Le Mépris de Jean-Luc Godard : le visage de Poséïdon, création de l’homme

La plupart des hommes oscillent entre de grandes pensées et de petites actions. Plus d’un film de Jean-Luc Godard a rendu compte de cette oscillation, mais aucun ne l’a mieux fait voir que Le Mépris (1963). Si le cinéma fut pour Godard un moyen de se racheter, une justification après coup de ses faiblesses d’homme, il faudrait alors comprendre que lorsqu’il énonce dans le générique que « le cinéma substitue à nos regards un monde qui s’accorde à nos désirs« , il affirme que le cinéma apporte par compensation ce qu’on est parfois incapable de construire dans sa propre vie, la caméra de Raoul Coutard englobant Godard et le spectateur dans un seul regard.

Que raconte en réalité Le Mépris de Godard ? L’histoire d’un scénariste adaptant L’Odyssée d’Homère, et donc accaparé par de grandes pensées, qui pour justifier sa lâcheté la projette dans le personnage d’Ulysse en l’imaginant aussi médiocre et cynique que lui. En laissant le producteur Jeremy Prokosch faire la cour à sa femme Camille sans intervenir, de peur d’entraver la production du film, Paul Javal s’est attiré son mépris. Plutôt que de reconnaître la faiblesse de son caractère, ou de mettre un terme à cette humiliation, il la ressasse intérieurement sans réagir sinon en exigeant une explication de Camille. Mais en réalité, il comprend très bien la raison de son mépris et finit par trouver à son propre comportement envers Prokosch des circonstances atténuantes en se figurant avoir agi comme un héros grec, comme l’Ulysse de L’Odyssée qu’il interprète ainsi : Homère raconterait en réalité l’histoire d’une incompatibilité conjugale entre Pénélope, femme altière et vertueuse selon la tradition grecque, et Ulysse, qui représenterait la civilisation soucieuse de ménager les apparences et les relations. Pénélope reprocherait à Ulysse d’avoir laissé les prétendants lui faire la cour au vu de tous, comme Camille reproche à Paul de l’avoir par deux fois laissé seule entre les grandes mains avides de Prokosch. Mais Uysse aux mille ruses a, pour regagner l’estime de sa femme, la ressource d’une sanglante vengeance, le massacre des prétendants, là où Paul n’est capable que de jouer le simulacre du meurtre en emportant un pistolet qu’il n’utilisera jamais, qu’il serait incapable d’utiliser. Même après avoir vu Prokosch embrasser Camille, tout ce qu’il trouvera à dire (après un hypocrite « je vais être franc… ») c’est qu’il ne veut plus faire le film car il préfère le théâtre.

Dans le film de Godard, Fritz Lang, qui joue son propre rôle, rejette l’interprétation psychologique et anachronique de Paul en affirmant (à juste titre) que le monde des grecs anciens décrit par Homère était le monde réel en accord avec la nature, et que L’Odyssée fut écrite dans une forme qui ne peut se décomposer. Or, dans le roman de Moravia que le film adapte, c’est le contraire : c’était le cinéaste Rheingold (Lang dans le film) qui défendait une interprétation de l’Odyssée selon laquelle Ulysse était un homme civilisé et faible et Pénélope une femme primitive et vertueuse, tandis que le scénariste ne jurait que par le monde antique. Dans son adaptation, Godard a décidé d’inverser les positions en donnant systématiquement à Paul les répliques et le point de vue du cinéaste et à Lang les répliques et le point de vue du scénariste. Ce complet renversement de perspective, qui ne peut être que volontaire, change la donne : il fait de Paul un intellectuel non seulement conscient de vendre sa femme Camille au producteur (à l’instar d’Hollywood « vendant des mensonges sur un marché« , dixit Lang/Godard reprenant Brecht), mais justifiant son comportement a posteriori, ou l’analysant intérieurement, en le revêtant du manteau de la grande culture.

C’est cet écart constant entre les actions réelles de Paul et la supposée noblesse de ses pensées que saisit Le Mépris et qui rend le film émouvant, plus émouvant que dans le souvenir trop lointain de ma première vision du film. Cet écart occupe constamment le récit, dans toutes ses composantes, dans son montage visuelle, comme dans son montage sonore, dans les traductions imprécises des propos de Prokosch par son interprète, dans les dialogues du film, comme dans ses développements narratifs, ainsi cette dispute conjugale dans l’appartement romain, une dispute très prosaïque entre un intellectuel médiocre et violent, qui n’hésite pas à flirter avec les femmes qu’il rencontre, et son épouse très belle, qui aux idées préfère les couleurs de la réalité, et qui n’aime plus son mari, dispute qui suit toute la très belle séquence se déroulant dans la salle de projection où Paul et Lang se rencontrent et discutent d’Homère, d’Höderlin, de Dante, de tous ces parangons de la pensée humaine qui se sont interrogés sur le destin de l’homme. La sublime musique de Georges Delerue, le grand escalier qui mène au solarium de la Villa Malaparte, mesurent cet écart. L’homme est écrasé de beautés qu’il parvient à atteindre en pensées mais non en actes – et pourtant ce sont ces derniers qui le déterminent.

De tous les personnages, Lang est le plus lucide. Il est celui qui voit mais qui reste toutefois impuissant à agir car en tant que cinéaste, son rôle est d’observer et de traduire les mots et les situations en images. Il voit Prokosch « sortir son carnet de chèque quand il entend le mot culture » (référence outrancière au nazisme, typique des provocations de Godard, ce maître des citations) ; il voit Prokosch faire la cour à Camille, il voit Paul le laisser faire, il voit les deux « souffrir« , il a conscience que Paul sait ce qui se trame. C’est Lang encore qui affirme que « ce ne sont pas les dieux qui ont créé l’homme mais l’homme qui a créé les dieux« . Pourquoi ? Parce que, suggère Godard, les dieux sont encore un moyen pour l’homme de se défausser sur autrui de ses propres faiblesses. Le problème des grecs anciens était « le combat de l’homme contre les circonstances« . Mais si les circonstances prennent l’image de dieux, on voit bien que la partie devient en apparence inégale et l’on peut affubler du nom de destin ce qui est en réalité le résultat d’actions humaines. Dès lors, on ne peut en vouloir à Ulysse de ne pas pouvoir rentrer chez lui puisque Poséidon a juré sa perte et fait tout ce qui est en son pouvoir pour entraver son retour.

Godard illustre cette idée du poids des dieux, ou du poids du destin, par une superbe idée de découpage : à chaque fois que Paul laisse Camille avec Prokosch (cela arrive par deux fois dans le film, une première fois en voiture, une seconde fois en bateau), il fait suivre le départ de Camille d’une image de la statue menaçante de Poséïdon, convoquant alors pour le spectateur deux régimes ou deux lieux de pensées : il y a la pensée ancienne et mythique selon laquelle on pourrait expliquer le geste de Paul en accablant le destin, un destin malin et mauvais, personnifié par Poséïdon, qui pèse sur Paul, scénariste sans le sous qui a besoin d’argent pour finir de payer son appartement face au puissant producteur Prokosch, comme il a autrefois pesé sur Ulysse, empêchant les deux hommes de retrouver le coeur de Camille/Pénélope. Et puis, il y a une autre pensée, née d’une conception plus moderne, qui peut venir en même temps au spectateur et que j’évoquais plus haut, selon laquelle cette image de Poséïdon pourrait fort bien être une image tirée des pensées de Paul lui-même comprenant son erreur, la comparant sentimentalement au destin d’Ulysse, et voyant son destin sous la forme du visage impitoyable de Poséïdon pesant sur ses actes. Aller à Capri pour tourner le film, n’est-ce pas précisément pour Paul entrer dans ce royaume bleu du terrible dieu marin, se livrer à lui corps et âme ?

Si pendant tout le film, Paul ne peut supporter que Camille ne lui avoue pas la raison de son mépris, ce n’est pas parce que Paul ne la connait pas, mais c’est parce qu’en toutes choses, il veut que le débat se situe sur le plan des idées et des mots, se déroule dans le monde du cinéma ou du mythe et non dans la réalité, où il se trouve démuni en raison de la faiblesse de son caractère. Une autre réplique de Lang le dit bien, quand il cite Dante : « apprenez que vous n’avez pas été faits pour être mais pour connaitre la science et la vertu« . Sans le savoir encore, il parle ici de Camille et de Paul. Camille « est », elle sait naturellement qu’il est mal que Paul la laisse partir dans la voiture de Prokosch et n’a pas besoin de l’exprimer au nom de la connaissance. Paul, lui n »‘est » pas, ou si peu, il se protège toujours derrière la connaissance et les citations des grands maîtres de la culture, à l’instar de Godard qui le sait, qui savait ses propres mauvaises actions, et dont certains films semblent parfois former une sorte d’autoportrait miné d’un sentiment de culpabilité. Ce que Camille traduit par ces mots jetés à la face de Paul, les mêmes que ceux du roman de Moravia, car la Camille de Godard est la même que celle de Moravia : « tu n’es pas un homme« . Tu n’es pas un homme, voilà la seule explication que daigne donner Camille, qui se suffit à elle-même. Camille n’a besoin de citer aucun grand auteur, et pour elle tout le reste n’est que littérature, ce dont s’occupe précisément Paul. L’escalier de la Villa Malaparte à Capri, un des plus beaux endroits du monde (non pas le centre vitrifié de Capri mais la promenade ombragée du Pizzolungo qui longe la côte et la Villa Malaparte, et fait voir les Faraglioni émerger des flots bleutés et darder leurs flancs rocheux vers le ciel), cet escalier que monte plusieurs fois Paul, c’est ce qui sépare ce qu’il est et ce qu’il voudrait être, lui qui arbore un chapeau et un costume blanc en toutes circonstances « pour faire comme Dean Martin » (prononcé à la française par Michel Piccoli) pour donner l’apparence d’un personnage de cinéma accordé à ses désirs. Malaparte, l’un des plus grands écrivains italiens, qui fit construire cette villa à Capri dont l’accès est singulièrement difficile, possédait d’ailleurs ce qui manque à Paul : le courage physique.

Camille au contraire, idéalement incarnée par Brigitte Bardot, qui par son corps et sa sensualité, se situe du côté de la nature évidente et glorieuse, du côté de la vertueuse et altière Pénélope, n’a pas besoin de tous ces oripeaux dont s’orne Paul et c’est pourquoi, nonobstant le fait que les producteurs insistèrent pour que Godard dénude son actrice, elle est nue si souvent dans ce film, c’est pourquoi Godard projette sur son corps des couleurs primaires, un trio de couleurs qui revient pendant tout le film, comme les voyelles colorées de Rimbaud habitaient Pierrot le fou : le bleu, le jaune, le rouge. Le bleu de la mer, du royaume de Poséïdon, couleur antique ; le jaune du soleil et des cheveux de Bardot, qui illumine les paysages d’Italie ; le rouge enfin, couleur de la voiture de Prokosch, annonciatrice du destin, couleur de la mort. La photographie de Raoul Coutard est magnifique, qui dit la primauté et le caractère divinatoire de ces couleurs. Il faut toujours terminer ce qu’on a commencé : le dernier mot revient à Lang, et en dernier ressort à la mort face à la dialectique selon Paul et aux espoirs de Dante. Comme dit ce dernier, cité cette fois par Paul : « notre joie se métamorphose vite en pleurs« , ou plus justement en « silence« , à l’instar de la sommation du dernier plan qui montre au loin l’horizon muet que Godard a désormais rejoint en quittant nos rivages pour toujours.

Strum

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11 commentaires pour Le Mépris de Jean-Luc Godard : le visage de Poséïdon, création de l’homme

  1. Merci.Si subtilement analysé. Entre réflexions et velléités d’action…avec Ulysse, en point de mire inverse.

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  2. Pascale dit :

    Cette lumière, cet escalier, cette musique, la beauté émouvante de Bardot, la lâcheté de Piccoli (qui joue TRÈS bien la lâcheté), un des 3 GRAND film de Godard.
    Ton analyse mythologique est impressionnante.
    Je note à quel point les filles se prenaient des baffes sans broncher à l’époque comme si elles disaient : je l’ai mérité.

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    • Strum dit :

      Merci. C’est vrai pour les baffes, c’était presqu’un passage obligé dans certains films. Une autre époque… A la décharge de Godard : ici, il montre bien la veulerie de son personnage masculin dont la violence est une marque d’impuissance et Camille ne l’a nullement mérité.

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  3. Gery De Maet dit :

    La photographie de Coutard, pas de Delerue.

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  4. Barbet dit :

    « Chaque matin, pour gagner mon pain
    Je vais à la foire aux mensonges
    Plein d’espérance
    Je me range aux côtés des vendeurs ».

    Berthold Brecht, « Hollywwood »

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  5. Magnifique analyse Strum, j’ai beaucoup appris (à commencer par le fait que les personnage de Lang et Javal étaient intervertis dans le roman que je n’ai pas lu) et j’ai aussi beaucoup « compris ».

    J’ai toujours adoré ce film, y compris quand je l’ai vu pour la première fois. Un des très grands films de Godard (tous ne le sont pas – très grand -) et la fin de ton post est émouvante comme il le faut. Salut l’artiste …

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    • Strum dit :

      Merci beaucoup. Comme tu l’as compris, je n’ai pas autant aimé la première fois. Quant au reste, et je l’ai déjà dit, connaitre un livre permet toujours de mieux connaitre un film l’adaptant. On ne lit jamais assez et moi le premier ! 🙂

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