Bellamy (2008) est le dernier film de Claude Chabrol, et pas le moins bon. On ne sera donc pas surpris de le voir citer en guise d’épitaphe cette phrase du poète anglais W. H. Auden : « derrière une histoire, se profile toujours une autre histoire« . Cette affirmation résume toute l’oeuvre de Chabrol, cinéaste subtil dont les films ne révèlent leur vrai sujet que tardivement. Aussi Bellamy possède-t-il cette caractéristique des films de son auteur : l’intérêt que l’on y porte augmente au fur et à mesure de sa narration. C’est l’histoire d’un commissaire (Bellamy, joué par Gérard Depardieu) qui se retrouve contraint de mener une enquête durant ses vacances. Elle n’a guère d’importance en soi, quoiqu’elle implique un homme en fuite. Ce qui importe davantage ici, c’est qu’à l’occasion de ses pérégrinations, Bellamy revoit son demi-frère (Clovis Cornillac), un alcoolique qui sort de prison.
Avec Bellamy, Chabrol continuait de creuser le sillon de ce qu’il a toujours recherché : une certaine vérité psychologique dans la description des personnages, celle qui manquait selon lui aux films de la « qualité française » des années 1950, auxquels il reprochait une caractérisation psychologique schématique héritée de la tradition théâtrale française et asservie aux seules exigences du récit. Chabrol n’a jamais été un formaliste car il s’intéressait avant tout à ses personnages, et Bellamy est une fois de plus un film aux images assez quelconques (cela lui fut reproché, à l’instar de bien d’autres de ses films) où les idées du metteur en scène sont toutes entières au service des personnages, moins à celui de la composition du plan, comme si Chabrol se défiait de la belle image, de l’image-résumé, comme s’il considérait que la beauté d’un plan n’était qu’un leurre nous distrayant de l’essentiel, c’est à-dire la complexité des relations humaines et des motivations secrètes des uns et des autres : ce sont ces coulisses qui révèlent l’histoire derrière l’histoire. Il y a des films-personnages comme il y a des films-mondes, et les premiers ne sont pas moins légitimes que les seconds.
Dans Bellamy, l’intrigue policière, avec ses subterfuges et ses faux-semblants, ses personnages en fuite et ses doubles, n’est qu’un prétexte qui révèle la véritable histoire, qui se profile derrière l’histoire, celle des rapports de Bellamy avec son demi-frère cadet. Il y a peut-être même une troisième histoire derrière la seconde, quelque chose d’insondable et d’intime. Devant ce film, en effet, on se surprend à imaginer les rapports que dût entretenir Depardieu avec son propre fils, car Cornillac a l’âge d’être son fils et semble partager avec lui certains traits, ce qui confère à ce récit funèbre et douloureux un étrange ton de secret de famille. Chabrol, maître es-camouflage, y pensa-t-il ? Est-ce pour cela que les scènes de dispute entre Depardieu et Cornillac sont si fortes, sonnent si justes (les acteurs sont excellents) ? Si l’intrigue policière du film parait si futile n’est-ce pas parce que parfois, pour échapper à cette « si terrible vie » (selon les mots de Tolstoï), un commissaire, un acteur, ou un autre homme, préfèrera s’adonner à son travail ou à tel autre divertissement pour mieux se fermer aux autres ? S’il est suffisamment lucide sur lui-même, alors il saura quel jeu ridicule il joue et se méprisera, comme Bellamy. Si le sens de ce film est bien que la vie telle qu’on la mène généralement consiste à cacher les questions centrales de notre existence derrière le dérisoire de nos activités professionnelles ou de nos divertissements, alors Chabrol montre ce caractère ridicule ou dérisoire. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette enquête policière parle d’un homme qui fuit, comme Bellamy, qui fuit sa vie, son passé, son frère-fils. A quel moment y a-t-il eu un basculement dans sa vie ? Chabrol disait qu’il filmait des personnages « prêt à basculer« . De quoi est-il coupable ? Voilà une question éminemment chabrolienne (et langienne : il admirait Fritz Lang), qui sert de points de suspension à son oeuvre cinématographique.
Strum
Il y a du Fritz Lang dans ce « Bellamy », assurément, comme il y a sans doute aussi un peu de Simenon. Bon souvenir bien que lointain, ton texte me fait retrouver le chemin du Chabrol que j’aimais et que j’ai pourtant, depuis sa disparition, bien trop délaissé.
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Du Lang par les thèmes, oui, du Simenon, je ne sais pas – Simenon est plus noir et surtout plus misanthrope que Chabrol. On parle peu de Chabrol depuis sa disparition en effet.
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On connait le culte de Chabrol pour certains films de Lang. Mes Chabrol préférés sont ceux de 68-72, La femme infidèle, Le boucher, Juste avant la nuit, Les noces rouges. J’ai peur que le cinéma de Chabrol, plus pléthorique et plus inconstant que celui de Truffaut par exemple, soit moins dans les mémoires.
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J’aime beaucoup la femme infidèle ; quant à Juste avant la nuit, je veux le voir depuis longtemps. Et je chroniquerai prochainement Que la bête meurt. Chabrol fut plus inconstant et moins sentimental que Truffaut effectivement – ce sont surtout des réalisateurs très différents, par leur vision du monde notamment – Truffaut que j’aime beaucoup ; je ne cesse de repousser le moment où j’en parlerai, mais cela viendra.
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Que la bête meurt, film magnifique, le plus grand Chabrol avec Le Boucher et La Cérémonie… mais on attend toujours la chronique ! 🙂
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Ce sera ma prochaine chronique.
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« Juste avant la nuit » est remarquable. La sobriété qui caractérise le film s’accorde bien avec le tempérament, tout en refoulement, du personnage principal (excellemment interprété par Michel Bouquet, immense comédien). Les lignes épurées du décor sont à l’unisson. Pas d’outrances ici, comme parfois chez Chabrol. Le non-dit plane sourdement et s’avère plus terrible que des éclats. C’est un film qui brille par sa justesse de ton.
Les vrais coupables ne seront pas punis, dites-vous dans votre chronique d’ « Inspecteur Lavardin ». Dans « Juste avant la nuit », il n’y a en effet pas vraiment de punition puisque l’acte final est commis sans justice (au sens de l’institution judiciaire et au sens du principe) et sans que l’intéressé le sache. On peut tout au plus parler d’une sanction indirecte et motivée par de strictes considérations de façade sociale, comme on en trouve dans l’univers de Balzac.
Mais, j’y pense, depuis juillet 2016 (date du commentaire ci-dessus), peut-être avez-vous vu le film.
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Merci Valfabert. Non, je n’ai pas encore vu Juste avant la nuit, même si ce n’est pas l’envie qui manque, que vous avez renouvelée par ce message. Tant de films à voir, si peu de temps.
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« Ma première idée, quand je me suis décidé à faire des films, c’était d’adapter Simenon » déclaration de Claude Chabrol à Michel Ciment, qui l’interrogeait quand aux rare d’adaptations qu’il fit de l’œuvre de Georges Simenon, que personnellement, j’aime depuis de longues d’années. Ma découverte de cet auteur date de 1964, ce qui permet de supposer que vous connaissez peu ou mal l’ouvre de Simenon et Simenon lui-même, qui était tout sauf misanthrope déjà, lui qui, comme Claude Chabrol, s’intéressait formidablement à l’homme nu, c’était son expression, l’intrigue en elle-même, n’ayant d’autre but que de plonger au plus profond de humain. Les deux, s’interrogeaient simplement, sans moralisme étriqué. Là où je vous rejoins c’est l’analyse que vous faites du style Chabrol sans fioriture, sans esbrouffe, comme Simenon dépouillait son écriture la réduisant au strict nécessaire. Du reste, les deux, après des débuts très parisiens, se sont réfugiés loin du remue-méninge. Ca n’est pas de la misanthropie, c’est le recul nécessaire à développer la pensée.
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Bonjour et bienvenue. J’ai lu plusieurs livres de Simenon (Les Fiançailles de M. Hire, Les Inconnus dans la maison, Lettre à mon juge, La Vérité sur bébé Donge, ma préférence allant à ce dernier). Je sais qu’il a écrit beaucoup d’autres livres, et je le connais sûrement moins bien que vous, mais je retire de ces lectures l’impression d’un portrait peu amène de l’humanité, dont Simenon retiendrait surtout les pulsions, la noirceur, l’hypocrisie – je préfère les écrivains moins pessimistes. Je lui préfère Chabrol où le portrait me parait moins forcé, plus compréhensif des êtres, peut-être aussi parce que la littérature n’existe pas sans redites alors qu’au cinéma, il peut y avoir une sécheresse d’expression supplémentaire, puisqu’un film est toujours plus court qu’un livre. Et puis « l’homme nu », qu’est-ce que c’est ? On ne peut comprendre un homme en le sortant de la société dans laquelle il vit, société que Chabrol a très bien décrite. Je lis la citation de Chabrol, et je vois qu’il dit « ma première idée » : j’en déduis qu’il en a eu d’autres. Tout ça pour dire que je vois plusieurs différences entre ces deux artistes.
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Je vous prie de m’excuser, j’ai cliqué pour publier et je ne sais comment revenir en arrière, c’est bourré de fautes. Je ferais plus attention à l’avenir, veuillez m’excuser je n’en étais qu’au brouillon.
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Aucun problème, vous étiez très clair !
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