Still Walking (2008) de Hirokazu Kore-eda est une perle du cinéma japonais contemporain. Kore-eda y raconte une réunion de famille dans le cadre d’un O-bon, cette fête des morts d’origine bouddhiste durant laquelle les japonais célèbrent les morts. Le mort dont il est ici question, c’est Junpei, le fils ainé de la famille Yokoyama, qui s’est noyé il y a plusieurs années en tentant de sauver un enfant, et qui était aussi le « fils préféré ». Ses parents Kyôhei et Toshiko, maintenant septuagénaires, ne s’en sont jamais remis et en parlent sans cesse, comme s’ils essayaient de perpétuer la mémoire de leurs fils dans chacune de leur parole. Au Japon, pays du culte des ancêtres et de la réincarnation, les morts ne quittent pas les vivants. Ils sont honorés régulièrement, on les évoque avec familiarité, comme un membre de la famille parti en voyage et qui reviendra bientôt. Mais la mémoire de Junpei est lourde à porter pour son frère cadet Ryô, mal-aimé par son père, qui vient rendre visite à ses parents en compagnie de sa femme, dont le fils vient d’un autre lit (veuve, elle s’est remariée). Ont aussi été conviés sa soeur You, son mari et ses enfants. La famille Yokoyama ainsi reconstituée sur trois générations passe une journée ensemble le temps du récit.
Ce film est criant de vérité et donne l’impression que ses personnages sont de chair et d’os. Kore-eda fut documentariste avant d’être cinéaste et l’on insiste souvent sur les qualités documentaires de ses films (plusieurs réparties de Toshiko ont d’ailleurs été empruntées à la mère du réalisateur). Il est certain qu’il est doté d’un don d’observation qui fait de lui un grand psychologue autant qu’un grand cinéaste (quoique l’un n’aille pas sans l’autre). Mais ce n’est pas cela qui le distingue en premier lieu, c’est d’abord sa maîtrise cinématographique – qui en fait un digne héritier d’Ozu, bien que les angles de caméra choisis par Kore-eda soient plus classiques que les prises de vue souvent frontales et assez particulières de son ainé. Il y a plusieurs longs plans fixes dans Still Walking où la famille mange assise sur les tatamis, où rien ne bouge ou presque, et pourtant les yeux du spectateurs restent rivés sur l’écran en raison de la composition parfaite du cadre. Quant à la lumière du film, elle est superbe. A l’intérieur de la maison, elle est économe, elle n’éclaire que l’avant-scène, elle respecte la leçon d’Eloge de l’ombre de Tanizaki, selon laquelle les maisons japonaise doivent conserver des coins d’ombre où pourront continuer à vivre invisibles, les secrets, les traditions, les condamnations édictées par le tribunal de la famille.
Car la perfection formelle du film, la sublime douceur qu’y instille Kore-eda, les lignes verticales et horizontales de ses cadrages (qui forment une boite), sont des paravents cachant des sentiments d’une grande violence. On peut être violent par des mots, des attitudes, et pas seulement par des gestes. Toshiko, la mère, énonce ainsi d’une voix douce des jugements blessants pour ses enfants et sa belle-fille. Mais ce sont surtout les mots et les attitudes de Kyôhei, le vieux père, qui sont terribles, en particulier pour son fils Ryô. Il feint de l’ignorer, il lui fait comprendre que c’est Junpei qu’il aimait et non lui, qui a quitté la maison car il ne voulait pas être médecin comme son père. Ce pater familias, en vrai mâle dominant, voit la famille comme le lieu d’exercice de son pouvoir domestique, comme la possibilité de se perpétuer au travers des autres (il faut le voir s’offusquer que l’on parle de « la maison de mamie« , parce qu’il considère la maison comme sienne). Il aimait Junpei car ce dernier qui se destinait à la médecine allait être son successeur. Et s’il semble apprécier son nouveau petit-fils c’est parce que ce dernier est encore une patte molle qu’il pourrait pétrir à sa guise pour en faire le médecin que son seul fils vivant ne sera pas. On comprend pourquoi Ryô s’est enfui (pour d’ailleurs faire face à un autre fantôme, celui du premier mari de sa femme – troublante coïncidence) et pourquoi il ne veut pas revenir. La mémoire de son frère mort mais omniprésent et le regard de juge de son père tissaient une ombre qui menaçait d’engloutir son existence. Kore-eda est coutumier des portraits sévères des pères de l’ancienne génération, qu’il regarde en fils empli de rancoeur : sans doute règle-t-il quelques comptes en faisant sien le point de vue de Ryô, son porte-parole dans le film. C’est parce que Kore-eda a conservé ce regard de fils qu’il comprend et filme si bien les enfants.
Malgré tout, Ryo espère encore un geste de son père, le début de ce qui pourrait être une réconciliation, car il est manifeste qu’il l’admire encore – ce regard qu’il lui porte quand il s’affaire devant l’ambulance qui emmène la voisine est si révélateur ; peut-être comprend-il à ce moment là que son père est en réalité terrifié par la vieillesse et la mort. Mais le geste ne viendra pas, le père continuera de « marcher » devant lui, sans se retourner. Still Walking est le film d’une réconciliation impossible entre père et fils, entre parents et enfants. Ryô devra attendre la mort du père pour pouvoir enfin se libérer et vivre sa vie. Pourtant, ce n’est pas de l’amertume que l’on ressent à l’issue de ce film splendide, mais bien le sentiment que Kore-eda est parvenu à capturer l’éphémère beauté de la vie, qu’elle se trouve dans un papillon jaune ou dans cette image si belle de trois têtes d’enfants regardant au dessus d’eux une grappe de fleurs roses.
Strum
Comme tu donnes envie de mieux connaître ce cinéma japonais, souvent axé sur la famille. Je ne connais de Kore-eda que Tel père tel fils. A bientôt.
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Merci eeguab. Tel père tel fils, c’est bien aussi, et on y trouve d’ailleurs aussi un père de l’ancienne génération pas très sympathique – mais Still Walking est un cran au-dessus, notamment d’un point de vue formel.
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Tout est dans le détail dans Still Walking, un film personnel, rare & nécessaire … La vie quotidienne c’est beau quand c’est Hirokazu Kore-eda qui raconte.
++
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Hello Ronnie, Oui, tout sonne jusque dans les moindres détails.
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Ce film est magnifique, une des plus grandes réussites de Kore-Eda (même s’il en a déjà beaucoup). Tout est juste, jamais dans la surenchère, on a l’impression que le réalisateur a compris beaucoup de choses sur la vie et les relations humaines.
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Oui, Kore-eda essaie d’exprimer un certain nombre de choses sur les relations humaines, notamment au sein d’une famille, à travers ses films.
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Kore-eda n’a jamais égalé son Nobody Knows… à part dans quelques moments d’Air Doll
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Que je n’ai malheureusement pas encore vu et que je peine à trouver à un prix abordable en DVD.
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t’as qu’à me le demander je te le prêterai ! ^_^
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Ah, je serais partant !
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Je vous le prête bien volontiers… si vous souhaitez !
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Ah oui, pourquoi pas…
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Très bien ! J’ai également la femme des sables : adaptation du livre d’Abe Kobo par Teshigahara … une splendeur anxiogène… le livre comme le film … connaissez vous ?
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J’ai vu le film (très bien), mais non lu le livre.
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Très belle chronique, pleine d’observations éclairantes ! Le film est en effet splendide. J’apprécie beaucoup, pour leur beauté, les plans montrant les personnages dans le grand escalier extérieur entouré de verdure. Le dernier d’entre eux offre au spectateur la vision des parents qui montent les marches et quittent le cadre par le haut, quittant par la même occasion le récit et, pour ainsi dire, l’existence puisque la scène suivante a lieu après leur décès.
La place occupée dans l’intrigue par la mort, déjà ancienne, du fils aîné a été ingénieusement pensée et mise en scène. A cet égard, la légèreté domine sans être schématique et la gravité se garde bien de peser. Cela permet, me semble-t-il, de donner toute sa portée au refus passé du cadet de devenir le nouvel aîné.
En effet, Ryô a bousculé par ce refus la logique bien définie de la famille traditionnelle japonaise où le rapport père-fils aîné est structurant. A mon sens, Kore-eda nous fait sentir, à travers de multiples traits, jamais appuyés, que c’est la fonction même d’aîné qui est ainsi devenue absente de la famille Yokoyama. Il laisse entendre que c’est de cela que les parents n’arrivent pas à faire le deuil. Dans ce contexte, le ressentiment manifesté par ces derniers vient de l’attachement aveugle à un principe. A l’opposé de cet état d’esprit reposant sur des normes, le cinéaste fait valoir toute la force de la vie concrète et spontanée. De plus, il suggère, à travers certains propos du fils, que la sagesse japonaise est compatible avec une approche renouvelée des choses.
Si je puis me permettre, Strum, il y a deux petites erreurs de nom dans l’article. Yukari est en fait le prénom de la belle-fille, celui de la mère étant Toshiko. Quant à You, c’est le nom de l’actrice qui joue le rôle de la fille, prénommée Chinami. Ceci n’enlève rien à la justesse de ton propos.
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Merci ! Oui, je suis d’accord, Kore-eda incrimine une norme et fait voir que le plus important est la vie réelle et ses actes concrets. Néanmoins, la réconciliation s’avérera impossible. Merci pour la relecture et les corrections, j’écris vite et s’agissant des films japonais, on a vite fait de confondre les noms.
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