
Drive my car (2021) de Ryūsuke Hamaguchi est adapté d’une nouvelle de Haruki Murakami, mais c’est surtout un film tout imprégné de Tchekhov, ou plutôt qui part de Murakami et de son goût des coïncidences pour aboutir à Tchekhov. La pièce Oncle Vania est d’ailleurs le fil conducteur de ce film tchekovien, ample et beau, quoiqu’un peu long, à l’atmosphère hivernal et où il est question de doubles et de non-dits.
Dans Guerre et paix, Tolstoï écrivait que la plupart des activités humaines avaient pour vocation de dissimuler la terrible douleur que recelait la vie. Les pièces de Tchekhov furent une réponse à ce constat de Tolstoï : elles révèlent à leur lecteur, à leur spectateur, la réalité et l’horizon de notre vie. Ce mouvement de la dissimulation vers la révélation est précisément celui du film. C’est l’histoire d’un metteur en scène et comédien de théâtre, Yusuke Kafuku (Hidetoshi Nishijima, très bien), dont la vie est minée par deux deuils qu’il n’est pas parvenu à surmonter : celui de sa petite fille, puis celui de sa femme Oto (Reika Kirishima). Après la mort de la première, un voile de tristesse est tombé sur son couple, qui n’a pu continuer à vivre qu’en se réfugiant dans la production de fictions, de scénarios, que sa femme concevait pendant qu’ils faisaient l’amour, idée typique des livres de Murakami qui relient comme deux éléments indissociables le rêve (né de l’esprit) et les actes prosaïques et physique (nés du corps) de la vie quotidienne. Ces fictions ont servi à cacher un non-dit : sa femme le trompait avec les acteurs jouant ses scénarios, notamment avec Takatsuki (Okada Masaki), un jeune comédien qui ressemble tant à Kafuku qu’il est comme son double (idée du double qui obsède Hamaguchi puisqu’elle était également l’argument de Asako I & II, un de ses précédents films). Kafuku connaissait ces adultères récurrents mais n’osait pas confronter sa femme de peur de la perdre, elle qui l’aimait pourtant. Ce non-dit est emporté dans la tombe lorsqu’elle décède brutalement d’une hémorragie cérébrale, mort dont Kafuku va s’accuser car il était rentré tard ce soir-là. Tout cela est relaté dans un long prologue qui occupe un quart ou un tiers du film et précède le générique.
C’est ensuite, deux ans plus tard, que débute le tronc principal de la narration, lorsque Kafuku est invité par un théâtre d’Hiroshima, ville emblème des traumatismes japonais, à mettre en scène Oncle Vania de Tchekhov. D’emblée, il annonce qu’il ne jouera pas lui-même le personnage de Vania, car il refuse de jouer Tchekhov depuis la mort de sa femme en raison du caractère énonciateur, révélateur, de l’art tchekhovien, qui oblige chacun à se confronter à ses douleurs, ses regrets, pour les dépasser et continuer à vivre. Or, Kafuku vit dans l’ombre du passé, qui s’étend sur ses habitudes. La Saab rouge qu’il conduit depuis 15 ans est le symbole de cette souffrance, non pas habitacle protecteur comme il le croit, mais enfermement de sa douleur toujours vive sur lui-même. Au cours de ses trajets en voiture, il ne cesse d’écouter une vieille cassette audio où sa femme récite l’intégralité d’Oncle Vania, lui réservant les répliques de l’oncle vieillissant et impuissant.
A Hiroshima, Kafuku va faire deux rencontres qui vont s’avérer décisives. D’abord, il va retrouver Takatsuki, le jeune amant de feu sa femme, ce qui fonde l’argument de la nouvelle de départ de Murakami : un mari qui met en scène l’ancien amant de sa femme, deux hommes et une absente. La scène où Takatsuki raconte dans la voiture les confessions d’Oto est peut-être la plus belle du film car il parle alors à la place de la femme disparu, il la fait revivre le temps d’une scène, il incarne ce contrechamp de la vie de Kafuku qui s’est évanoui, et celui-ci comprend alors combien sa femme souffrait en silence de ses tromperies, qu’elle ne pouvait lui révéler sans pouvoir les éviter, car elles étaient la nourriture qui alimentait ses fictions (dans un récit, Oto décrit l’artiste comme un poisson ventouse, une lamproie qui se nourrit des autres). Kafuku chérissait ces moments de création avec sa femme, mais en réalité, cette co-production de fictions sous forme de cérémonial sexuel avait fini par les éloigner l’un de l’autre, chacun se perdant dans sa propre fiction, le besoin de création d’Oto l’obligeant même à prendre des amants pour nourrir ses créations de l’acte sexuel. Du reste, et bien qu’il lui ressemble tant, Takatsuki est un faux double de Kafuku, car il est son envers : il est sujet à des pulsions incontrôlables là où Kafuku est un homme qui contrôle chacun de ses actes, qui fait taire ses blessures. Peut-être était-ce ce vitalisme, ces impulsions du jeune homme qu’Oto aimait, énergie créatrice propre à nourrir encore mieux ses fictions, peut-être était-elle lasse du formalisme permanent de ses relations avec son mari, du compromis trouvé après la mort de leur fille. Parce qu’il craint encore son jeune rival après la mort de sa femme, Kafuku a l’idée de confier à Takatsuki le rôle d’oncle Vania dans la pièce qu’il met en scène, un homme vieillissant et sans talent qui a raté sa vie, qui a fait les mauvais choix et qui ne cesse d’être humilié par son rival Serebriakov, ce professeur charismatique dont les femmes raffolent. Peut-être Takatsuki craint-il inconsciemment d’avoir été un Vania, ce qui expliquerait mieux encore pourquoi il ne veut plus jouer le rôle.
Mais là encore, Kafuku se trompe. Il n’est pas un Vania et il est vain de vouloir se venger de Takatsuki en lui faisant jouer le rôle. La piste de Takatsuki en tant que double lui permettant d’exorciser la mort de sa femme n’est pas la bonne et c’est un autre double qu’il lui faut à la faveur d’une autre rencontre : celle de Misaki, la jeune conductrice que lui a donné le théâtre. Comme dans Asako I & II, il s’agit de ne pas se tromper de double, et d’ailleurs dans les pièces de Tchekhov, tous les personnages ne peuvent servir cet office. Au début, Kafuku rechigne à voir Misaki conduire sa voiture, mais la conduite agréable de la jeune femme a raison de ses craintes – il faut accepter parfois de se laisser guider par un autre. Or, elle aussi vit avec le fantôme d’un être disparu, celui de sa mère. Peu à peu, les deux personnages vont apprendre à se connaître, et aidés de Tchekhov, vont pouvoir se libérer de leur passé, non pas en co-produisant des fictions comment le faisaient Kafuku et sa femme, en se trompant mutuellement, mais en se débarrassant de la fiction de leur culpabilité qui les empêche de vivre, en affrontant ces non-dits qui rongent la société japonaise et dont la dénonciation occupe tout un pan du cinéma japonais contemporain (que l’on songe aux films de Kore-Eda où ce n’est pas au sein d’un couple que les non-dits menacent, mais entres les parents et les enfants – ainsi dans Still Walking).
Plusieurs thèmes s’entrecroisent dans ce film hivernal et élégiaque à la narration limpide et linéaire, où les images du début construisent les fondations de ce qui va advenir, le réalisateur s’interdisant tout flashback, tout réarrangement ou condensation du récit, d’où sa longueur. Des images de tunnels, de routes, d’échangeurs autoroutiers, reviennent qui nous font voir un autre Japon, fait d’enchevètrements de lignes passées et futures, lignes de fuites des plans qui se perdent au fond des cadres et disent que la vie est un voyage fait de rencontres. La fin du film, qui superpose le dénouement du récit et la fin d’Oncle Vania, est très émouvante. Ce dédoublement entre le film et la pièce de Tchekhov (autre double, structurel celui-ci), accentue la transparence de sa narration. C’est une coréenne muette qui choisi par Kafuku pour jouer Sonia, la nièce qui garde espoir chez Tchekhov, et le fait que ce soit cette femme muette, d’une autre culture, qui affirme par ses gestes doux comme des caresses qu’il faut vivre et endurer, ou plutôt endurer pour vivre, selon le motto tchekovien, souligne davantage encore non seulement la force de l’art tchekhovien dans sa capacité à atteindre l’universel, mais aussi la nécessité pour Hamaguchi de connaître un autre que soi pour vivre, afin de se connaître à travers les autres, doubles ou non.
Strum
J’ai beaucoup aimé ce film, avec un ressenti pourtant légèrement différent: c’est au début, si énigmatique, qu’il m’a parfois semblé percevoir des longueurs, perceptions corrigées dans la deuxième partie qui apporte tous les éclaircissements nécessaires à la première, et dans laquelle j’ai eu l’impression que Hamaguchi trouvait très tôt le bon rythme et le conservait jusqu’à la fin.
(pssst: une petite coquille dans l’avant-dernier paragraphe: Osaka pour Asako)
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J’ai aussi ressenti quelques longueurs dans la première partie. Mais ces réserves sur la longueur du film sont négligeables par rapport au reste, c’est un très beau film en effet. Merci pour la coquille, c’est corrigé ! 🙂
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Ces analyses de film sont toujours simples et éclairantes, elle permettent de prolonger dans la réflexion le plaisir initial du film .
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Merci beaucoup.
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Encore un autre film sorti cette rentrée dont j’ai entendu le plus grand bien et que j’aimerais bien voir si l’occasion se présentait. Il y aura un cycle « 100 ans de cinéma japonais » en novembre (même si il s;agit ce cinéma classique) et peu probable que le film fasse partie du cycle mais je reste vigilant. En tout cas ta chronique donne envie.
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En effet, je te conseille le film. 100 ans de cinéma japonais, cela fait rêver. J’espère que tu pourras en profiter !
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Je n’ai lu ni Tchékov ni Murakami. Et en te lisant je me dis que ça m’éclairerait davantage sur ce film que j’ai adoré malgré les ombres, les lacunes et sa longueur.
Le thème du langage est central aussi il me semble. Et tout ce qui concerne la comédienne muette est splendide.
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Tu as raison, le personnage de La Muette est splendide. Il ne doit d’ailleurs rien à Tchekhov et même si j’aime beaucoup ce dernier je ne pense pas qu’il faille le connaître pour apprécier pleinement le film car ce dernier est assez littéral.
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J’aime Tchekhov et j’ai beaucoup aimé ce film (sauf le prologue, qui m’a laissé assez indifférente et m’a paru long). Les deux scènes où la comédienne muette joue le monologue final de Sonia sont très belles. La comédienne est presque menaçante la première fois et pleine de douceur la deuxième. Cela m’a mis les larmes aux yeux (pas pratique avec un masque…), mais c’est une émotion qui élève. Je te remercie une nouvelle fois pour tes chroniques, Strum, que je lis régulièrement, même si je laisse peu de commentaires.
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Merci beaucoup Beruthiel, tout le plaisir est pour moi. J’ai moi aussi préféré la partie qui suite le prologue et, en effet, la comédienne muette est formidable. La deuxième fois, ses gestes sont comme des caresses.
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