Héros à vendre de William Wellman : un pur face à la Grande Dépression

Afficher l'image d'origine

Ce pourrait être une grande fresque sociale de trois heures. Ce pourrait être l’adaptation d’un livre de Steinbeck ou d’Uptain Sinclair. Héros à Vendre (Heroes for sale) réalisé par William Wellman en 1933, n’est ni l’un ni l’autre, ne dure que 70 minutes et est tiré d’un scénario original, et pourtant Wellman parvient à faire tenir dans cette durée limitée un récit aux vastes dimensions qui débute dans les tranchées de la première guerre mondiale pour finir sur les routes empruntées par les chômeurs de la Crise de 1929. C’est un des grands films américains sur La Grande Dépression, un film droit et dur, implacable dans sa dénonciation de l’injustice, qui gronde de la révolte des laissés-pour-compte. C’est un film « pré-Code » (du nom de ces films d’avant la censure imposée par le Code Hayes de 1934) qui ne cache rien.

C’est l’histoire de Tom Holmes (Richard Barthelmess), une sorte de saint modeste, qui poursuit une trajectoire de pur. Au début du film, Tom est laissé pour mort sur le champ de bataille après une action héroïque dans les tranchées. Roger, un officier ayant fait preuve de lâcheté, est décoré à sa place. Tom devient dépendant à la morphine qu’on lui administre dans un hôpital allemand. De retour aux Etats-Unis, son addiction lui fait perdre l’emploi que lui avait trouvé Roger, dont le père est banquier. Tom quitte New York pour Chicago, trouve un emploi dans une blanchisserie où il réussit très bien, s’associe avec Max, un inventeur allemand, ex-communiste, qui dépose le brevet d’une machine à laver automatique. Il devient riche, se marie avec Ruth (Loretta Young), période heureuse de sa vie. Mais bientôt, ses malheurs recommencent : la machine à laver automatique est la cause de licenciements massifs. Tom se retrouve mêlé à une émeute de chômeurs et est accusé à tort d’en être un meneur, d’être un « rouge » : il est condamné à cinq ans de prison. Lorsqu’il en sort, la crise de 1929 a déjà commencé, et  l’argent des redevances de la machine à laver automatique lui brûle les mains …

Héros à Vendre impressionne par la capacité de Wellman à raconter une odyssée sociale en quelques plans, d’un oeil de cinéaste sûr de son talent et économe de ses plans. L’arrivée de Tom au « Poor Man’s Club » de Chicago est exemplaire de cette approche. En un travelling latéral, quelques gros plans sur les affiches placardées à l’intérieur, un bref panoramique capturant au vol une conversation, Wellman nous donne une idée du lieu où nous nous trouvons, une digne annexe de l’armée du salut. C’est son instinct de l’image juste qui lui permet de narrer si vite son histoire. Nous ne sommes qu’au début du parlant (en 1933), mais la maîtrise des grands cinéastes hollywoodiens d’alors, dont fait partie Wellman, est déjà totale. Les scènes de l’émeute, les plans des chômeurs faisant la queue pour quémander un repas, traduisent le désespoir des victimes de la Crise, sont irriguées par ce vitalisme propre au cinéma américain et par un sentiment d’urgence. Wellman prend le parti de Tom face aux injustices de la société et aux « brigades anti-rouge » du film, vomit l’argent qu’il décrit « taché de sang« , ne rechigne pas à entrer dans le territoire du mélodrame (la vie de Tom est un chemin de croix), fait des machines les froids instruments d’un capitalisme aveugle aux dégats sociaux que sa marche engendre. Wellman, vétéran de la première guerre mondiale, se souvient de cette morale des tranchées : « chacun dépend des autres » et constate que la société civile l’a oubliée. L’époque n’a plus besoin de héros, qui sont à vendre et sont « soldés ». Tom est un pur seul face à la Crise et à une société qui vit de compromissions. Pour autant, Wellman refuse l’alternative du communisme, personnifié par Max, qui porte en lui le germe de l’autoritarisme et de la violence (Max, une fois riche, voudra « fusiller tous les pauvres« ). De même, les retrouvailles de Tom et de Roger, de l’enfant du peuple et du banquier déchu, unis dans un même malheur, marquent le rejet de la thèse marxiste de la lutte des classes.

Héros à Vendre est un film d’un seul bloc, d’un seul tenant, porté par un point de vue venu d’un seul côté de la société. Il tire sa force de cette vision unique et tranchante, qui se reflète dans les images directes, débarrassées de toute fioriture, du cinéma de Wellman. Son radicalisme surprend, même venant d’un film produit par la Warner, qui a distribué à l’époque plusieurs films dotés d’une fibre sociale, d’autres Wellman notamment, comme Wild Boys of the Road – le Code Hayes fera ensuite le nécessaire pour que ce radicalisme sans fard tombe dans l’oubli pendant quelques années. Cependant, in fine, Tom conserve l’espoir d’une vie meilleure, une vie que lui réserveront, il n’en doute pas, les Etats-Unis d’Amérique, le pays de Roosevelt, qui est élu président à la fin du film. Car Tom est sans peur, sans reproche, sans rancune. Croire dans un pays élu avant de croire à des principes, croire à l’avenir alors même que les faits témoignent d’un monde dur et injuste, se battre par principe : voilà qui fait de Héros à Vendre, en dernière analyse, un film typiquement américain.

Strum

Cet article, publié dans cinéma, cinéma américain, critique de film, Wellman (William), est tagué , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

4 commentaires pour Héros à vendre de William Wellman : un pur face à la Grande Dépression

  1. princecranoir dit :

    Il faut rendre à William Augustus Wellman sa juste place dans l’histoire du cinéma américain, celle qui se trouve juste à la droite de John Ford. Les deux hommes partagent la même personnalité ambivalente : à la fois hommes de droite, foncièrement américains, militaires dans l’âme (Wellman était un vétéran de l’Escadrille Lafayette), et pourtant deux chantres de la politique rooseveltienne, ayant porté à l’écran les plus belles odes aux indigents. Je n’ai pas eu le plaisir de voir encore « Heroes for sale » (dont l’argument rappelle aussi celui du splendide « je suis un évadé » de Mervyn Leroy), mais je connais « Frisco Jenny », « Lilly Turner » et « Wild boys of the road » qui sont d’autres chroniques vibrantes, intenses, et particulièrement bouleversantes de la Grande Dépression. Bill Wellman fut grand, et ta très juste analyse a raison de le faire savoir.

    J’aime

  2. modrone dit :

    Wellman, plutôt conservateur effectivement, est aussi l’auteur de L’étrange incident (condamnation du lynchage) et Wild boys of the road comme l’a bien dit Princecrannoir. Comme quoi les tiroirs bien rangés sont souvent sujets à caution et c’est très bien ainsi. Je n’ai jamais vu ni Héros à vendre ni Lily Turner ni Frisco Jenny. Mais Buffalo Bill, Track of the cat et La ville abandonnée, si.

    J’aime

    • Strum dit :

      L’Etrange incident parle d’ailleurs aussi d’une injustice – comme ses films sociaux des années 1930. Ni les progressistes, ni les conservateurs n’ont le monopole de ce thème universel.

      J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s