Contes du hasard & autres fantaisies de Ryusuke Hamaguchi : pouvoir de la fiction

Quelques mots rapides sur ce film vu avec retard. A travers trois courts récits, qui composent son film à l’instar d’un recueil de nouvelles, Ryusuke Hamaguchi explore le thème du pouvoir de la fiction sur la réalité. C’est un sujet proche de celui de Drive my car, ce qui ne saurait étonner puisque le cinéaste a réalisé Contes du hasard & autres fantaisies au milieu du tournage de ce dernier film, lors d’une trève imposée par l’épidémie de Covid 19. Comme dans Drive my car, Hamaguchi dit ici, dans un format plus modeste, le caractère créateur de la fiction, sa capacité à orienter la réalité même. Ecouter le récit d’un autre peut conduire à vouloir agir, ce qui peut avoir des conséquences imprévues. Ceux qui aiment les fictions ne sont pas toujours les contemplatifs que l’on croit.

Ces fictions créatrices, Hamaguchi en évoque trois. Dans le premier récit, « Magie ? », Tsugumi raconte à Meiko sa rencontre avec un homme dont elle est tombée amoureuse, ressentant un sentiment de magie. Cette histoire donne envie à Meiko de revoir son ancien amant qui n’est autre que l’ami de Tsugumi. Leur entrevue se passe mal mais il fait voir au spectateur que Meiko aime de nouveau celui qui n’existait plus pour elle : parce qu’il a été désiré par une autre qui en a fait le personnage d’une fiction racontée, il est redevenu objet de désir. Nous ne sommes pas si loin de la théorie du désir mimétique telle que l’a décrite René Girard dans son essai Mensonge romantique et vérité romanesque, qu’Hamaguchi reformule ainsi : la fiction est productrice de désir

Dans le deuxième récit, qui est plus ambigu que le premier et plus intéressant que le troisième, une jeune femme envoyée par un jeune homme cherchant à se venger tente de piéger un professeur écrivain en lui lisant le passage érotique d’un de ses livres. Mais alors qu’elle lit, quelque chose d’étrange se produit : elle se laisse prendre au désir suscité par les mots qu’elle prononce à haute voix, au point d’oublier l’objet de sa visite (la vengeance) et de lui substituer un désir non feint pour l’écrivain narrateur du fantasme. Le désir est le désir du désir de l’autre… l’aphorisme si connu de Hegel se trouve réinterprété : le récit d’où nait le désir bouscule la réalité au point d’en produire une autre, totalement imprévisible pour les personnages avant que la fiction ne s’en mêle. La chute de l’histoire est cependant ambigue : en tentant d’envoyer par email l’enregistrement de sa lecture érotique à l’écrivain (car leur désir commun est virtuel, passe par les mots lus et non par les corps), la jeune femme se trompe d’adresse et la fait parvenir à l’université, provoquant ainsi renvoi du professeur. Comme si la vengeance intialement désirée avait fait son oeuvre malgré elle, comme si cette vengeance s’était révélée être une fiction plus forte en fin de compte que le désir né de l’écoute des mots érotiques. On n’est jamais sûr de bien interpréter un lapsus. Comme dans Drive my car, la fiction ne se contrôle pas : elle peut être bienfaitrice ou néfaste.

Le troisième récit ne déroge pas à ce programme d’une fiction maitre des lieux et des vies : une femme qui s’est rendue à une réunion d’anciennes élèves où elle espère revoir l’ancienne camarade qu’elle a aimée et qu’elle n’a jamais oubliée, croit la reconnaitre dans une femme rencontrée dans la rue. La méprise est double : chacune croit rencontrer son ancienne amie. Ce sont deux solitudes qui se rencontrent et qui ont besoin de la fiction pour tromper leur malheur, celui de se sentir seule. Lorsque les deux femmes réalisent leur méprise, une nouvelle victoire de la fiction sur la réalité intervient. Au lieu de se séparer, elles décident de laisser la fiction guider leur vie en faisant comme si l’ancienne amie avait vraiment été rencontrée. Le hasard est un autre mot pour parler du pouvoir de la fiction, qui peut le provoquer.

Ces trois histoires sont relatées au moyen d’une mise en scène dénuée de toute espèce de joliesse et même d’invention, au point d’en paraitre terne. Ce format est la limite du film (moins beau en cela que Drive my car), mais cette modestie formelle renvoie volontairement aux décors ternes et froid qui encadrent les vies tristes de ces femmes, des vies où le bonheur est mimé, et l’on comprend que si elles ont tant besoin de fiction, tant besoin d’imaginer une autre vie, c’est que la réalité est pour elles âpre et décevante. Derrière ces récits d’âmes esseulées convoquant la fantaisie de la fiction pour vivre, transperce la rudesse des rapports sociaux et sentimentaux au Japon. C’est ce qui différencie ce film de ceux plus ludiques et heureux de Rohmer, auquel il a été un peu hâtivement comparé.

Strum

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4 commentaires pour Contes du hasard & autres fantaisies de Ryusuke Hamaguchi : pouvoir de la fiction

  1. Pascale dit :

    J’ai adoré ce film qui ne cesse de surprendre mais c’est la 3ème histoire que j’ai préférée. Les voir se croiser sur les Escalators, se serrer les mains… j’avais envie qu’elles ne se lâchent plus.

    les deux femme

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  2. J’ai beaucoup aimé (mais moins que Drive my car que j’avais vraiment porté au pinacle) et j’ai été plus séduit par la mise en scène que toi (le long plan fixe dans le taxi avec les dialogues des deux femmes est très beau j’ai trouvé).

    En tout cas je ne pense que du bien de Hamaguchi, une chance que ses films passent chez moi sans trop de filtrage.

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