La Rose pourpre du Caire de Woody Allen : la fiction rêvant du réel

Dans Zelig (1983), Woody Allen entrait dans des images d’archives au point de s’y fondre : à travers un personnage de caméléon traversant les années 1930, il faisait son propre portrait, celui d’un artiste qui s’est inventé. Dans La Rose pourpre du Caire (1985), qui se déroule pendant la Grande Dépression, soit peu ou prou pendant la même période que Zelig, ce n’est plus le réel qui plonge dans la fiction, c’est la fiction qui vient au devant du réel. De même, ce n’est plus Woody Allen qui est au centre du récit, mais Mia Farrow, qui incarne Cecilia. C’est une femme malheureuse, brutalisée chez elle par un mari bon à rien (Danny Aiello), qui ne pense qu’au jeu, houspillée car maladroite dans son emploi de serveuse. Seul rayon de lumière dans sa vie : la salle de cinéma du quartier où elle s’échappe pour rêver en regardant des films hollywoodiens peuplés de personnages beaux, drôles, aériens. « Heaven, I’m in heaven », affirme Fred Astaire dans la chanson Cheek to Cheek d’Irving Berlin, qui ouvre et ferme le film, et ces mots traduisent les sentiments de Cecilia quand elle regarde un film : d’un enfer, sa vie devient paradis. Woody Allen et son chef opérateur Gordon Willis le font voir par l’image : pendant tout le film, Cecilia est une silhouette frêle et insignifiante, mais dès qu’elle est assise dans la salle de cinéma, son visage filmé de près est magnifié par la lumière.

A force de revoir le même film à l’affiche, La Rose pourpre du Caire, Cecilia est remarquée par un personnage secondaire, l’explorateur Tom Baxter (Jeff Daniels), qui « sort » de l’écran pour rencontrer cette secrète admiratrice à l’effroi des autres spectateurs. S’ensuivent plusieurs évènements successifs : à l’écran, les personnages de fiction sont ulcérés par la fuite de Tom, car sans lui l’intrigue se trouve arrêtée. Les voici qui se chamaillent, se mélangent les pinceaux dans les bobines, font mine de se révolter (le personnage communiste est certes vite rabroué), puis se morfondent d’être coincés à l’écran, quoique certains se réjouissent de la situation (idée hilarante du restaurateur qui peut enfin s’adonner à sa passion de la danse). Pendant ce temps, à Hollywood, les producteurs tiennent conseil pour évaluer le risque juridique que représente ce personnage de fiction échappé de leur film : quelle responsabilité pèsera sur eux s’il se met à commettre des crimes ? Y a-t-il un risque de contagion et doivent-ils craindre que d’autres personnages de fiction échappent ainsi à leur créateur ? Des choses étranges se déroulent déjà au sein d’autres copies du film. Les pontes du studio et l’acteur Gil Shepherd, qui a créé le personnage de Tom Baxter, s’envolent vers New York : il s’agit de convaincre ce personnage de fiction récalcitrant de revenir dans le film.

Selon toutes probabilité, c’est à Pirandello que Woody Allen doit cette idée géniale d’un acteur s’émancipant de la fiction. Mais alors que les pièces de Pirandello sont souvent bavardes et abstraites, voire ennuyeuses (passé le respect qu’on lui doit), n’envisageant la vie que sous l’angle du désarroi existentiel des personnages de fiction, Woody Allen tire le meilleur parti de son intrigue, qui se déploie sur un rythme toujours vif, son art de la répartie, son inventivité de scénariste, faisant merveille. Il n’oublie jamais de nous faire rire tout en dotant son film d’une grande richesse thématique grâce à cette « sortie » d’un personnage de la fiction, alors que la plupart des films traitant de l’imaginaire racontent « l’entrée » d’un personnage dans l’autre monde. Les interactions entre les personnages de fiction et la réalité permettent à Allen de faire plusieurs observations.

Première observation : l’absolue nécessité du cinéma pour Cécilia. Quelles que soient les mésaventures qui pourraient lui arriver, les déceptions et les trahisons qu’elle pourra connaître, elle aura toujours le cinéma, elle pourra toujours sourire éclairée par les feux de lumière déversés par l’écran. L’effet du cinéma est un phénomène élusif, un mystère insaisissable. Tom Baxter recherchait une inaccessible rose pourpre du Caire dans son propre film, et sa recherche même remplissait sa vie. Pour Cecilia, il en va de même : les films lui montrent la possibilité d’un bonheur qui n’existe pas dans la réalité, mais sa contemplation à l’écran suffit à la rendre heureuse le temps de la projection. La Rose pourpre du Caire, c’est le cinéma lui-même.

Deuxième observation : l’impuissance de la fiction à s’adapter au réel. Le personnage de fiction qu’est Tom Baxter, rêvant de réalité quand Cecilia rêve de fiction, est incapable de s’ajuster à la vie réelle : candide et ignorant, il voit tout en rose. Mêmes ses billets de cinéma sont faux, ne pouvant certes racheter les imperfections et les injustices du monde réel. Allen traduit son impuissance par une idée visuelle malicieuse : en toute circonstance, il garde son chapeau d’explorateur, qu’il s’adonne à la boxe ou que des prostituées lui proposent une partie à quatre gratuite (refusée par lui avec véhémence car il en perdrait son chapeau et sa candeur fictionnelle). A cette aune, on ne peut certes pas confondre la réalité et la version idéalisée qu’en donnent certains films mais c’est précisément pour cela qu’ils sont indispensables. Lorsque Cecilia décide de rester de notre côté de l’écran, elle ne choisit pas le réel par rapport à l’imaginaire, car les deux co-existent, ne pouvant vivre l’un sans l’autre, elle réalise simplement que l’imaginaire ne peut à lui seul suffire au réel auquel elle-même appartient.

Troisième observation : l’écart existant entre les personnes travaillant dans l’industrie du cinéma et le monde idéal représenté à l’écran. L’acteur Gil Shepherd est un dandy vaniteux et sans scrupules ne pensant qu’à sa carrière ; il s’emploiera à séduire Cecilia afin de la convaincre de renoncer à son double Tom Baxter pour mieux l’abandonner ensuite. Jeff Daniels est d’ailleurs formidable de candeur, de roublardise et de vanité mêlées dans ce double rôle. Mieux vaut ne pas regarder les entrailles de l’usine à rêves, mieux vaut rester à l’Est (morale récurrente chez Woody Allen), et s’en tenir à la surface de l’écran.

D’un point de vue cinématographique, les allez-retour entre le monde réel et le monde en noir et blanc permettent à Allen et son chef-opérateur Gordon Willis de poursuivre le travail commencé sur Zelig. Le travail sur la lumière du film dans le film est remarquable et restitue le grain du noir et blanc des années 1930. Willis, amateur de contrastes, a toujours très bien su filmer le noir et blanc, comme l’atteste Manhattan. La Rose pourpre du Caire marque, en ce qui concerne les scènes de la réalité, l’arrivée d’un halo orangé dans l’esthétisme du cinéma de Woody Allen, que l’on va retrouver par la suite dans nombre de ses films et qui sera la couleur de la nostalgie et de la chaleur du foyer familial. En revanche, le film reste assez découpé, avec des plans fixes généralement dépourvus de mouvements de caméra, selon la manière habituelle de Willis, qui donnait la primauté à la lumière par rapport à la mobilité de l’image. Avec l’arrivée du chef opérateur Carlo Di Palma dans son équipe technique, qui approfondira ce ton orangé et chaleureux de l’image, les films d’Allen vont gagner une vivacité nouvelle, reflet du crépitement des dialogues, grâce aux mouvements de caméra fluides dont Di Palma est coutumier. Cette nouvelle association va d’emblée donner un chef-d’oeuvre, Hannah et ses soeurs (1986), le premier d’une série de grands films à venir. Durant cette période bénie (qui s’achèvera en 1997 avec Harry dans tous ses états), Allen fit toutefois faux bond à Di Palma pour deux films aux couleurs qu’il souhaitait plus hivernales, confiées à Sven Nykvist, le chef opérateur de Bergman : l’extraordinaire Crimes et Délits (1989) et le très beau Une Autre femme (1988).

Strum

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15 commentaires pour La Rose pourpre du Caire de Woody Allen : la fiction rêvant du réel

  1. florence Régis-Oussadi dit :

    J’ai entendu dire que « La rose pourpre du Caire » devait beaucoup aussi à « Sherlock Junior » de Buster Keaton.

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    • Strum dit :

      J’avoue que je n’ai pas vu le film de Keaton – c’est pour cela que je ne l’évoque pas – mais j’avais cru comprendre qu’il y avait quand même pas mal de différences, en particulier le fait que Keaton « rentre » dans le film, alors que chez Allen, c’est le personnage de fiction qui « sort » du film, ce qui est la particularité de la Rose Pourpre par rapport aux films traitant habituellement de l’imaginaire, sans compter que chez Keaton c’est un rêve alors que chez Allen c’est la réalité. De ce point de vue, la Rose pourpre semble davantage inspiré par Pirandello.

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  2. regardscritiquesho22 dit :

    Magnifique analyse pour un film que l’on peut considérer comme l’un des meilleurs de Woody Allen.

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  3. Je n’ai pas vu le film (et j’ai lu ton post en diagonale car je ne veux pas trop le déflorer) mais ça a l’air bien.

    De toute façon, c’est un film de la période la plus créatrice de Woody, il n’y a quasiment rien – je ne dirais même pas à jeter – à dénigrer dans sa production entre 1975 et 1990. Je le verrai à l’occasion.

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  4. Quel magnifique film ! L’un de mes préférés. C’est vrai que ce film pourrait être intellectuel et démonstratif mais Woody Allen en a fait un enchantement plein d’émotions !
    Je rapproche souvent ce film du film « Alice » de Woody Allen qui est aussi l’un de mes préférés de ce réalisateur, avec des incursions dans le merveilleux et l’humour !

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    • Strum dit :

      Oui, Woody Allen a ce don de distraire son spectateur tout en le rendant plus intelligent. En effet, pour Alice que j’aimerais bien revoir d’ailleurs, d’autant que c’est un des films qu’il a tournés avec Carlo Di Palma.

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  5. Pascale dit :

    Voilà mon préféré de Woody sans doute parce que je m’identifie à Cecilia à bien des points de vue et que je l’envie surtout. Même si la salle de cinéma est un refuge et une fuite pour moi, jamais un personnage adoré ne sortira de l’écran.

    les allez-retour

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    • Strum dit :

      Depuis mes premières dictées en primaire, j’ai toujours tenu à écrire aller-retour avec un « z ». Merci. Le film est excellent, d’une inventivité permanente, mais en le revoyant je l’ai trouvé moins extraordinaire que dans mes souvenirs et je ne le place désormais plus au niveau de Crimes et délits, Hannah et ses soeurs, Zelig, Annie Hall et Maris et femmes.

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