
Le cinéma de Hong-Kong des années 1980 et 1990 a ceci de particulier qu’il pouvait susciter un sentiment de mélancolie à partir d’images rapides. Paradoxe pour nous autres occidentaux qui nous imaginons que la mélancolie naît de l’épreuve du temps long et de la mémoire du passé. Peut-être qu’il en allait alors autrement à Hong-Kong parce qu’elle attendait avec anxiété un évènement à venir : la rétrocession à la Chine. Dans ce cinéma de l’instant mélancolique, Stanley Kwan a précédé Wong Kar Wai, ses Années Sauvages et son Chungking Express, qui s’est inscrit dans la lignée du cinéma de Kwan en lui appliquant des accélérations, des ralentis et un surcroît de grands angles. Rouge (1987) illustre bien cette lignée première. Kwan y raconte une histoire d’amour et de fantômes qui débute dans le Hong-Kong des années 1930 et qui, au milieu du film, sans crier gare, sans signe avant-coureur, se trouve soudain projetée dans le Hong-Kong des années 1980. C’est comme si la première partie du film, qui racontait l’histoire d’amour impossible entre Fleur (Anita Mui), une courtisane d’une maison de plaisirs de Hong-Kong et le Douzième maître (Leslie Cheung), fils d’une riche famille commerçante, s’était dissoute. Comme si le quartier hongkongais de Shek Tong Tsui et ses « flower houses », où se déroulait le récit, avait disparu. N’en reste que Fleur, devenue fantôme, qui hante le nouveau quartier moderne, défiguré par une rocade d’autoroute aux roides poteaux de béton surplombant la rue, et quelques vieux journaux d’époque aux lettres d’imprimerie palies conservés chez des brocanteurs. Fleur recherche son ancien amour et entend le retrouver en passant une annonce dans un journal, car les deux amants, au moment de mourir, conformément à la croyance bouddhiste en la réincarnation, se sont jurés de se retrouver dans l’au-delà au moyen d’un code chiffré.
La mélancolie est ici l’autre nom du fantastique, sauf que Kwan n’a recours à aucun effets spéciaux, aucune variation de lumière, pour suggérer que Fleur est devenue fantôme. Elle le dit et le spectateur le croit, tout comme Yueng-Ting et Ah Chor (Alex Man et Emily Chu), un couple de journalistes émus par Fleur, qui la recueillent dans leur logement. Nul fantôme qui vole dans les airs comme dans le cinéma de démons et merveilles de Tsui Hark donc, si ce n’est à travers un clin d’oeil à ce dernier au détour d’un plateau de tournage où Fleur espère retrouver le Douzième maître devenu comédien. Le cinéma comme sonde lancée pour retrouver le passé disparu, les sensations de l’ancien opéra chinois : le film se fait alors mise en abyme. De manière étonnante, les allers-retours entre les années 1930 et 1980 ne nuisent nullement au récit, alors que l’on suit en parallèle l’histoire tragique de Fleur et du Douzième maître qui s’aiment mais ne peuvent se marier, les parents commerçants de ce dernier refusant de voir une courtisane entrer dans leur famille. Au contraire, Rouge s’en trouve enrichi de plusieurs thèmes qui le rendent à la fois très beau, très sentimental, très triste : la vie et la mort d’un quartier avec le passé qui disparaît à jamais ; l’amour absolu qui défie la mort de Fleur pour le Douzième maître, que Kwan oppose à l’amour hésitant et craintif de Yueng et Ah dans la partie contemporaine.
Bien sûr, dans la réalité, les conditions de vie dans un bordel de Hong-Kong des années 1930 devaient être moins joyeuses que ce que montre la vision embellie du film, d’autant plus que la guerre sino-japonaises allait bientôt commencer, avec l’afflux de réfugiés qui en résulterait, mais on rend les armes devant le sentimentalisme naïf du film, on se laisse prendre par ses beaux sentiments, par les plans mouvants de la caméra mobile de Stanley Kwan, où domine la couleur rouge, le rouge de la bouche de Fleur, le rouge des fleurs sur les papiers peints, le rouge de la soie dans ces plans sensuels où Fleur se dévêt d’une robe comme une tulipe d’un pétale. Anita Mui et Leslie Cheung forment un très beau couple, elle avec ses visages multiples, tour à tour inquiets, souriants et tragiques, paraissent se transformer à chaque plan, lui avec son visage immuable, rond et enfantin – qui cachait dans la réalité une nature tragique.
Strum
Je ne connaissais ni le film ni le réalisateur, seulement les acteurs croisés pour l’une dans « le secret des poignards volants » et l’autre chez Wong Kar Wai et Tsui Hark bien sûr. Tu en parles magnifiquement, et invite à voir éclore cette fleur (ne dit-on pas « un » pétale, même pour une tulipe exotique ?)
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Merci, c’est un beau film. En effet, on dit un pétale, tu as raison, mot que j’ai toujours envie de mettre au féminin comme si je l’avais vu écrit ainsi quelque part.
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wow, la madeleine… le premier film « chinois » que j’ai vu, en 89 ou 90 dans un petit cinéma lyonnais. Je me rappelle avoir été émerveillé, parce que c’était la première fois ? il faudrait que je le revoie j’ai un coffret Stanley Kwan (avec Center Stage sur Ruan Lingyu) encore emballé qui traîne dans un coin…
PS: « pétale » fut en effet féminin autrefois d’après le Littré, vu l’époque il devrait le redevenir rapidement…
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C’est vrai que c’est un beau film que je suis content d’avoir découvert. Je ne connaissais pas l’intrigue et j’ai été totalement pris au dépourvu par le passage soudain à la partie contemporaine. J’ai également le coffret avec Center Stage que j’aimerais bien voir du coup.
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