fois pour toutes comme un jeu dénué de règles (sinon les siennes), mais qui comme toute substance vivante obéit à un impératif de survie. C’est pourquoi Samet réagit toujours avec excès lorsque les jeux qu’ils jouent se retournent contre lui et mettent en péril sa place dans le monde. Il réagit avec fureur contre Sevim, au risque de perdre la partie engagée et sa place de professeur. Et il réagit avec excès contre son collègue Kenan en séduisant par vengeance Nuray, la professeur d’anglais dont Nuray est tombé amoureux, lorsqu’il surprend Kenan en flagrant délit de mensonge et se figure que c’est surtout après lui qu’en voulait Sevim.

Il y a dans le pays de neige où se déroule le film comme une chaine de suspicion qui entrave les actions de chaque personnage. Le plus suspicieux, le plus désengagé, c’est Samet, nous l’avons dit. A contrario, son collègue Kenan a encore un but : épouser Nuray qui est alevi comme lui. Kenan croit encore aux traditions ; il soigne ses vieux parents, que l’on ne voit jamais et qui demeurent hors champs. Quant à Nuray, c’est le seul personnage du film qui a conservé ses idéaux de jeunesse et qui milite ouvertement pour leur survie et la conservation de la culture alevi. Mais elle-même ne peut plus s’engager physiquement dans ce combat car elle a perdu une jambe. Reste que quelque soit le personnage concerné, chacun se méfie de l’autre, chacun a revêtu un masque sur son visage, personne n’échappe à la chaine de suspicion qui règle ici les rapports humains. Dans une scène clé du film où Nuray tente de sonder Samet pour savoir ce qu’il pense vraiment, une grande scène de dialogue existentiel à bâton rompu aux allures d’échange dostoïevskien, la jeune femme échoue à percer le mystère que présente le visage fermé de Selim et à comprendre qu’il est en représentation, qu’il joue un jeu. Il y a toujours des joutes oratoires d’une grande âpreté dans les films de Ceylan.

A ces nombreuses scènes de dialogue, où l’on parle tout en faisant le constat de l’impuissances des mots à panser les plaies ou à révéler les êtres, Ceylan oppose le grand blanc de la plaine silencieuse dans de très beaux plans où l’influence de Tarkovski se fait ressentir (mais sans le génie du réalisateur russe). Plan après plan, en hiver comme en été, ces plans de la nature semblent représenter l’immense territoire stérile où l’homme a enterré ses secrets, ses aspirations, et l’espoir de se faire comprendre par un autre que lui (et en particulier quelqu’un d’une autre culture), à moins que ce qui reste de cet espoir ne soit figuré par ce mince filet d’eau qui s’écoule lentement de la source à laquelle Samet et Kenan viennent puiser. Revenons à notre point de départ : quand Samet le misanthrope prétend qu’il était fasciné par Sevim car elle représentait pour lui un espoir de transcendance, je ne le crois pas. Je crois qu’il avait reconnu en Sévim une jeune fille qui comme lui prend la vie comme un jeu où l’on ne doit jamais montrer son vrai visage. Son visage est du reste aussi opaque et fermé que le sien. Samet est-il pour autant irrémédiablement voué à ne plus croire en rien, à toujours se demander « ce qu’il fait là » ? Peut-être pas. Il a plusieurs amis du cru avec lesquels il passe du temps. Et de temps à autre, apparaissent à l’écran ses photographies des paysans labourant la plaine, qui suggèrent que le mépris de Samet pour ce pays rural où il a été exilé n’est peut-être pas aussi entier qu’il l’affirme. Sinon pourquoi prendrait-il la peine de fixer ainsi sur pellicule la mémoire de cette autre culture éloignée de son éducation de citadin ?

Strum

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La Maman et la putain de Jean Eustache : les caprices d’Alexandre

Film-fleuve, La Maman et la putain l’est par sa durée, par la douceur des voix d’Alexandre et de Veronika, par l’écoulement de ses longs monologues, par son rythme alangui qui est celui de l’eau qui coule, cette eau qu’aime voir Veronika le soir quand elle demande à Alexandre de la conduire au bord de la Seine. Mais le fleuve du film ne s’écoule pas vers la mer infinie, son embouchure est celle d’un étang aux eaux stagnantes : l’impasse de certaines attitudes schématiquement héritées de mai 68 (puisqu’Alexandre cite l’évènement plusieurs fois), l’imposture inconsciente de la vie d’Alexandre qui prétend vivre libre et sans lois, mais qui impose en réalité son bon plaisir aux autres, et en particulier à Véronika et Marie qu’il veut aimer en même temps. Il n’y a que chez Lubitsch qu’un ménage à trois peut réussir.

Alexandre ne travaille pas, il ne fait pas partie des « abrutis » qui se lèvent le matin, il n’est pas une « crapule » qui gagne de l’argent, il refuse d’entrer dans « la nouvelle société qui bâtit sur du pourri ». Enfant gâté de la société de consommation, sa vie se consume dans les verres de (bon) whisky et la fumée des cigarettes qui nimbe les conversations, dans la valse des cafés qui scandent les journées, dans la lecture quotidienne des journaux. Sa vie tourne sur elle-même comme le tourne-disque de Marie. Son monde a deux pôles où il échoue chaque jour, Les Deux Magots et le Café de Flore, deux cafés du quartier latin séparés d’à peine 20 mètres sur le boulevard Saint-Germain. Avec ses lunettes aux verres fumés, ses foulards étudiés, ses poses d’une bohème rimbaldienne, ce qui le désigne d’emblée comme un double d’Eustache, il peut proclamer que rien n’a d’importance sinon son désir pour une inconnue, promesse des jours à venir, puisqu’il n’est responsable de rien, ne s’est imposé aucune obligation. C’est le temps béni de la jeunesse où tout semble permis, mais aussi l’écho du jeu de la grenouille au plafond qu’Alexandre découvre avec un ami : à force de trop l’avoir fixée dans une image, on continue de la voir une fois le regard tourné vers le plafond : on est incapable de penser au monde des autres, on se figure qu’il n’y a pas d’autre monde que le sien, que le reste n’existe pas. Alexandre, à la prose verbeuse et inextinguible, n’a pas assez d’imagination pour penser à la vie des autres.

Car pour que lui puisse vivre sans rien à faire, il faut que les abrutis et les crapules travaillent et produisent la richesse qui nourrit la société, il faut qu’il y ait un crochet pour qu’il puisse s’y pendre nonchalamment, une bonne poire comme Marie pour payer ses costumes en flanelle et ses occasionnels déjeuners au Train Bleu, à la Gare du Lyon (car il affirme que ce n’est pas parce qu’il n’a pas d’argent qu’il doit se priver de bien manger). Il faut qu’existe la voiture qu’il emprunte, les cigarettes qu’il fume, les cafés qu’il fréquente, les appartements de ses compagnes où il habite, il faut que toute une société industrielle et laborieuse produise cela qu’il méprise, et tolère ses caprices qu’il chérit. Il faut qu’il y ait une Marie qui accepte de le loger et de recevoir sous ton toit Veronika, son nouvel amour. Il faut qu’une femme fasse le ménage tandis qu’il met ses chaussures sur le lit. Il faut qu’il y ait une Veronika qui accepte de partager Alexandre avec Marie, et que chacune travaille, soit insérée dans la société. Il faut encore que chacune cède aux illusions de l’amour libre et se mente à elle-même (sous couvert d’un langage cru et direct) et prétende être heureuse de cette situation tout en versant des larmes, dès que tombent les apparences. Les caprices d’Alexandre : voilà un titre qui sonnerait plus vrai que les caprices de Marianne, car ici l’homme décide de tout et quand Marie veut inviter ne fut-ce qu’à diner son ami Philippe, Alexandre sort de ses gonds et le lui interdit. Lui seul s’octroie le droit d’avoir des caprices et plusieurs amours car lui seul existe à ses yeux. Et quand il rêve, comme il l’a rêvé en mai 1968, que tout cela cesse un jour, que tous les travailleurs quittent leur lieu de travail et partent sur la route avec un baluchon comme à la fin des Temps Modernes de Chaplin, c’est comme s’il rêvait l’anéantissement du monde. De même quand il se demande si l’on a gagné au change lorsque les cadres et les professions libérales ont remplacé les soldats de la seconde guerre mondiale – médiocre provocation, qu’il se permet puisque lui-même s’est défini comme un médiocre de peur qu’on lui renvoie l’épithète

Et pourtant, beauté du cinéma, on regarde ce film non pas en détestant Alexandre mais en le plaignant, et souvent en l’aimant, jamais en lui retirant notre sympathie. On écoute attentif et fasciné ses longs monologues filmés en plans fixes rigoureusement composés (au diable l’hasardeuse caméra portée qui détruit l’espace), monologues merveilleusement écrits, en espérant qu’il puisse enfin trouver le bonheur. Vécue par Alexandre, la jeunesse est une suite de monologues et de dialogues qui recueillent le bonheur de dire, le bonheur de raconter des histoires, de prendre un verre au café, mais il ne sait pas lui-même ce qui adviendra ensuite de sa vie. Est-ce parce que Jean Eustache s’est inspiré de sa vie personnelle pour raconter son histoire (ce qui le rattache à la Nouvelle Vague) que le film émeut, bouleverse parfois (Françoise Lebrun qui incarne Veronika était dans la vraie vie le personnage de Gilberte, cette femme professeur de lycée qui quitte Alexandre au début du film) ? On ne peut évidemment répondre à cette question – il est impossible de démêler la réalité de la fiction malgré le caractère autobiographique du récit. Mais il y a dans les voix de Jean-Pierre Léaud et de Françoise Lebrun une douceur particulière (celle de Marie que joue Bernadette Lafont est déjà abimée par la cigarette), une douceur qui est comme un appel, une douceur que ne parviennent pas à éteindre les bruits de la circulation qui parfois recouvrent les dialogues (le film est tourné en son direct), une douceur qui force le spectateur à prêter une attention particulière à leurs mots, qui semblent provenir de leur for intérieur, de tout un continent de douleurs intimes et de rêves de jeunesse dont on craint soudain qu’ils ne se réalisent jamais, et que dissimule la volubilité d’Alexandre. Jean-Pierre Léaud n’a peut-être jamais été meilleur que dans ce film – son plus beau rôle avec Les 400 coups – sa voix à la diction particulière (et qu’on lui a tant reproché) n’a jamais été aussi pleine et frêle à la fois, comme dans cette extraordinaire scène de confession, où Alexandre confie son amour pour celle qui l’a quitté dans un long plan fixe en regard caméra au Café de Flore, cachant ses yeux en cours de monologue avec ses lunettes aux verres fumés (les mêmes lunette qu’Eustache) afin que Françoise Lebrun, à qui Eustache s’adresse (la fiction rejoignant l’intime), ne le voit pas pleurer. Sa voix se brise quand il avoue qu’il a voulu un enfant, qu’il a voulu travailler pour cette femme, qu’il a une poussière dans la gorge qu’il ne peut recracher. Et l’on croit comprendre alors que ce film, c’est cette poussière que Jean Eustache parvient enfin à recracher pour, peut-être, oublier son chagrin. Car qui ne peut oublier, ne peut avancer. Et justement Alexandre ne veut pas (encore) quitter ce temps béni où il peut errer, divaguer, sans devoir rendre des comptes. Il défend le droit de ne pas oublier ses idéaux de jeunesse, quand bien même cela ferait parfois de lui un minable qui dégoutte Véronika, comme elle le lui dit à la fin du film.

Face à Alexandre, il y a le contrechamp des deux femmes auxquelles il parle, contrechamp qui va peu à peu réclamer sa place face au champ (ce qui rend bien sûr caduque le reproche de misogynie parfois fait au film lors de sa présentation au Festival de Cannes en 1973). La plupart du temps, Véronika écoute Alexandre en silence, et Eustache filme le beau visage de Françoise Lebrun écoutant, souriant parfois ; c’est un visage de tableau, un visage de Madone, un très beau visage, pur et au modelé doux, mis en valeur par le noir et blanc de l’image, qui réfute le titre trompeur du film (Véronika revendique le droit de coucher avec qui elle veut sans être une putain et Marie n’a rien d’une maman), titre qui pourrait avoir été trouvé par Alexandre dans un moment de sarcasme et qui est d’autant plus mensonger qu’il s’est oublié dedans. Quitte à rester dans la même veine, il faudrait écrire La Maman, la putain et le minable, n’était notre affection pour Alexandre. Véronika écoute Alexandre tandis que Marie supporte ses frasques. Mais peu à peu, les deux femmes vont se rebeller contre lui, une rébellion d’abord silencieuse et puis ouverte par leurs mots et leur attitude qui révèlent qu’elles commencent vraiment à en avoir assez de ses caprices et de son bon vouloir arbitraire. Les femmes aussi devraient avoir le droit d’être libres. Ce qu’elles demandent à Alexandre, ce n’est pas grand chose, c’est de cesser de parler, de choisir l’une d’elles et de s’engager dans quelque chose. C’est aussi ce que Jean Eustache finit par demander à Alexandre, dans ce film où il semble vouloir battre sa propre coulpe, sorte d’autoportrait en miroir. Il lui demande de reconnaitre qu’il a rencontré Véronika au moment où Gilberte le quittait, coïncidence telle que les affectionnaient les surréalistes. Il lui demande d’apercevoir la douleur et l’amour de Véronika, et de cesser de jouer les dandys affectés à la parole inépuisable. Il lui demande de réaliser que la vie lui offre une seconde chance. En un mot, il lui demande d’aimer, ce qui requiert de cesser de parler de soi. Taisez-vous, Alexandre, puisqu’à cette époque, on se vouvoyait, et laissez Véronika parler, pour qu’elle ait elle aussi droit à son monologue – elle l’aura. Et au lieu de pérorer, « rendez-vous utile » fut-ce pour les tâches les plus ingrates. C’est comme si avec ce film Eustache demandait au cinéma, à travers son alter ego à l’écran, de lui faire le don d’un autre amour pour remplacer son amour disparu. Longtemps invisible pour des raisons de droit, La Maman et la putain vient d’être réédité par Carlotta dans un coffret Jean Eustache. Ce très beau film contradictoire (comme la vérité), magnifiquement écrit, est à la hauteur de sa réputation. La présentation du film à Cannes eut un prolongement tragique dans la réalité puisque quelques jours après, Catherine Garnier, la compagne d’Eustache qui inspirait le personnage de Marie, se suicidait.

Strum

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Le Million de René Clair : en chantant, en courant

Une opérette, un film muet chanté, un croisement hybride entre poursuites chaplinesques et comédie de vaudeville, un film dont les décors réfutent tout réalisme et qui fait en même temps appel à des idéaux-types de la société françaises de 1931 (l’artiste, le policier, le voleur, le boutiquier), c’est tout cela qui vient à l’esprit devant Le Million de René Clair, un classique parfois charmant, mais d’un abord suranné, faisant voir combien la société française a changé depuis cette époque. Si j’avais un million… se demandera Lubitsch un an plus tard. Mais ici, l’esprit de Lubitsch fait défaut et le million, Michel ne le possède pas encore, puisque le billet de loterie gage de cette coquette somme se trouve dans un veston qu’il ne retrouve plus. Et pour cause : il a été donné par sa fiancée Béatrice au voleur le Père La Tulipe pour lui permettre d’échapper aux policiers à ses trousses. Toute l’intrigue est construite autour de cette mésaventure qui donne lieu à une série de courses-poursuites commentées par des chansons : Michel est poursuivi par ses créanciers (ce butor volage est couvert de dettes) tandis que Le Père La Tulipe tente d’échapper aux policiers (première acte) ; Michel et le Père La Tulipe se lancent à la poursuite du précieux veston contenant le billet de loterie, l’apothéose du film se déroulant à l’Opéra comique, comme un écho à sa souriante irréalité (deuxième acte). Tout le monde court de long en large, sans que jamais le film ne s’arrête, pareil à une boule de loterie roulant sans fin. Le mouvement de ce film est d’une chanson d’antan qui finit bien.

Dans les intéressants bonus figurant sur le DVD/bluray du film, qui vient d’être réédité chez Tamasa, René Clair affirme qu’il se défiait des dialogues du parlant (qui lui paraissaient appartenir au théâtre, alors même que Lubitsch prouva rapidement le contraire) et avait souhaité les remplacer par des chansons dans la mesure du possible, la musique servant de contrepoint aux images. Mais ce recours aux chansons, en particulier dans la première partie du film, a pour effet de le rapprocher de l’opérette, qui n’est elle-même pas sans rapport avec le théâtre. Ce n’est pas un hasard sans doute si la meilleure partie du film est celle se passant à l’Opéra comique. Auparavant, les décors peints en blanc et couverts de tulle lui conféraient un air d’étrangeté peu en rapport avec l’histoire racontée (et ce d’autant plus que la lumière au début aplanit l’action sans les contrastes de l’expressionnisme). A contrario, dans les séquences se déroulant sur la scène ou dans les coulisses de l’Opéra comique, un lien naturel s’établit entre les décors factices et les évènements fantaisistes se déroulant au premier plan. A cet égard, la plus belle scène du film est celle où Michel et Béatrice se dissimulent derrière un décor de la scène de l’Opéra comique et où leurs gestes d’amoureux (le charme gracile d’Annabella opérant face au boudeur René Lefèvre) répondent aux paroles de la chanson entonnée, un mouvement de grue les révélant au milieu des ornements du décor qui paraissent s’élargir pour servir d’écrin à leur bonheur : les amoureux sont seuls au monde.

Certes, on peut tout à fait estimer que le film raconte dans son ensemble une histoire qui relève du conte, où l’argent qui n’a pas d’odeur et tombe du ciel adoucit les moeurs, le million gagné à la loterie permettant une réconciliation générale entre l’artiste et ses créanciers, avec l’aide d’une pègre complice et sentimentale – alors que l’artiste, lorsqu’il était pauvre, avait copieusement insulté les commerçants le poursuivant – et ne rien trouver à redire à sa légèreté. Mais la date même de sortie du film, en 1931, au moment même où la crise de 1929 allait commencer à produire ses effets en France, accentue d’autant plus le caractère d’irréalité de l’intrigue et de sa chute enchantée, qui est comme une bulle de savon, avec sa légèreté mais aussi ses attributs éphémères et candides, l’humour étant du reste toujours bon enfant voire potache (ainsi cette partie de rugby improvisée avec le veston). Clair voit ici le monde comme une fête ; au même moment, ou presque, en Allemagne, Fritz Lang annonçait dans M Le Maudit les prémisses du cauchemar à venir.

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Le Mal n’existe pas de Ryusuke Hamaguchi : le malheur existe

On retrouve dans Le Mal n’existe pas l’étrange alliage qui fait la singularité des films de Ryusuke Hamaguchi : un mélange de scènes se déroulant en temps réel, aux dialogues prosaïques, et de scènes doucereuses et flottantes au sens parfois insaisissable – quoique ce soit surtout la fin du film qui résiste à une explication simple (on se gardera de la révéler).

Le récit s’articule autour d’un différend opposant les habitants d’un village isolé, cerné d’une forêt, et les représentants d’une société souhaitant construire un camping pour citadins aisés. Projet mal conçu et mal financé qui fait fi des règles environnementale les plus élémentaires : la fosse septique du camping se situe en amont de la source du village et viendra polluer ses eaux pures. L’opposition des habitants au projet ne suffit pas à décourager son promoteur qui a l’idée de proposer à l’homme à tout faire du village, Takumi, le poste de gardien du camping – pensant ainsi s’en faire un allié. Mais la maladresse de l’émissaire de la société, Takahashi, et la résistance de Takumi à cette tentative d’apprivoisement et d’intéressement financier, va provoquer un drame.

Le beau prologue du film nous avait averti d’une menace, d’une malédiction étendant sa main sur le récit : le « not » rouge sang du titre (« Evil does not exist »), des arbres courbés vus d’en bas (comme d’une forêt de conte), une musique aux notes mineures dissonantes, un plan de Takumi où la lame de sa tronçonneuse occupe le premier plan, tout cela se conjuguait pour suggérer la présence d’une violence latente résidant dans les bois. Il faudra à la fois beaucoup de choses – un drame familial – et peu de choses pour que cette violence s’exerce à l’encontre de Takahashi. Ce peu de choses, ce sera l’incapacité de l’homme des villes et de l’homme des bois de s’entendre, en raison de la maladresse insigne du premier notamment, qui par ses propos exagérément enthousiastes et sa propension à se donner en spectacle (ainsi lorsqu’il affirme éprouver un très vif plaisir en coupant du bois) suscite la méfiance de Takumi. Alors même que Takahashi n’est pas un mauvais bougre et est peut-être même sincère. Pas un mauvais bougre : l’expression doit être lue à la lueur du titre. Si Takahashi n’est pas un homme mauvais, c’est que le mal n’existe pas. De même, si Takumi n’est pas non plus (a priori, car il recèle peut-être un secret) un homme mauvais, malgré ses dehors taciturnes, alors, c’est que derechef le mal n’existe pas. De la même manière, si le promoteur du projet de camping avait pu prédire le drame qui en résulterait, il l’aurait abandonné malgré son cynisme et sa prise en compte de considérations exclusivement économiques, en supportant la perte financière en découlant : il n’est pas mauvais en soi. Idem pour le chasseur tirant sur le cerf sans connaître les conséquences de son acte … Le malheur des hommes provient de ce qu’ils ne sachent pas maitriser la chaîne des causes à effets. De ce point de vue, le film n’est pas une simple fable écologique manichéenne opposant la ville et la campagne.

Seulement, ce n’est pas parce que le mal n’est pas incarné par un personnage ou un lieu dans ce film, que le mal ne peut survenir. Les hommes sont bien trop maladroits, bien trop déficients dans leur communication, bien trop dénués d’intelligence et de sensibilité dans leur ensemble, pour ne pas faire le mal, même non intentionnellement, même sans l’avoir prémédité. Dès lors, le mal existe en tant que phénomène, ce qu’admet le titre polysémique puisque le « not » est écrit dans une autre couleur que le reste. Ou pour le dire autrement, le malheur existe. Hamaguchi ne donne pas pour autant quitus à la nature, qui suscite sa propre peur, la peur des bois nocturnes, la peur des clairières désertes, la peur des animaux errants, et toute la première partie du film en temps réel (ou presque) est occupée à épouser ce rythme obscur qui est celui de la nature et qui ne souffre pas l’excitation et l’empressement venus de la ville. Mais la nature elle-même n’est pas un mal et elle échappe également aux catégories morales.

Est-on beaucoup plus avancé après avoir écrit ces mots ? La forêt du film, en tant que territoire, la forêt dont on perçoit les rameaux muets dans les plans d’ouverture et de fermeture, nous demeure obscure. La raison doit en être trouvée dans le caractère particulier du récit, qui n’est ni dramatisé, ni condensé, qui refuse toute appartenance à un genre donné (il est difficile de définir le ton du film, qui évolue de scène en scène, en fonction des personnages), dans la manière dont Hamaguchi a écrit et découpé son récit. Mais c’est aussi dû à un choix de mise en scène singulier : une scène clé du film demeure hors champ, un hors champ visuel aussi bien que sonore (et dès lors exclu du dicible), et à ce hors champ se trouve substituée une scène de violence inattendue, la nature blessée se retournant contre la ville. Cet événement advient sans signe avant-coureur (hormis pour la petite fille), ou plutôt sans que les signes avant-coureurs aient été appréciés par le spectateur à leur juste valeur (en ce qui concerne la relation entre Takumi et Takahashi qui s’inscrit au départ dans un registre semi-comique). Cette chute, qui est comme une plongée du film au cœur du mystères des hommes (et qui intervient au cœur du mystère de la forêt) est d’autant plus inattendue qu’elle débouche sur une morale (si l’on peut dire) inverse de celle de Drive my car du même réalisateur, dont le mouvement allait de la dissimulation à la révélation, du constat de la solitude absolue d’un homme à la compréhension par cet homme qu’il a besoin des autres pour apprendre à vivre à travers eux. Dans Le Mal n’existe pas, au contraire, le récit part d’une exposition relativement claire (la contemplation de la nature et les différences entre les problématiques de la ville et celles de la campagne) pour plonger à la fin dans l’obscurité, révélant le caractère irréductible et irréconciliable des différences entre les individus. Chaque individu, et en particulier Takumi, se confond ici avec un territoire doté de règles immuables et incommunicables ne pouvant être violées, de limites ne pouvant être franchies. Takumi et Takahashi étaient condamnés à ne pas se comprendre. On ne sait tout à fait si cette particularité du film, la neutralité apparente de son regard et son refus de l’appartenance à un genre, relève de défauts du scénario ou d’une volonté systématique de Hamaguchi de dédramatiser son récit pour mieux surprendre son spectateur au moment où surgit le drame, mais il est dans la nature de son cinéma de préserver ses mystères, que conçoivent les agencements doux de sa mise en scène – qui encercle les personnages comme la lisière d’une clairière de forêt. On gardera longtemps à l’esprit la scène finale, qui refuse au spectateur le réconfort d’une explication.

Strum

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La Chimère d’Alice Rohrwacher : un Orphée anglais

Sous ce titre mystérieux se cache une fable italienne, c’est-à-dire une fable comme l’Italie, cette terre abreuvée de mythes et de soleil, peut encore en produire. A première vue, le film raconte l’histoire d’un Anglais possédant le don de trouver l’emplacement des tombeaux étrusques que recèlent en nombre les parcelles qui bordent la mer Tyrrhénienne. Arthur s’est acoquiné à une bande de pilleurs de tombes, ces tombarolo qui continuent de défrayer la chronique et aliment un marché occulte de vente d’antiquités étrusques. La réalisatrice italienne Alice Rohrwacher connaît cette terre, vivant au milieu des mythes qui nourrissent ses films.

Les motifs pour lesquels Arthur est devenu tombarolo sont obscurs. Ce n’est ni pour l’argent, ni pour la gloire ; la réalité même semble n’avoir aucune prise sur lui et il vit en dehors du village au pied des remparts, dans une cabane faite de bric et de broc, allégorie de sa vie en marge. Flora (Isabella Rossellini), une ancienne professeur de chant, s’est entichée de lui et l’accueille dans son vieux manoir, pareil à un fils prodigue. Il reçoit ses attentions et ses offrandes sans mot dire, de même qu’il accompagne ses compagnons pilleurs de tombes dans leurs expéditions avec l’air de quelqu’un qui n’est jamais là, qui ne fait jamais réellement partie de leur communauté – car il existe une dimension communautaire très forte au sein de leur petit groupe, que le film fait bien percevoir. C’est qu’Arthur est assailli de visions qui peuplent ses rêves, les visions d’une jeune femme décédée qu’il aimait, Beniamina, la fille de Flora. Et peu à peu, le spectateur s’avise que si l’Anglais visite des tombes, ce n’est pas par amour des antiquités, c’est pour se rapprocher de Beniamina. Plus il descend profond sous la terre, plus il entre dans l’enceinte sacrée des tombeaux, plus il se figure qu’il augmente ses chances de la retrouver, alors même que lui et les tombarolo sont des voleurs d’âmes, comme l’accuse une des élèves de Flora. C’est le mythe d’Orphée et d’Eurydice modernisé, mais un Orphée qui serait privé de lyre et ne pourrait plus chanter sa peine devant Hades.

Alice Rohrwacher raconte son histoire d’une manière assez particulière, de façon fragmentaire et baroque, sans jamais nommer le mythe qui le nourrit. Son baroque n’est pas le baroque fellinien (bien que Fellini Roma soit directement cité dans la scène où une fresque souterraine disparait au moment de sa découverte), qui tirait lui aussi parti du folklore des campagnes italiennes, mais l’inscrivait dans une forme classique contenant et magnifiant le baroque et les détours du récit. Rohrwacher a au contraire recours à des effets de mise en scène qui ne sont pas toujours heureux (accélération ou ralentissement du défilement de l’image, plan filmé à l’envers, caméra subjective), et une approche impressionniste du récit, qui ne se laisse dès lors pas facilement appréhender. Elle est se situe là aussi dans une sorte de marge par rapport à la grande tradition du cinéma italien. Il en résulte la troublante impression de ne pas accéder tout de suite au cœur du film, de rester à sa surface au début, d’être un étranger découvrant un monde rural où survit le folklore (certes comme Arthur d’une certaine façon), ainsi dans cette séquence de carnaval rural au début. Ce n’est que grâce aux interventions d’un troubadour, un membre des tombarolo, que le puzzle peut être reconstitué. Dans les paroles de ses chansons, il narre l’histoire d’Arthur et de ses états d’âme. Il est le récitant du mythe reconstitué par le film, et si cette façon de faire est fidèle à la nature du mythe qui s’incarne dans la récitation, elle est aussi symptomatique de la difficulté du film à raconter de manière limpide cette histoire dont le protagoniste principal est presque muet.

Néanmoins, malgré les afféteries de la mise en scène, le film possède quelque chose de touchant et de délicat, grâce à l’attention qu’il porte aux personnages et au mystère des mythes qui permettent aux vivants de ne jamais oublier les morts. Tout n’est pas réussi, et les apparitions d’Alba Rohrwacher, sœur de la réalisatrice, en trafiquant d’antiquités, sont un peu ridicules. Mais plus l’histoire avance, plus la condition d’Arthur nous touche, et plus l’on comprend la nature de la blessure mortelle infligée à son cœur par la disparition de Beniamina. Son âme est toujours plus envahie des langueurs de la mort, devant laquelle la faconde italienne doit s’incliner, comme devant une souveraine, jusqu’à cette chute émouvante que l’on a fini par deviner inéluctable. Josh O’Connor, en homme en sursis haussant les épaules, fait un attachant Arthur.

Strum

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Qu’est ce que maman comprend à l’amour ! (The Reluctant Debutante) de Vincente Minnelli : Minnelli à Londres

Vincent Minnelli à Londres filmant les bals de « La Saison », cette période de l’année durant laquelle l’aristocratie anglaise organise des bals où sa jeune fleur est lancée dans la société pour trouver l’âme soeur. Tel est l’argument de cette comédie où Minnelli porte un regard satirique sur les moeurs patriciennes de la lointaine Albion, cette cousine compassée de l’Amérique. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Angleterre n’en sort pas grandie et que les scénaristes américains du film ne font pas dans la dentelle. Le film prend le contrepied des romans d’Henry James montrant de candides américains aux prises avec les moeurs subtiles de l’Europe. Ici, ce sont les jeunes américains qui sont raisonnables et lucides tandis que les anglais rivalisent de snobisme et d’égocentrisme, quand ils ne sont pas menteurs, sans compter ce jeune Lord anglais abuseur sexuel en série (qui continuera néanmoins ses méfaits). Seul échappe au jeu de massacre Lord Broadbent (Rex Harrison et son début ultra-rapide) qui accueille à l’occasion de La Saison sa fille Jane, une américaine issue d’un premier mariage. Il ne s’en laisse pas compter, l’expérience de la cinquantaine aidant, et est parfaitement conscient du fait qu’il s’agit de trouver un mari aristocrate « comme il faut » à Jane, mais il accepte pour avoir la paix de laisser sa seconde femme, Sheila Broadbent (Kay Kendall), chaperonner sa belle-fille sur les pistes de danse – le titre français n’a de fait aucun rapport avec l’histoire.

La dentelle, c’est donc Minnelli qui l’apporte par sa mise en scène : elle égalise les personnages, en les mettant la plupart du temps à la même place dans le plan, elle fait voir les rituels des bals et de la vie de famille (la vie est une scène, motto millennien, et Lord Broadbent en est lui-même convaincu), elle compense ce que le scénario possède d’unilatéral et de condescendant dans son regard sur les anglais. Des quiproquos (les deux prétendants de Jane, l’anglais et l’américain, s’appellent tous deux David) viennent apporter quelques péripéties au récit, mais elles restent attendues, la morale étant sauve – chez Minnelli, les apparences sont essentielles – quand il s’avère que le batteur de jazz américain dont s’est éprise Jane n’est autre qu’un Duc, réconciliant ainsi les aspirations du récit à l’entre-soi américain et le snobisme jamais pris en défaut de Lady Broadbent, ravissante idiote que Lord Broadbent regarde avec l’indulgence de l’amoureux grisonnant (Rex Harrison et Kay Kendall étaient mari et femme à la ville). En fausse amie et vraie garce, mais toujours avec les manières affectées de son aristocratique milieu, Angela Lansbury apporte un peu de sel à l’ensemble. Les adultes sont bien plus déraisonnables et anxieux que la jeunesse, affirme le cinéaste.

Un Minnelli mineur reste toujours élégant. Les bijoux brillent, les parures chatoient, et il réutilise ici la chanson The Boy next door que l’on entendait dans Le Chant du Missouri.

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Le Septième juré de Georges Lautner : tous coupables

A Pontarlier, dans le Doubs, Grégoire Duval (Bernard Blier), pharmacien de son état, étrangle une jeune femme connue pour ses moeurs légères, qui prenait un bain de soleil seins nus au bord d’un lac. C’est le point de départ du Septième Juré (1962) de Georges Lautner, réalisé un an avant Les Tonton flingueurs, et c’est peu dire que les deux films diffèrent, bien qu’aucun ne me convainc tout à fait. George Lautner fait ici le procès d’une certaine bourgeoisie de province, des notables d’une petite ville, qui se serrent les coudes pour protéger l’un des siens, qui pourrait par son comportement nuire à leur réputation et à leurs avantages.

L’intrigue, tirée d’un roman policier de Francis Didelot, est assez bien trouvée : Duval l’assassin est nommé juré du procès d’assise qui s’ouvre contre Sautral (Jacques Riberolles), le compagnon de la victime, un photographe mal établi. Tirant parti d’une règle de la procédure pénale autorisant un juré à intervenir, Duval va au cours du procès, grâce à d’habiles questions posées aux différents témoins, parvenir à innocenter Sautral. Mais sa conscience ne se satisfait pas de ces louables efforts et lui demande un sacrifice plus grand encore : se dénoncer, ce qui suppose que son entourage, c’est-à-dire sa femme et ses amis notables (le commissaire, le juge, etc.), prennent au sérieux ses accusations, et acceptent de payer le prix de ce scandale, qui rejaillirait sur toute la ville.

De Clouzot (par exemple dans Le Corbeau) à Chabrol (par exemple dans Le Boucher et Que la bête meure), le cinéma français a souvent rendu la bourgeoisie de province coupable de meurtres. Il l’a plus souvent encore rendue coupable de dissimulation, de déni de responsabilité, le meurtre commis devant rester secret, afin de ne pas entacher l’honneur des notables, thème qui a nourri plusieurs grands films français, et d’autres moins réussis. Le Septième juré est une variation sur ce thème et si l’idée d’un juré coupable est intéressante, la mise en scène de Lautner souligne bien trop lourdement les motifs de la narration et le sujet du film. La mise en place fait d’emblée voir là où le bât blesse : Lautner a recours à des plans à l’esthétique recherchée, qu’il s’agisse de la lumière (blanche et au bord de la surexposition) et des angles de prises de vue (plongée ou contre-plongée), que prétend ennoblir le recours aux Quatre saisons de Vivaldi (et plus précisément le concerto de L’Eté, qui devient le motif musical de la femme assassinée), et en même temps, à une voix off particulièrement envahissante, celle de Duval, qui vient à l’écran dire ses affres, sa culpabilité, son écoeurement, face à son geste, et la médiocrité de sa propre vie et de son entourage. C’est comme si Lautner tenait à bien faire savoir que cette fois il était sérieux et se déprenait vigoureusement de son ton habituel de comédie policière. Ce surcroit de signes rend impossible au début tout espèce de nuances et le jeu outré de plusieurs acteurs (Francis Blanche exécrable en procureur général, Danièle Delorme en épouse aux yeux ronds qui finit par comprendre) contribue au surlignement général. Toute la première partie du récit se ressent de cette absence de finesse, qui tient du mauvais Simenon.

Le film devient plus intéressant quand commence le procès, car la voix off disparait enfin, et la narration prend le relais. Au fur et à mesure que grandit l’inquiétude de la femme de Duval, se tisse un lien entre Sautral et Duval, le premier voulant comprendre pourquoi le pharmacien cherche à le sauver de la potence. Il y a là plus que la conscience de Duval au travail, il y a la compréhension qu’il ne veut plus de cette vie hypocrite et le regret de n’avoir pu mener une vie plus libre, exempte des contraintes et du regard de son milieu. S’il avait été moins laid, moins terne, plus courageux, peut-être aurait-il pu vivre comme Sautral, qu’il jalouse et admire au fond. Mais il a tué l’été de sa vie (cet été désormais inaccessible que fait entendre la bande-son) et désormais arrive son hiver, sans qu’il ait jamais vraiment aimé. Cet été, il l’avait tué une première fois en renonçant à un amour de jeunesse, il le tue une seconde fois à travers l’assassinat de cette jeune fille pleine de joie qui aimait la vie. Où l’on voit que ce féminicide (encore un dans le cinéma français), à la fois réel et symbolique, n’est qu’un prétexte du scénario. Il ne reste à Duval qu’à expier, mais même cela lui sera refusé par son entourage qui veut à tout pris éviter le scandale. L’attachant Maurice Biraud joue le seul des amis notables de Duval qui possède une conscience, et celle-ci lui dicte qu’ils sont tous coupables. Bertrand Blier, qui a suggéré l’idée du film à Lautner, est de tous les plans.

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Une si jolie petite plage d’Yves Allegret : foutus

Sous un ciel bas, dans la nuit noire, un taxi roule. A son bord, un jeune homme aux yeux fixes et doux à la fois. Arrivé à Barneville-sur-mer, dans La Manche, Pierre (Gérard Philipe) s’arrête au seul hôtel ouvert, qu’il parait avoir choisi au hasard. Mais en réalité, il ne le connaît que trop bien. Il connait cet endroit dans lequel il revient, et d’où il s’est enfui avec une femme plus âgée, qui l’a « ramassé » comme un vulgaire gigolo, il y a de cela cinq ans, lorsqu’il y servait, corvéable à merci, en tant qu’ancien pupille de l’assistance publique.

Ainsi commence Une si jolie petite plage (1948) d’Yves Allégret, et c’est un film qui donne de la vie une vision si noire, si irrévocable, si noyée de pluie et de ressentiment, que son issue fatale ne fait guère de doute dès les premières images. Le film peut bien commencer par un encart affirmant que les anciens pupilles de l’assistance publique ne finissent pas tous assassins, il affiche un déterminisme social absolu, selon lequel on n’échappe pas aux misères d’une enfance de pupille. Avant même de commencer sa vie d’homme, Pierre était déjà foutu. Foutus… c’est aussi ce que déclare l’ancien amant de la femme assassinée quand il retrouve Pierre. L’amour, ça n’existe pas, dit-il encore, il ne faut jamais y croire. Et puis, la vie est si dure, affirme Marte, la bonne à tout faire de l’hôtel restaurant. Quant à la patronne, qui rudoie un autre pupille de l’assistance publique, dans lequel Pierre se reconnaît, elle est comme une « hyène », affirme le garagiste. Les petits bourgeois clients du restaurant ne sont pas en reste, qui vomissent leur ennui et leur tristesse au comptoir. Tout est pourriture attendant la mort à venir, comme la plage du titre attend l’envahissement de la marée.

On a pu rapprocher Une si jolie petite plage de l’existentialisme et de la nausée sartrienne pour laquelle tout est contingence, et des liens existent sans doute avec cet état d’esprit. Mais le désespoir de ce film va au-delà, car Pierre est assailli des souvenirs du meurtre commis provenant du passé alors que Roquentin dans La Nausée, qui n’est pas un assassin lui, était angoissé de constater qu’il n’y a rien dans la vie que des choses et des phénomènes, sans aucune nécessité, ni transcendance à venir. Le meurtre de Pierre n’a peut-être pas d’autre raison que celle qu’il donne (il n’en « pouvait plus », et on n’en saura pas plus), mais il a effacé une vie de femme (encore un meurtre de femme dans un film français), un geste irrémédiable, et tout ce qu’il souhaite désormais, c’est l’anéantissement. Et devant ces images de grève déserte, d’homme errant dans la rue comme un chien battu, en entendant ces répliques forgées dans la honte et le cynisme, on se demande dans quelle nasse de tristesse et de désespoir a puisé Jacques Sigurd (l’un des scénaristes incriminés par Truffaut du reste dans son pamphlet « Sur une certaine tendance du cinéma français » dénonçant le pessimisme du « réalisme psychologique ») pour écrire son scénario. On se demande depuis quand la détestation de la petite bourgeoisie de province tient lieu de fond à un certain cinéma français d’après-guerre, qui s’est prolongé dans les années 1950. On songe que cette détestation doit être grosse des compromissions et des veuleries de l’Occupation, d’où le pays sort à peine. On pense à ce que Camus écrivait en juillet 1945 dans Combat, sur la santé morale fragile du pays, humilié du visage qu’il avait montré pendant l’Occupation et l’épuration. Le film n’évoque pas directement ces évènements, mais il fut tourné en 1948, et Pierre, cinq ans auparavant, est donc arrivé dans le Paris des uniformes allemands, de la Milice et du marché noir, où sombraient les idéaux. La pluie diluvienne qui tombe à l’écran est comme un fléau du ciel balayant les personnages, comme un refoulé qui se déverse en eaux nauséabondes. Le film est englué dans les miasmes d’une défaite morale qui se prolonge, de même qu’il parait prolonger après-guerre, comme l’observait Jacques Lourcelles, une manière de réalisme poétique, mais dans une version dégradée et encore plus pessimiste, où la pluie et l’ombre remplaceraient les brumes. Le monde y est comme une immense nasse, une machine à broyer des êtres trop faibles pour se révolter, en premier lieu les adolescents. C’est dans ce monde-là qu’arrivent les enfants, manière de conflit de générations après la guerre.

Seule lueur dans la nuit, moins d’espoir que de maigre contrepoint scénaristique, la solidarité des solitaires, Marte et le garagiste, qui sont justement en dehors de la société, et qui essaient de convaincre Pierre de passer en Belgique plutôt que d’attendre les gendarmes. Sans doute aussi, Pierre, au dernier moment, essaie de convaincre l’adolescent de l’assistance publique qui travaille à l’hôtel de tenir, de ne pas fuir comme il l’a fait, de lutter. Mais c’est bien peu pour contrebalancer l’immense marée de noirceur du film et, du reste, tous ces personnages secondaires sont d’un seul tenant, désabusés et languides, en particulier Marte, dénuée d’une vie véritable, personnage-fonction d’un scénario impitoyable et sans nuances, où un père de famille en complet-veston, un des bourgeois du cru, achète pour son fils de 8 ans qui les collectionne une carte postale de monument aux morts. Et bien que les images en noir et blanc d’Henri Alekan soient belles (il faut reconnaitre que la photographie est parfois superbe), bien qu’Yves Allégret filme la plage avec un sens des diagonales qui en fait voir l’espace, bien qu’il y ait là un savoir-faire manifeste, on a envie, à force, de sortir de cette nuit de film, aussi vite que le fait à la fin la caméra dans un travelling arrière précipité (en réalité un travelling avant qui défile à l’envers). Noir, trop noir (une veine pessimiste court dans le cinéma français, et il ne s’agit pas de la rejeter dans son entièreté – il y a de grands cinéastes misanthropes, ainsi Duvivier – mais de constater ici ses excès). Jean Servais, Madeleine Robinson et même l’éternel Carette entourent Gérard Philipe, silhouette courbée au visage défait, irréprochable mais enterré dès le premier plan montrant son visage.

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Dune, deuxième partie de Denis Villeneuve : venue du prophète

Quatre caractéristiques expliquent le succès pérenne de Dune de Frank Herbert : l’orientalisme, le caractère polyphonique de la narration, la religion, la politique. Les deux dernières se combinent pour proposer au lecteur la réflexion suivante : politique et religion sont intrinsèquement liées, la première entendant contrôler la seconde, mais se retrouvant parfois dépassée par la force de la foi quand sa flamme est allumée chez un peuple. C’est ce qui se passe dans Dune : la croyance en l’arrivée d’un messie (le Lisan El Gaib) a été implantée chez les Fremen par l’ordre des Bene Gesserit, en accord avec l’Empire, afin de contrôler leurs masses et d’exploiter sans heurts la précieuse épice que l’on ne trouve que sur Arrakis. Attendre et espérer, tel est le mot d’ordre qui soumet les peuples. Mais à force de manipulations génétiques, de compromission avec l’Empire, de complots vains en vue de créer le Kwisatz Haderach, l’Etre suprême qui dirigera l’univers grâce à ses pouvoirs de prescience, l’ordre des Bene Gesserit sera incapable de contrôler le mouvement qu’il a initié lorsque l’incroyable arrivera : le Kwisatz Haderach espéré ne sera autre que le Lisan El Gaib attendu par les Fremen. La fausse prophétie, implantée pour contrôler un peuple, va s’avérer véridique et le pouvoir politique va perdre la partie face à un autre pouvoir religieux. Qu’est-ce qui vient en premier, la foi ou le prophète ? Qu’est-ce qui est vrai, la prophétie ou le pouvoir de la religion sur les masses qui rend les prophéties auto-réalisatrices ? Les échos que le livre a toujours entretenus avec la situation au Moyen-Orient, hier comme aujourd’hui, ne sont pas une coïncidence.

Dans cette deuxième partie, Denis Villeneuve continue son adaptation du roman d’Herbert, et l’on y suit l’intégration progressive de Paul Atréides, fils du Duc Leto assassiné, au sein du peuple des Fremen, sa transformation en Fedaykin (guerrier du désert), sa mue progressive en Paul Muhad’Dib, sa reconnaissance par les Fremen comme le messie qui les libérera de l’asservissement, les conduira dans leur guerre sainte, et les amènera, selon leur croyance messianique, au Paradis. On y retrouve, peu ou prou, les faiblesses et les qualités du premier film : une narration linéaire relativement fidèle au livre, mais qui en condense les évènements et auquel fait défaut le sentiment d’intériorité du roman, de telle sorte qu’il n’est pas certain que les non-lecteurs puissent en comprendre toutes les arcanes, bien que Villeneuve révèle ici les intrigues politiques qui en font le sel, et notamment le rôle des Bene Gesserit dans le processus de sélection du Kwisatz Haderach ; un goût pour le gigantisme (plus encore que pour le spectaculaire), pour le métal, le ciment et les sables, qui font parfois des personnages des insectes dans le grand ordre des choses, écrasés à l’échelle d’un immense vaisseau spatial, d’un cirque romain baroque, d’un ver de sable géant, la figure de ce cinéma d’architecte et d’échafaudages restant celle du survol ; la musique bruitiste d’Hans Zimmer menaçant de surdité le malheureux spectateur ; l’incapacité de Villeneuve, en raison de sa conception utilitariste des moyens de la mise en scène, à suggérer le caractère poétique et visionnaire des rêves de Paul (rêves que Lynch filmait bien mieux dans son adaptation tronquée et problématique à d’autres égards) ; et enfin l’impossibilité pour Timothée Chalamet, visage oval, silhouette fluette et voix sans timbre, de jouer un surhomme chef de guerre, écueil qui est celui de tous les films de science-fiction mettant en scène ce fantasme adolescent autant que messianique : devenir à l’aube d’une vie une idole aux pouvoirs quasi-illimités.

Force est néanmoins de reconnaitre que dans l’ensemble, le récit fonctionne mieux que dans la première partie, car il est pris dans le flot des évènements, qui obligent irrésistiblement Paul à accepter à contre-coeur son destin et les fruits amers de sa vengeance contre les Harkonnen, auxquels il est apparenté. Il y a deux choses à l’oeuvre ici : la foi et l’identité. Paul refuse la foi des autres en lui, il refuse au début de croire qu’il est le Lisan El Gaib, mais il accepte la loi de l’identité. Il accepte son destin quand il apprend qu’il est lui-même un Harkonnen, le petit-fils de l’ignoble Baron, voué par conséquent (selon cette loi de l’identité à laquelle il croit) à la destructions des autres, à la mort et au désordre, qui seront toujours les compagnes de la guerre, a fortiori une guerre se disant sainte. C’est assez bien montré dans le film, de manière plutôt fidèle au livre où Paul essaie de résister à son destin de sauveur, qui est en réalité un destin de tyran. Tout sauveur auquel un pouvoir illimité est accordé finira tyran, et l’on suppose que la transformation finale de Paul, déjà entamée ici, adviendra dans la troisième partie qui devrait suivre. De même est réussie la transposition du personnage de Feyd-Rautha, cruel et insensé à souhait.

Une autre graine est plantée par Denis Villeneuve dans cette deuxième partie, dont on se demande quels autres fruits elle donnera par la suite : celle de l’évolution de Chani. Pour des raisons commerciales tenant à l’ère du temps (il n’y a qu’à voir l’affiche où elle est mise en avant de façon trompeuse), le rôle de Chani a été développé. Elle n’est plus comme dans le livre un personnage secondaire assez effacé qui accepte que Paul épouse la fille de l’Empeur à des fins d’unification politique, et de ce point de vue Villeneuve renie Herbert, qui donnait cette belle réplique à Chani sacrifiant son amour au destin de Paul à la fin du livre: « aucun titre pour moi, rien, je vous en prie« . Ici, Chani est au contraire une femme qui refuse que l’homme qu’elle aime fasse don de son corps et de son esprit à la guerre sainte, qui refuse de s’incliner devant Paul en qualité de messie et nouvel Empereur et retourne seule au sud d’Arrakis. Mais cette Chani renégate ne s’intègre pas commodément à l’histoire, où elle fait figure de pièces rapportée. D’une part, Zendaya est trop piètre actrice pour lui donner chair, l’expression de ses refus se résumant à des froncement de sourcils, d’autre part, cette idée d’une Chani ne croyant pas à la prophétie et s’inventant un autre destin, ne peut se supposer qu’en raison du grand amour qu’elle porte à Paul, dont ne rendent compte que les rares séquences intimes les mettant en scène tous les deux. Or, au milieu d’un ensemble pour l’essentiel guerrier et bruyant, où l’intériorité des personnages passe au second plan (alors qu’Herbert soulignait constamment, en italique, leurs pensées intérieures), ces scènes tiennent d’une bluette adolescente trop brièvement évoquée pour qu’elles retiennent notre attention.

Strum

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Bellissima de Luchino Visconti : elixir d’amour

On joue sa vie sur une scène, et on la jouera bien si l’on croit à son rôle. Bellissima (1951) de Luchino Visconti commence au son d’un opéra : L’Elixir d’amour de Donizetti, dans lequel un homme est berné par un charlatan qui lui vend une bouteille de Bordeaux en lui faisant croire qu’il s’agit d’un philtre d’amour. L’histoire est ici différente, celle d’une infirmière aux fins de mois difficiles qui rêve d’une grande carrière cinématographique pour sa jeune fille de 7 ans. Mais il y a bien un charlatan (le metteur en scène Blasetti dans on propre rôle) et un faux philtre d’amour, celui du cinéma, qui fait rêver avec des décors en toc et de médiocres coulisses. Au début du film, toutes les mères de familles de Rome semblent affluer aux studios Cinecitta, où Blasetti fait passer une audition pour trouver l’enfant qui jouera le premier rôle de son prochain rôle. Et Visconti filme cette séquence comme si nous étions sur une scène d’opéra, avec sa maestria habituelle, et son regard élargi qui saisit l’espace dans sa profondeur et la foule dans son nombre.

Maddalena, qui adore le cinéma, et en particulier le cinéma hollywoodien, où les acteurs et les actrices sont si beaux, a mis tous ses espoirs dans l’audition de sa fille Maria, gracile et sans talent, mais à la bouille adorable. Tempétueuse et volubile, jouant des coudes et des mains, convaincue que par son énergie, elle permettra à sa fille de l’emporter dans la compétition qui s’est ouverte, Maddalena est incarnée par Anna Magnani, avec laquelle Visconti voulait tourner depuis qu’il l’avait découverte dans Rome, ville ouverte de Rossellini. Maddalena est une proie facile pour Alberto (Walter Chiari), qui gravite autour des plateaux sans rôle bien défini, et lui fait croire que moyennant un pot de vin, dans lequel passeront toutes les économies du livret bancaire de la candide femme, il pourra assurer le succès de l’audition de Maria grâce à ses relations.

Visconti ne quitte pas des yeux Anna Magnani et la suit dans les cours d’immeuble, dans les chambres où elle pique le derrière des romaines, au bord du Tibre, écumante, fumante, tempête de femme jamais sevrée de mots. Elle se démène pendant tout le film, sans jamais baisser les bras, en prenant à partie la terre entière, y compris le spectateur, croirait-on. Il s’agit de sa fille, mais c’est son rêve qui est en jeu, sa passion du cinéma qui l’éperonne. Elle a bu de cet elixir d’amour dont nous avons tous besoin et que déversent les écrans. Peu à peu, elle va être dégrisée, au contact des parasites qui gravitent autour du studio : Alberto qui achètera une Vespa avec ses économies, cette ancienne actrice au visage ruinée qui donne des cours de comédie à la petite, cette monteuse qui lui raconte qu’elle fut utilisée un temps, car son visage plaisait, puis jetée au rebut, chacun vivant comme il peut, avec les moyens du bord. Visconti filme une Rome populaire et ivre de mots, mais qui n’est pas la Rome miséreuse de certains autres films néo-réalistes, ni le Milan industrieux et sans espoir de Rocco et ses frères, chef-d’oeuvre auquel ce film-là ne peut se mesurer.

Je n’ai pas tout à fait cru au revirement final, où Maddalena renonce à son beau rêve en regardant un bout d’essai catastrophique de sa fille sous les rires gras et humiliants de Blasetti et son équipe. Il y a là une faiblesse du scénario (où officièrent Zavattini et Suso Cecchi d’Amico pourtant), malgré les signes avant-coureurs de la morale de Maddalena, ou alors une transformation trop soudaine du jeu de Magnani, de mère indigne (où elle est au bord du surjeu) en mère courage aimant sa fille plus que tout (le dernier quart d’heure du film où elle est extraordinaire en louve romaine). Néanmoins, ce retournement repose sur une très belle idée : c’est en voyant sa filler pleurer sur grand écran qu’elle comprend qu’elle souffre de cette audition, et qu’une vie dans le milieu du cinéma, pour laquelle elle n’est pas armée, la fera souffrir davantage encore. Le grand écran a magnifié les larmes de sa fille qu’elle ne voyait plus dans la vie réelle, a transfiguré la réalité, et cette transfiguration s’applique alors à tout le film, le magnifique dernier quart d’heure traversé de larmes et de pénombre rachetant tout ce qui précède.

Aussi ce film assez ambigu est-il à la fois une critique du cinéma en tant qu’industrie (la musique du charlatan de Donizetti se fait entendre dans les scènes se passant à Cinecitta) et une lettre d’amour à la magie de l’écran et à une actrice. Il suffit de croire à l’Elixir d’amour et il accomplira des merveilles. Les cinéphiles admirateurs du Guépard seront ravis d’entendre Maddelana se pâmer en parlant de Burt Lancaster que Visconti choisira pour incarner le Prince Salina dans cet autre chef-d’oeuvre. Le film a fait l’objet d’une belle restauration et d’une reprise en salles.

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