
De Rendez-vous (1940) d’Ernst Lubitsch, plus connu sous son titre original, The Shop around the corner, on retient généralement la romance qui donne au film son argument de départ : deux employés d’une boutique de Budapest qui se déplaisent ont sans le savoir une relation épistolaire amoureuse. De là, ce suspense sentimental : quand vont-ils découvrir que l’âme soeur n’est autre que ce collègue méprisé et s’ils le découvrent, que vont-ils faire ? Quiproquos, coeurs solitaires qui s’éprennent, happy end, il y a là tous les ingrédients d’une charmante comédie romantique, ce qu’est Vous avez un message, remake du film de Lubisch réalisé par Nora Ephron en 1998 avec Tom Hanks et Meg Ryan. Sauf que nous sommes ici chez Lubitsch dont les films ne sont jamais de simples comédies romantiques. Sous le vernis de surface, derrière la vitalité des personnages et la spiritualité des dialogues, on y trouve toujours une mise au grand jour malicieuse des convention sociales, des hypocrisie consenties, qui naissent du conformisme des groupes sociaux. Le « witz » lubitschien est un décapage par le rire et l’ironie.
Grattez la surface de The Shop around the corner, et vous y trouverez donc sous la fable amoureuse, une certaine dureté, la dureté des rapports humains en temps de crise, qui contraint les personnages à arborer le masque de la nécessité de peur d’être pris en flagrant délit de faiblesse. La plupart des comédies américaines classiques se déroulent dans la haute société ou dans la bourgeoisie américaine, ce qui permet aux personnages de se poser la question de leur perfectionnement morale, comme l’a observé le philosophe Stanley Cavell dans ses ouvrages. Mais il est plus facile d’être libre lorsque les fins de mois n’entrent pas en ligne de compte, lorsque n’existe pas la nécessité de travailler et de gagner sa vie, qui oblige à certains compromis. Dans Sérénade à trois, sous couvert de comédies de moeurs, Lubitsch posait déjà la question de savoir quel « dessein de vie » son trio de personnages devait avoir : au confort d’une vie bourgeoise, Gilda préférait les incertitudes d’une vie d’artiste.
L’angle choisi par Lubitsch dans The Shop around the corner est un peu différent et permet de voir encore mieux les nécessités de la vie sociale et l’impact de cette dernière sur les comportements. Le film, qui adapte une pièce à succès du dramaturge hongrois Miklos Laszlo, se déroule dans un milieu de petits employés au sein de la Mitteleuropa finissante de Budapest. De l’aveu même de son père, qui le prit à l’essai dans sa boutique de tailleur à Berlin, Lubitsch était un schlemiel, un bon à rien maladroit, qui ne s’intéressait du reste qu’au théâtre. Soit tout le contraire des employés consciencieux et habiles de la boutique de maroquinerie Matuschek, auxquels il ne serait pas permis d’abimer la marchandise. Car The Shop around the corner est aussi un film sur la crise des années 1930, sur la dureté de la vie sociale en ces temps de chômage massif, sur les masques surtout qu’elle oblige à revêtir. Ce n’est pas une comédie de moeurs, c’est une comédie de masques. A peu de choses près, sans le witz lubitschien, sans le happy end, sans ce détective privé qui rétablit la vérité sur l’identité de l’amant de Mme Matuschek, The Shop around the corner pourrait être un drame. Le drame du masque social enfant des conventions. On retrouve ici, par d’autres voies, une des grandes affaires du cinéma de Lubitsch : la mise en cause par l’ironie du conformisme. C’est pourquoi les anti-conformistes eurent toujours ses préférences, de Cluny Brown au Henry Van Cleve du Ciel peut attendre.
Reprenons maintenant l’énoncé du récit sous cet angle différent : c’est l’histoire d’une boutique subissant les contrecoups de la crise de 1929. La peur du chômage contraint les employés à faire preuve d’une certaine dureté et, pour d’aucuns, d’une certaine fausseté. Il s’agit de montrer à l’autre un visage avenant ou a contrario qui puisse inspirer le respect, de démontrer sa débrouillardise, de faire valoir sa compétence professionnelle, de tirer parti de ses bonnes manières. Chacun, dans le magasin, a trouvé un rôle à sa mesure : Alfred Kralik (James Stewart) revendique le rôle de l’employé compétent et sourcilleux, indispensable bras droit de Matuschek ; Vadas tient celui de l’élégant affecté qui se fait entretenir par la femme du patron ; Pepi est le commis débrouillard et énergique, toujours disponible, mais qui n’en pense pas moins ; Klara (Margaret Sullavan), nouvelle venue, est tout aussi débrouillarde, qui se fait opportunément embauchée et dont la langue bien pendue irrite le raide Kralik ; Pirovitch, ami du dernier, est l’employé discret et certainement efficace, mais un peu lâche aussi, qui fait en sorte de ne jamais devoir donner son avis (inénarrable Felix Bressart se cachant à chaque fois qu’il entend la voix du patron). Quant à Matuschek (Frank Morgan), chef parfois affable, parfois hésitant, parfois injuste, il semble ailleurs, davantage préoccupé de l’infidélité de sa femme que du bien-être de ses employés. C’est sur ce petit monde que Lubitsch braque ses projecteurs et c’est miracle, celui de son talent, qu’il parvienne à nous amuser, tout en nous faisant ressentir que la vie, en dehors de la boutique, est parfois difficile pour ses personnages. Lubitsch fait de l’origine théâtrale du scénario, une force : le champ de la boutique est le lieu ou plutôt l’espace des interactions entre les personnages et le hors champs n’est plus ce qui n’est pas montré, mais ce qui est constamment suggéré, de la crise économique à la cristallisation de l’amour épistolaire entre Kralik et Klara.
Mais ce n’est pas tout : une comédie de masques, disais-je. Pourquoi ? Parce qu’il y a loin de la personnalité sociale de Kralik et de Klara et ce qu’ils révèlent dans leurs lettres. Avec ses collègues, Kralik est péremptoire et cassant, James Stewart jouant aussi bien la raideur que la douceur ; tandis que l’hypocrisie de Klara est parfois patente. Elle qui se moque souvent de Kralik, n’a pas de scrupules à être aimable quand elle veut lui soutirer la permission de partir plus tôt (et pour cause, elle a rendez-vous sans le savoir avec lui !). Pourtant, Kralik comme Klara, assurent échanger des courriers du coeur avec un être délicat, attentionné, généreux, manifestement tout autre que le collègue désagréable qu’ils cotoient. Cette situation ne suscite pas seulement le suspense sentimental évoqué plus haut, qui permet à Lubitsch de recréer avec jubilation le schéma du vaudeville amoureux à trois (scène finale géniale où Kralik doit éliminer auprès de Klara son concurrent lettré et éthéré, qui n’autre que lui-même, en le décrivant comme souffreteux), il oblige le spectateur à se poser cette question, en lien avec le sujet du masque social : qui est le vrai Kralik ? L’employé sec et rigoureux, persuadé de son bon droit, qui veut une augmentation, où le doux poète aux préoccupations immatérialistes qui écrit à Klara ? De même, qui est la véritable Klara, l’employée récalcitrante à l’esprit fort pratique ou le pur esprit qui envoie des mots doux à Kralik ? Où est leur véritable moi et dès lors lequel porte un masque ? C’est là où les choses se corsent, a fortiori quand les personnages se trompent eux-mêmes, puisque Klara avoue à la fin qu’elle ressentait au départ une attirance physique pour Kralik qu’elle a préféré réfréner pour rester (un temps) un pur esprit épistolaire. Si l’on part du principe que le jeu social oblige à porter un masque, alors il faudrait dire que les véritables Kralik et Klara sont ceux des lettres, qui écrivent le coeur ouvert sans plus cacher leurs désirs et leurs espérances et que ce sont les employés du magasin qui portent un masque. Mais au terme du film, Lubitsch nous a si bien montré le comportement non exempt de reproches des employés et de Matuschek, avec une clarté appelant le jugement, que l’on peut considérer que le véritable moi est celui qui agit, dont les actes ont des effets dans la réalité selon une éthique de résponsabilité, et non pas celui qui se pique de littérature dans des lettres privées et converse avec lui-même.
A cette aune, The Shop around the corner échappe à toute miévrerie pour donner de ses personnages des portraits ambigus et plein de relief. Les vrais Kralik et Klara sont ceux qui se démènent dans le magasin et qui pour vivre se conduisent en pensant d’abord à leur fin de mois, sous la menace du chômage qui sévit au-dehors et que Lubitsch n’a même pas besoin de filmer pour en suggérer la morsure. Kralik qui est promu par Matuschek ne sera pas un chef enclin au pardon comme le fait voir la manière dont il expédie Vadas. Certes, ce dernier s’avère être l’amant de Mme Matuschek, celui par qui le malheur a failli arriver, mais fallait-il qu’il soit chassé du magasin en public par Kralik, l’humiliation se joignant pour lui à la déchéance ? Kralik exigera de ses employés la même rigueur que celle qu’il s’applique. Quant à Pepi qui est promu au poste d’employé, la manière dont il traite le nouveau commis montre qu’il entend lui dicter des conditions assez strictes. La distribution des rôles évolue mais chacun se soumet donc vite aux obligations du nouveau rôle qui est le sien dans le magasin, selon les réalités du commerce que Lubitsch connaissait bien et selon les lois du conformisme dont il a toujours su montrer les effets. Vis-à-vis de ses personnages, vis-à-vis de cet ancien monde de la Mitteleuropa qui n’est désormais plus le sien, et qui est en train de disparaitre sous la férule nazie (peut-être est-ce même la raison pour laquelle il veut le montrer à l’écran), Lubitsch est tout à la fois, tendre, indulgent et dépourvu d’illlusions. Et le cycle de la vie sociale et de sa mise en concurrence des uns et des autres de se poursuivre avec le nouveau commis qui vient égayer le réveillon de Matuschek, qui de cocu est devenu solitaire. Ce sont toutes ces réflexions et d’autres encore qui viennent à l’esprit du spectateur pendant le film, qui doit lui aussi se dissocier, prêtant son sourire aux mots d’esprit de Lubitsch tout en se disant intérieurement qu’il y a là, comme toujours avec ce cinéaste princier, plus que ce que le récit parait révéler de prime abord.
Strum
Ah tu me donnes envie de le revoir.
Dans mon souvenir James Stewart est au courant de la supercherie. Enfin il sait à qui il écrit. Je trouvais ça inégal.
Mais j’adore ce film. Et oui, les « vrais » Karla et Kralik sont dans la boutique. Il faut survivre.
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Merci. James Stewart s’aperçoit de la supercherie au milieu du film (lorsqu’il voit Klara l’attendre dans un café) mais pendant toute la première partie, où il est comme chien et chat avec Klara, il ne sait pas, tout en continuant à envoyer à sa belle inconnue des mots doux.
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Un vrai bijou ce film! Tous les personnages sont attachants, Lubitsch ayant pris soin de les définir les uns après les autres et réussissant même à les mixer, quitte à en broyer un…
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Excuse-moi, j’avais omis de répondre à ton message. Tout à fait, un bijou ! Lubitsch savait croquer un personnages en quelques minutes, quelques plans, quelques répliques. Son intelligence était si rapide…
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Très beau post Strum, j’avais vu le film (et je l’avais compris) de manière un peu superficielle en m’attachant presque exclusivement à l’histoire sentimentale. C’est sûr que ce que tu dis lui donne beaucoup plus de profondeur, il faudra du coup que je le revoie 😉 Cela ne peut pas faire de mal.
Je n’ai pas vu non plus le remake, Pas sûr de vouloir le voir.
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Merci ! C’est l’effet Lubitsch. Il est tellement intelligent qu’il y a toujours plus dans ces films que ce qu’ils peuvent laisser entrevoir de prime abord.
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Merci pour ce coup d’éclairage sur ce grand classique. 🙂
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Tout le plaisir est pour moi ! 🙂
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