Bonjour de Yasujiro Ozu : un vent léger comme remède

Bonjour (1959) est encore un film de Yasujiro Ozu qui raconte ou dévoile davantage que ce que son récit de départ laisse augurer. Et comme nombre de films tardifs du réalisateur, c’est un film qui se demande ce que c’est que de vivre, quoiqu’il le fasse en apparence de manière plus légère que de coutume. Deux regards concurrents cohabitent dans le film, permettant deux niveaux de lecture : d’un côté, les enfants écoliers, de l’autre, les adultes, tous vivant dans un quartier assez déshérité, fait de baraques en bois regroupées au pied de poteaux électriques, qu’Ozu filme avec ses plans fixes aux couleurs vives.

La perspective de l’arrivée de la télévision dans les foyers mobilise toute l’attention des enfants dont les jeux se résumaient jusqu’alors à des concours de pets. Un couple voisin possède déjà ce trésor permettant de regarder des combats de Sumo. Quand un personnage du film se demande à haute voix si « la télévision rend bête », on se fait la réflexion qu’il n’a aucune idée de ce qui l’attend, les réseaux sociaux ayant pour une large part donné corps aux craintes que la télévision avait fait naître. Mais ce changement sociologique n’est pas le véritable sujet du film, ni les scènes amusantes montrant les querelles de voisinage liées au sujet du versement des cotisations d’une association de quartier dont la disparition ouvre la porte aux rumeurs et aux accusations sans fondement, chaque mère de famille défendant sa réputation avec plus ou moins de mauvaise foi et d’aigreur. Ces querelles ne valent pas mieux que les jeux des enfants, qui mesurent les réputations en fonction de l’aptitude aux pets. Ozu filme ces bisbilles entre voisines avec ses champs-contrechamps frontaux habituels faisant des spectateurs des témoins. Non, le sujet véritable vient plus tard, quand Minoru et Isamu, les enfants de Kuniko Miyake et Chishu Ryu, deux acteurs de la troupe habituelle d’Ozu, font la grève de la faim pour protester officiellement contre la soi-disante superficialité des adultes qui ne savent que dire « bonjour » ou « merci », soit les mots de la vie de tous les jours, alors que le sujet véritable de l’existence, selon les enfants, c’est évidemment l’arrivée de la télévision.

Mais si le but de l’existence est l’arrivée de la télévision pour des enfants ignorants tout de la vie, quel est-il pour les adultes censés la connaître ? C’est ce à quoi Ozu se garde de répondre, observant que les adultes ont plusieurs soucis quotidiens à gérer, qu’il s’agisse de la perte d’un emploi stable pour ce jeune traducteur, ou l’appréhension de la retraite pour ce voisin plus âgé et qu’ils n’en savent en fait pas beaucoup plus que les enfants à certains égards. Toutefois, ces soucis du quotidien, cette écume des jours, ont cette vertu de recouvrir en occupant l’espace et le temps l’ombre de la vieillesse qui vient pour tous et qui est incompréhensible du point de vue d’un enfant. Tout ce qui semble « inutile », c’est ce qui permet de vivre. C’est pourquoi les enfants ont tort : les mots de tous les jours, ces « bonjours » ou « merci » jetés dans le mouvement du quotidien, c’est précisément ce qui en fait le sel, ce qui en fait la trame, ce qui peut apporter de la joie. Les « bonjour » et les « merci », c’est peut-être ce que ne disent plus suffisamment, ou alors hypocritement, les voisines acariâtres qui colportent des rumeurs et se rendent ainsi leur vie plus difficile, jusque dans leur propre ménage où la dissension s’est installée entre générations (voir ce personnage de vieille mère terrible utilisée comme un « dragon »).

Les « bonjour, les « merci », les « il fait beau, n’est-ce pas » préparent même le terrain pour les choses de l’amour, à l’instar des deux amoureux sur le quai de la gare à la fin (il y a toujours des gares chez Ozu qui font de la vie un voyage), qui parlent du beau temps par timidité mais dont on pressent qu’ils n’ont qu’une envie, c’est de tomber dans les bras l’un de l’autre avec toute la retenue en public propre à la société japonaise. La pudeur d’Ozu fait que le « bonjour » ne se transforme pas encore en « je t’aime » à l’écran : il attend le baisser de rideau, la fin de la projection, avant de le faire dire aux deux amoureux. Les enfants grévistes, dont l’obstination amuse visiblement Ozu, et par ricochet le spectateur, auront plus de chance : ils auront leur télévision.

Bonjour nous parle donc de ce quotidien qui ne paie pas de mine, mais qu’un sourire ou un mot aimable peut rendre plus facile à vivre. Car vivre, c’est surtout cela, se battre avec le quotidien, affronter le réel, tenter de déminer des conflits, se quereller pour se réconcilier, plutôt qu’attendre et espérer quelque chose qui n’est pas encore là – que ce soit un poste de télévision ou autre chose. C’est la leçon qu’Ozu nous enseigne en faisant souffler un vent léger sur cet éloge de l’inutile, sous le couvert parfois d’un humour régressif, les bruits de pets reliant le haut et le bas, la vieillesse et l’enfance. Comme d’habitude chez Ozu, les plans d’exposition des maisons, intermèdes contemplatifs, enchâssent les récits dans la réalité et donnent au spectateur le temps de la réflexion.

Strum

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14 commentaires pour Bonjour de Yasujiro Ozu : un vent léger comme remède

  1. lorenztradfin dit :

    beau texte pour (probablement – je ne me rappelle pas de l’avoir vu) un très beau film – dans une époque qui l’est moins et dans laquelle la question de la (sur-)vie se pose tous les jours. Merci aussi pour la petite phrase sur « l’avenir » de la TV de 1959 que nous vivons aujourd’hui…)

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    • Strum dit :

      Merci, difficile de se tromper avec les films d’Ozu de cette période, ils sont tous beaux et malgré la distance temporelle, géographique, culturelle, ils continuent à nous parler de notre vie d’aujourd’hui.

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  2. J.R. dit :

    C’est un film qui me fait de l’œil depuis longtemps, je sais parfaitement sans l’avoir vu qu’il est très bien…
    « la télévision rend bête » et internet rend encore plus con, c’est pour ça que comme je l’avais déjà tenté l’an passé je vais me retirer de la toile…. sauf obligation, hélas. Internet rend de vrais services administratifs, c’est indispensable, et ça devrait être là, sa limite : les réseaux sociaux, les blogs, c’est fabuleux pour permettre de faire résonner des voix dissidentes des médias mainstream, mais ça ne compense pas les défauts de la toile. La seule réalité qui nous est aujourd’hui voilée, c’est celle de ce quotidien décrit à la perfection par Ozu. Je me retire donc du web, et cette fois j’espère tenir parole. C’est si bon de s’écouter de vieux disques plutôt que de naviguer sur You tube, et de se voir envahir par cette pollution mentale qu’est la publicité, le péché mortel du libéralisme économique… J’entendais dernièrement, sans blaguer, un membre du medef nous expliquer qu’il fallait faire plus de place à la publicité. C’est un homme dont l’esprit ressemble à une zone commerciale, et qui ne sait plus mesurer l’abîme qui le sépare du bien. Merci pour tes textes, que j’ai toujours trouvés très brillants, uniques sur la toile, même lorsque je n’étais pas d’accord, et que je jouais le trouble-fête, parfois j’avoue sans réel conviction.

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    • Strum dit :

      Mais non, ne te retire pas complètement de la toile ! Comme du dis, il faut trier le bon grain de l’ivraie, comme dans la vraie vie, et faire attention aux informations personnelles que l’on donne aux GAFA, mais internet a aussi ses avantages. Tes interventions sont toujours intéressantes et enrichissent le blog, sans compter le plaisir que je prends à échanger avec toi, alors bannis Youtube de ton répertoire, mais garde une petite place pour Newstrum. J’espère que nous aurons encore de nombreuses occasions d’échanger. Et puis en l’occurence, Bonjour est un film optimiste qui donne le sourire, ce n’est pas le bon film pour partir. D’autant plus que tu m’as promis de voir la Trilogie d’Apu et tu me dois donc tes commentaires sur ces films. 🙂

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  3. Jean-Sylvain Cabot dit :

    bonjour Strum. Les films d’Ozu son intemporels. Celui-ci m’attend sur une étagère avec d’autres comme Fleurs d’équinoxe, Fin d’automne, Printemps tardif, Eté précoce.. les quatre saisons, en somme, le tourbillon de la vie.

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  4. J’avais vu « bonjour » il y a quelques années et je n’y avais pas décelé tant de significations cachées. J’avais trouvé ce film un peu « gentil », presque ennuyeux, et il n’y avait guère que la discussion autour des mots vides de sens comme « bonjour » ou « bonsoir » qui m’avait un peu sortie de ma torpeur. Je préfère mille fois « fleurs d’équinoxe » ou « voyage à Tokyo » à celui-ci…

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    • Strum dit :

      Je pense que les « mots gentils » sont là pour cacher des questions plus graves que pose indirectement le film : c’est d’ailleurs son sujet même : ce qui parait inutile ou léger est essentiel car autrement on ne pourrait pas vivre. Cela étant dit, je préfère moi aussi Fleurs d’équinoxe, Eté précoce et Herbes flottantes qui sont pour leur part sublimes.

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  5. Satyajit Ray et quelques jours plus tard Ozu: deux des plus grands réalisateurs (selon moi) de tous les temps en quelques jours !!! Tu fais fort!

    Je n’ai pas vu ce film, je me demande comment il a pu m’échapper car il y a eu un cycle Ozu au cinéma chez moi il y a 5 ou 6 ans et j’avais dû y voir une bonne vingtaine de films.

    J’adore Ozu, c’est un de ces réalisateurs rares où quasiment toute sa production est admirable, il n’y a pas de films « mineurs » (ce qui n’est pas le cas de tous les réalisateurs, même les plus grands), inutile de dire que, si l’occasion se présente, j’irai voir ce film là.

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    • Strum dit :

      Oui, pour Ray et Ozu qui se suivent, même si c’est un peu le hasard. « Bonjour » reste mineur par rapport à d’autres Ozu cependant, bien que l’importance de ce qui apparaît mineur ou inutile soit précisément le sujet du film. A voir bien sûr.

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  6. Valfabert dit :

    Tu as raison de considérer que l’incursion télévisuelle dans les foyers n’est pas le véritable sujet du film. Celui-ci se trouve plutôt du côté des différents registres de langage des personnages : formules de politesse ou propos consistants. Mais, à mon sens, tout se tient dans ce récit, qui tourne autour des modes de communication, depuis les rumeurs de quartier jusqu’aux paroles trop ordinaires dites par le traducteur à la jeune femme qui le courtise. Ainsi, on peut le noter, quand la télévision – ce mode de communication peu apprécié par Ozu – arrive dans la famille des deux enfants, le réalisateur la montre sans la montrer. On n’en voit que l’emballage et on ne verra pas l’appareil lui-même, comme si cet objet était incongru dans une maison où plusieurs plans rapprochés sont consacrés au père en train de lire et où, en matière d’images, le cinéaste veut conserver la primauté aux siennes.

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    • Strum dit :

      Oui, les modes de communication, eux qui sont si importants. La fameuse télévision censée communiquer la bonne parole universelle est en effet peu mise en valeur ici et a plutôt tendance à empêcher la communication.

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