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La Grande Ville (1963) fut réalisé par Satyajit Ray après une série de films se déroulant dans l’espace rural indien, consacrés aux passions et superstitions de la campagne (La Complainte du Sentier, La Déesse, Trois Filles, voire Le Salon de Musique). Ce déplacement géographique du cinéma de Ray vers la ville ne change pas son point de vue ni sa manière : pour Ray, c’est toujours lorsque l’on est confronté aux questions et aux difficultés de la vie de tous les jours que se révèle notre vraie nature, en ville comme à la campagne. Grise est la théorie et il faut agir si l’on veut bien penser, aurait dit Goethe.
La Grande Ville raconte l’histoire d’une famille vivant à Calcutta (la ville natale de Ray et la capitale historique du Bengale). Bombhol et sa femme Arati ont à leur charge deux enfants et les parents de Bombhol, qui subvient difficilement aux besoins du ménage. Face à ces difficultés financières, Arati décide de travailler. Elle devient représentante de commerce, s’épanouissant dans cet emploi. Mais au sein d’une société restée patriarcale, le choix d’Arati suscite la réprobation de ses beaux-parents, en particulier de son beau-père, et l’irritation de Bombhol. S’inquiétant de l’émancipation de sa femme, il la somme de démissionner. Or, un évènement imprévu survient : la banque où travaillait Bombhol fait faillite et il perd son travail.
Un an avant son superbe Charulata (1964), La Grande Ville donne à Ray l’occasion de peindre un beau portrait de femme avec la même actrice, Madhabi Mukherjee, qui exprime pleinement les interrogations de son personnage par son jeu concentré et frémissant. Arati décide de travailler non par principe ou volonté d’émancipation féminine, mais par pragmatisme, pour les autres, parce que les finances du ménage le réclament. Son courage lui permet de surmonter les préjugés et les jugements des hommes de sa famille, beau-père, mari, et même son fils, et de faire ce qui lui semble juste. Comme souvent dans ses films, Satyajit Ray filme les hommes comme des êtres velléitaires et facilement désoeuvrés, déstabilisés par la modernité, soutenus à bout de bras par des femmes émancipées qui ont du courage pour deux. Le vieux père de Bombhol, professeur à la retraite, est miné par le ressentiment : il ne supporte pas de voir son fils végéter dans son emploi quand lui-même fut un professeur admiré de ses élèves. Plaçant le sentiment de sa propre dignité au-dessus du reste, il se sent humilié quand Arati décide de travailler. Bombhol, d’une autre génération, est plus compréhensif, mais il craint le regard des autres sur sa femme, il a peur que dans la grande ville, elle finisse par lui échapper (voir la scène du rouge à lèvres). Ray accorde ainsi beaucoup d’importance aux échanges de regard : regards qui se reflètent dans un miroir ; regards qui se dissimulent derrière les voilages faisant office de cloisons dans l’appartement familial ; regards qui jugent autrui ; regards aimants et confiants dirigés vers l’avenir. Il filme Arati et sa famille avec trois fois rien, des champs-contrechamps simplement découpés, des plans fixes qui témoignent de l’attention qu’il leur porte.
Malgré ce contexte sociologique et culturel particulier, La Grande Ville n’est pas un film circonscrit dans le temps et cantonné à la question de l’émancipation des femmes indiennes. Ray a écrit (voir notamment le recueil de textes récemment publié sous le nom J’aurais voulu pouvoir vous les montrer) qu’il aimerait que l’on décrive ses films comme « intemporels« . De là, sa défiance instinctive envers les idéologies et les prétendues avant-gardes. Comme dans tous ses grands films, cette intemporalité espérée, il l’atteint dans La Grande Ville, qui interroge la place de chacun dans la société et dans la famille. Dépassant cette problématique, le film finit même par aborder la question du nationalisme dans la société indienne à travers le personnage de l’employée anglo-indienne. Discriminée par son patron bengali à cause de ses origines, elle est la cause d’une juste fureur d’Arati. Car en faisant le choix de travailler (voilà le vrai legs de la modernité, la capacité de faire des choix individuels), Arati défendait non pas sa propre dignité mais la dignité de tous. Ce n’était pas le capitalisme et la modernité qu’avait à craindre l’Inde, c’était le nationalisme, un poison qui prospère dans l’Inde d’aujourd’hui où les discriminations et les inégalités socio-culturelles sont nombreuses. Satyajit Ray, cinéaste intemporel, reste notre contemporain.
Strum
PS : Le film fut également exploité sous le nom La Grande Cité.
Merci pour ce retour sur le grand cinéaste indien. Il faudrait que je dépasse les trois ou quatre films que je connais, Le salon de musique, Les joueurs d’échecs, Le visiteur, quelques très très lointaines images de la trilogie. Il faudrait.
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De rien, merci à toi. Satyajit Ray a fait quantité de grands films à voir. J’aimerais bien revoir et chroniquer la Trilogie d’Apu. C’est tellement beau. Tant de films à voir et si peu de temps.
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Ping : Satyajit Ray à la Cinémathèque | Newstrum – Notes sur le cinéma
Un article vraiment très instructif, merci !
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Bonjour Clara et merci, tout le plaisir est pour moi.
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Je viens de me rafraîchir la mémoire sur ce film (et poster ce que j’en pense sur mon blog). Pas grand chose à ajouter sur ce post, un immense chef d’oeuvre et le titre est vraiment bien trouvé : intemporel. Cela convient parfaitement au cinéma de Ray. Si un cinéaste restera dans 100, 200, 500 ans, ce sera bien lui, plus que d’autres génies à mon avis.
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Merci, un très beau film en effet, comme tant d’autres de Ray. « Intemporel » mais pas aussi connu qu’il devrait l’être vu son génie. J’irai commenter ton article.
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