
Miracle à Milan (1951) est un film mal aimé dans la filmographie de Vittorio de Sica. Sans doute, des grands films néoréalistes nés de sa collaboration avec le scénariste Cesare Zavattini à la fin des années 1940 et au début des années 1950 (parmi lesquels pas moins que Sciuscia, Le Voleur de Bicyclette, Umberto D.), Miracle à Milan est le plus enfantin, le plus naïf, le moins réaliste a priori, puisqu’il se fait conte fantastique au cours du récit. Néanmoins, le sens du film est le même que celui d’Umberto D. : même dans la détresse matérielle la plus grande, même quand la pauvreté a planté ses fers, il peut rester des raisons d’espérer, des raisons de vouloir jouer, à condition de ne pas être indifférent aux autres.
Au début du film, une femme âgée découvre un bébé abandonné dans un choux de son potager (le Vatican, réprobateur, y verra une sorcière cultivant les bébés), aux abords désolés de l’industrieuse Milan. Pauvre mais douée d’une joie de vivre résistant au malheur, elle élève l’orphelin, baptisé Toto, dans un esprit de jeu et d’espoir. Quand elle meurt, Toto (Francesco Golisano) entre à l’orphelinat et en ressort à sa majorité, simple et confiant, démuni mais heureux, pareil à un Charlot italien, la musique enlevée confirmant cette allégeance au burlesque américain. Du reste, à cet instant du récit, pas une seule parole n’a encore été échangée. Toto se lie d’amitié avec un clochard qui lui avait volé son sac et échoue dans un terrain vague où survivent des laissé-pour-compte en guenilles. Quelques toiles déchirées en guise d’habitations donnent la mesure du désespoir qui règne là. Par son inépuisable énergie, ses trouvailles ingénieuses, sa générosité contagieuse, Toto galvanise ces miséreux, introduit l’ordre là où règne le désordre, se fait bâtisseur et législateur à la fois. De son activité naît une ville, de tôle et de toiles, mais une ville quand même.
Lorsque du pétrole est trouvé sur le terrain, le nouveau propriétaire, un certain Mobbi, entend expulser ces pauvres sans titre de propriété. Il sollicite l’appui d’une police municipale aux allures de petite armée, qui emploie les grands moyens, gaz lacrymogène et canons à eau. Mais un miracle survient : devenue ange, la mère adoptive de Toto lui envoie du ciel une colombe magique accomplissant les voeux de son détenteur. Les miracles espiègles ou poétiques s’enchaînent, ce qui occasionne plus d’un contretemps chez les assaillants : voici qu’une statue devient ballerine (scène superbe) tandis que les policiers se mettent à chanter des opéras au moment où ils voudraient crier leurs ordres (scène hilarante). Chevauchant des balais volants, Toto et ses amis clochards finissent par s’enfuir pour un monde meilleur. Le conte néoréaliste est devenu conte fantastique.
Il faut ici faire deux observations qui nuanceront ce résumé donnant l’impression d’un conte de fée naïf : la veine fantastique du film ne contrarie jamais la force de ses images et de son constat social. De Sica avait un talent particulier pour nous faire ressentir la misère de ses héros, notamment par l’espace qu’il faisait voir dans certains plans entre le personnage et le décor, nous rendant proche du premier. La belle photographie d’Aldo Graziati – un chef-opérateur de talent prématurément décédé qui travailla aussi pour Visconti – fait bien voir cela. A cet égard, toute la première partie du film est poignante, exprime une misère sociale réelle dans un décor de brume. Dans le paysage cinématographique italien très politisé des années 1950, on a pu faire le reproche à De Sica de filmer une fuite en dehors du réel, de n’imaginer une fin heureuse qu’au prix d’une trahison du néoréalisme, comme s’il n’y avait pas de réponse sociale possible dans la réalité. Certes, De Sica ne se situe ici ni sur le terrain de la doxa marxiste, sourcilleuse et rigide ; ni sur le terrain d’un Brecht, chez lequel l’introduction du rêve n’était autorisée que pour autant qu’il soit intellectualisé, via l’idée d’une prise de conscience par le spectateur du caractère fictif du récit (la fameuse « distanciation brechtienne »), ainsi dans l’Opéra de quat’sous où l’on apostrophe directement le spectateur pour lui faire comprendre que la fin heureuse n’est qu’une illusion, qu’un artifice de la fiction ; ni sur le terrain de l’acceptation de l’appartenance au monde propre à Rossellini, avec ce que cela recèle d’amertume ; ni sur le terrain de Chaplin, auquel on pense pourtant plusieurs fois pendant le film : dans The Kid, le rêve paradisiaque de Charlot n’est qu’une brève échappatoire alors qu’ici il finit par se substituer entièrement à la réalité.
Pourtant, la morale de ce tendre conte de De Sica est porteuse de plusieurs vérités que certains n’ont pas voulu voir. D’abord, le miracle arrive parce que Toto est plein d’optimisme et déborde d’énergie. Aide-toi et le ciel t’aidera dit un vieux proverbe : c’est un enseignement précieux que l’on peut tirer de la vie et que le film illustre bien. A cette aune, il aurait pu s’arrêter avant sa partie fantastique, tant toute la partie où Toto se démène sourire aux lèvres pour aider ses amis réchauffe le coeur. Ensuite, la fin du film a quelque chose de cruel sous des dehors enfantins. Pour avoir le droit de vivre, Toto et ses amis doivent littéralement « monter au ciel » sous le regard embrumé de la Cathédrale de Milan, le Duomo. Chacun peut comprendre ce que cela signifie pour eux, ce que la fuite en dehors du réel veut dire ici. Il ne leur reste que l’espérance du ciel et derrière leur rire triomphant de héros de conte se cache le masque de la mort. Les rayons de soleil du Duomo essaient bien de donner le change, mais nous savons qu’elle est là, qui fauche toujours les plus pauvres avant les autres. L’excellent Francesco Golisano qui joue un Toto au sourire communicatif n’aura qu’une brève carrière cinématographique, préférant retourner à l’anonymat.
Strum
J’ai beaucoup de tendresse pour Miracle à Milan, souvent un peu perdu entre Le voleur de bicyclette, Umberto D. et Sciuscia, mais tu l’as dit.
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Oui, c’est d’ailleurs un film tendre, auquel on a fait précisément le reproche de cette tendresse.
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J’ai été déboussolé par ce film – vu il’y une 30aine d’années …. faudrait que je le re-regarde
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Le film peut déboussoler si on le voit après avoir enchainé, Le Voleur de bicyclette, Sciuscia et Umberto D, c’est sûr. Mais je l’aime bien.
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Avec ta caution morale et celle d’Eeguab, je me vois mal passer à côté définitivement. Je viens de voir « La Ciociara » et j’enchaînerais volontiers sur un autre De Sica. Il faut dire que j’ai plutôt « Umberto D. » dans le viseur actuellement, mais tout peut changer en fonction des envies et opportunités.
Le mélange néo-réalisme / conte de fées titille en tout cas ma curiosité !
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Et bien de mon côté je n’ai jamais vu La Ciociara que je crois beaucoup moins joyeux que Miracle à Milan. Ce n’est pas Le Voleur de bicyclette mais c’est à voir en effet, surtout si tu aimes bien De Sica,
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Je vais jouer un peu le rabat joie ici mais je me range du côté de ceux qui sont passés à côté du film, de sa fin en tout cas.
Entièrement d’accord avec toi sur la beauté des images de la première partie dans le bidonville mais la naïveté de la deuxième partie m’a complètement déboussolé, je m’attendais probablement trop à un bon gros film néo-réaliste et je n’ai vraiment pas accroché, Il faut dire que c’est le film qui suit, dans le filmographie de De Sica, Ladri di biciclette …
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Je comprends. Difficile il faut dire de suivre Le Voleur de Bicyclette. Cela dit, le film se présente d’emblée comme un conte avec ce bébé qui semble naître dans un choux et cette drôle de maman ricanante, mi-vieille dame, mi-sorcière. Et je pense que malgré le fantastique un peu naïf de la deuxième partie, on peut voir son envers et sa signification, comme pour tout vrai conte, avec ces clochards qui doivent monter au ciel pour survivre.
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