Onoda, 10 000 nuits dans la jungle de Arthur Harari : histoire d’un envoûtement

Le lieutenant Hiro Onoda fut le dernier officier japonais à accepter la reddition du Japon. En poste sur l’île de Lubang, aux Philippines, il ne rendit les armes qu’en 1974, et ce uniquement parce que son supérieur direct, le Major Taniguchi, qui lui avait donné son ordre de mission fin 1944, vint sur place lui annoncer la défaite du Japon. Toutes les précédentes tentatives pour le convaincre avaient échoué. C’est l’histoire de cet envoûtement que raconte le réalisateur français Arthur Harari dans son magnifique deuxième film. Co-production internationale tournée au Cambodge, le film est joué par des acteurs japonais et en langue japonaise pour ce qui concerne les rôles principaux. Mais le récit qu’il relate porte une leçon qui traverse les frontières : l’embrigadement d’un homme substitue à la réalité une fiction d’une puissance que rien ne peut éprouver. Il n’y a là rien d’artificiel ou qui relèverait d’une lubie exotique : le cinéma traverse les frontières et aux réalisateurs talentueux et aventureux appartient le privilège de les traverser également.

Au début du film, Onoda est une proie facile pour l’Armée japonaise. Plongé dans le désespoir par le refus de l’Armée de l’Air de l’accepter comme pilote, en raison d’un vertige rédhibitoire, rechignant à l’échappatoire d’un destin de Kamikaze, il saisit l’offre que lui propose le Major Taniguchi de rejoindre une armée secrète, dont le mot d’ordre sera non pas de mourir pour la Patrie, comme les Kamikazes jetant leurs avions Zéros sur les navires ennemis, mais de survivre coûte que coûte. « Ton corps est ta Patrie », lui intime Taniguchi, motto qui oblige Onada à considérer son corps et sa mission comme sacrés, comme mis au service de l’Empereur. Mais le corps ne peut servir que s’il est l’instrument d’une fiction et c’est là que réside l’autre enseignement du Major Taniguchi, qui utilise une chanson, la chanson de Sado, pour faire comprendre à Onada qu’il peut en changer les paroles, c’est à dire plier la réalité qui l’entoure aux règles de la fiction. Dès lors, Onada est comme envoûté, rouage fanatisé de la fiction du Japon impérial invincible de Hirohito.

Dans Comme une autobiographique, Akira Kurosawa fait voir que l’embrigadement des jeunes japonais vient de loin. Il raconte que l’instruction militaire était déjà obligatoire pendant l’ère Taisho (1912-1926), et ce dès le collège, auquel était rattaché un capitaine de l’Armée impériale. Les adolescents de sa classe devaient suivre une formation militaire durant laquelle montrer du zèle était un gage de réussite scolaire. Elève récalcitrant, Kurosawa fut le seul de sa classe à échouer durant cette formation militaire et lors de la remise des diplômes du Collège, le Capitaine lui lança un retentissant et menaçant « Traître ! » qui aurait pu faire courber l’échine à moins vaillant que lui. Car lui-même était un japonais d’un genre particulier, croyant en l’individu. Kurosawa écrit plus tard dans son récit que les japonais sont si habitués à considérer l’affirmation de soi comme immorale que si l’Empereur Hirohito n’avait pas adjuré le peuple japonais de déposer les armes en août 1945, et avait appelé à l’Honorable Mort des 100 Millions, la grande majorité des japonais se seraient administrés un seppuku avec le sabre japonais rituel.

Onoda raconte l’histoire d’un fanatique qui n’a entendu ni Hirohito, ni son supérieur, lui ordonner de cesser le combat. Alors, il continue, du fond de sa grotte, du creux de la forêt, du lit de la rivière, fort des quelques hommes qui restent sous ses ordres, et en particulier son fidèle second Kozuka. La fiction est plus forte si elle peut être portée à plusieurs et de ce point de vue, le film raconte aussi une histoire d’amitié entre les deux hommes. Ce en quoi il diffère d’un chef-d’oeuvre du cinéma japonais qui se déroule aussi à la fin de la guerre de la Seconde Guerre Mondiale aux Philippines, le terrible Feux dans la plaine de Kon Ichikawa, qui raconte l’atroce retraite de l’armée impériale dont les soldats, épuisés, affamés, privés de tout, et en particulier de nourriture, finissaient par s’entre-dévorer.

Mais Arthur Harari ne veut pas raconter cela, son film n’est ni un film de guerre, ni un film historique, et il ne veut pas raconter cette défaite de l’humanité dans la débâcle, ni juger ses personnages et les crimes des japonais. Les belles images de son frère Tom Harari ont au contraire quelque chose de doux, avec des mouvements de caméra dont le retour signale le passage du temps. Harari veut raconter la puissance de cet envoûtement qui retient Onoda, ce sacrifice d’un corps et d’une âme, envoûtement de la fiction qui s’est substituée à tout autre ordre hiérarchique, y compris familial. Le père et le frère Onoda auront beau essayer de le convaincre de sortir de la jungle, en venant pourvus de porte-voix sur l’île même, il ne les croira pas, il se figurera qu’il s’agit d’acteurs payés par l’ennemi, continuant à être l’instrument de la fiction que le Major Taniguchi a enfanté en lui, selon laquelle le Japon ne peut perdre, le corps doit survivre, l’Armée viendra le chercher quand il sera temps. Même lorsqu’il regarde la nature, Onoda semble posséder par la fiction de sa survie, ce n’est jamais la nature qui prend le dessus dans les plans, contrairement à un film comme Aguirre d’Herzog par exemple où un conquistador poursuivant une chimère est vaincu par la nature (et de fait, les images d’Onoda ne possèdent pas la force viscérale du film d’Herzog, mais leur récurrence enveloppe peu à peu le spectateur).

Ce qui est très beau dans ce film, c’est qu’Harari, s’inscrivant dans un cinéma classique, fait confiance au pouvoir de sa propre fiction. Le film est long mais ne le paraît pas (du moins jusqu’à un certain point) car la durée des plans, à rebours du temps précipité et du trop plein de nombre de films d’aujourd’hui, permet de pénétrer plus avant dans la fiction. Le scénario participe de la réussite de l’entreprise en rendant compte d’une évolution de l’imaginaire fictionnel d’Onoda. Au début, il se projette dans l’action et dans le futur. Il s’agit de cartographier l’île, de devenir maquisard, de conduire quelques escarmouches, dans l’attente du moment où l’Armée viendra le chercher. La carte de Lubang, qu’Harari montre plusieurs fois, lui sert de boussole mentale et devient sa propre réalité. Mais ensuite, dans la deuxième partie, le regard d’Onoda se trouve tourné vers son passé, se remémorant ses anciens camarades disparus, donnant à chaque lieu leur visage et leur nom. La fiction est cette fois produite par Onoda lui-même, par sa propre mémoire, et Harari le montre là aussi par la mise en scène en insérant sans crier gare les images-souvenirs d’Onoda dans le cours du présent, le revêtant d’un voile empêchant Onada d’accéder à la réalité. Car il ne vit jamais dans le présent, il vit d’abord dans l’avenir et puis dans le passé, et ses pieds que foulent le sol foulent en réalité une Luban imaginaire. La dernière séquence est très belle, et l’on perçoit que si Onoda quitte Luban, son esprit y demeurera à jamais, toujours sous le joug des puissances de la fiction. L’interprétation est convaincante, en particulier de Kanji Tsuda qui joue Onoda âgé, au visage de pierre. La musique aux sons persistants d’Olivier Marguerit parachève la réussite de l’ensemble.

On est très curieux de savoir ce que Arthur Harari nous proposera par la suite, si un tel film annonce la naissance d’un cinéaste à suivre ou ne sera qu’un coup d’éclat solitaire. Qu’un tel film n’ait pas été jugé digne de figurer dans la sélection officielle du Festival de Cannes (alors qu’il surpasse tous les films cannois que j’ai vus), sans doute parce qu’il n’a pas été jugé, bien à tort au vu de son sujet, dans « l’air du temps », rappelle l’importance relative qu’il faut accorder aux récompenses festivalières.

Strum

PS : Bonnes vacances d’été à toutes et tous !

Cet article, publié dans (Harari) Arthur, cinéma, Cinéma français, cinéma japonais, critique de film, est tagué , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

14 commentaires pour Onoda, 10 000 nuits dans la jungle de Arthur Harari : histoire d’un envoûtement

  1. Pascale dit :

    Fascinant et envoûtant.
    La réalité est parfois plus incroyable que tous les scenari imaginés.

    J’aime

    • Strum dit :

      En effet, c’est la « réalité » qui semble dépasser la fiction, même si dans le film Onoda remplace justement la réalité par une fiction. Un film à voir en tout cas !

      J’aime

  2. Bel article qui me donne envie de revoir ce superbe film pour l’apprécier sans doute encore davantage.

    Aimé par 1 personne

  3. Jean-Sylvain Cabot dit :

    bonjour Strum. Je viens de voir du même Arthur Harari le film Diamant noir. Cet Onoda semble largement, à vous lire, concrétiser les promesses de son premier film. Quant aux récompenses festivalières, cela fait belle lurette que je n’y accorde plus aucune attention…

    J’aime

    • Strum dit :

      Bonjour Jean-Sylvain, On est d’accord en ce qui concerne les récompenses festivalières. J’essaierai certainement de découvrir Diamand noir et j’attends avec impatience son prochain film.

      J’aime

  4. Évidemment il n’est pas sorti chez moi mais j’en ai entendu beaucoup de bien et ton post donne très envie. Alors, si l’occasion se présente…

    J’aime

    • Strum dit :

      Oui, n’hésite pas !

      J’aime

      • Je l’ai vu cette semaine, enfin !!! Très beau film en effet (je serais un tout petit peu moins dithyrambique que toi) et c’est vrai qu’on ne voit pas les trois heures passer.

        Excellent post très documenté (je ne savais pas ce que tu racontes sur Kurosawa), c’est toujours un plaisir de te lire.

        Mon film préféré de Cannes pour moi reste quand même Drive my car

        J’aime

  5. princecranoir dit :

    Ton article aussi dense que la jungle qui recouvre le coeur de l’île de Lubang (où, paraît-il un sentier porte aujourd’hui le nom d’Onoda) me ramène à cette odyssée magistrale et inattendue de la part d’un jeune réalisateur que, personnellement, je découvre.
    Il y avait là un sujet pour Malick, certainement, bien qu’il eut déjà approché une telle réflexion métaphysique dans « la Ligne Rouge ». Evidemment, on pense aussi à Kurosawa, dont tu évoques la propre formation militaire à travers ses mémoires, récit passionnant qui me donne envie de le lire. J’ai comme toi repensé aux « feux dans la plaine », mais on peut aussi faire le lien avec d’autres récits insulaires durant la seconde guerre mondiale, d’autres très beaux récits comme « Heaven only knows » de Huston ou bien « Duel dans le Pacifique » de Boorman (Positif préfère citer « Objective Burma » qui est un autre très bon film mais qui n’entretient qu’un lointain rapport avec ce film à mes yeux).
    Le matériau de base est d’une richesse incroyable et c’est à se demander pourquoi, aucun autre avant Harari, ne s’était penché sur la fabuleuse histoire du lieutenant Onoda. Trop invraisemblables peut-être ? Mais comme tu le dis très bien, une incroyable matière à fiction. Un mauvais réalisateur l’aurait truffé de flashbacks, de musique envahissante pour habiller les images de jungle. La sobriété qui caractérise le film d’Harari l’honore. Un envoûtement, je confirme.

    J’aime

    • Strum dit :

      Merci. Une histoire incroyable en effet. Avec le Malick d’aujourd’hui, le film aurait été plus démonstratif à mon avis. Sinon, je pense qu’Onoda n’a jamais vraiment quitté l’île dans sa tête mais y est resté mentalement même après la levée de l’envoûtement selon le rituel militaire.

      Aimé par 1 personne

  6. Ping : Fièvre sur Anatahan de Josef von Sternberg: une femme plus désirable qu’un pays | Newstrum – Notes sur le cinéma

  7. Ping : Bilan de l’année 2021 | Newstrum – Notes sur le cinéma

  8. Ping : Le Procès Goldman de Cédric Kahn : je suis innocent parce que je suis innocent | Newstrum – Notes sur le cinéma

Laisser un commentaire