En février 1945, aux Philippines, il n’est plus question pour les troupes japonaises d’actions héroïques, encore moins de victoire. Abandonnés à leur sort après la défaite du Golfe de Leyte à l’automne 1944 qui sonnait le glas de l’occupation japonaise, les soldats ont pour ordre de se suicider plutôt qu’affronter le déshonneur d’une reddition. L’honneur est une fausse idole et plus d’un cinéaste japonais l’a montré. Dans Feux dans la plaine (1959), cependant, Kon Ichikawa n’est pas occupé à desceller cette vieille statue. Il sonde la frontière parfois friable qui sépare l’homme de l’animal et que gardent certains taboux.
Tu ne tueras point : la guerre renverse ce tabou pour en faire un mot d’ordre. Mais il est d’autres interdits. Le film suit l’itinéraire du soldat Tamura (Eiji Funakoshi). Tuberculeux, il n’a sa place ni à l’hopital (il n’est pas assez malade), ni dans ce qui reste de son escouade (il est trop faible). Il erre hagard dans la campagne philippine, rejoignant bientôt d’autres soldats errants de-ci de-là. L’armée japonaise s’est disloquée après la défaite et les rations de vivres font défaut si bien que les soldats commencent à mourir de faim alors même que l’artillerie américaine continue de les bombarder aveuglément. Certains films de guerre frappent d’horreur par leur propension à montrer en gros plans l’impact des balles, les carnages provoqués par l’artillerie. Ici, l’horreur nait de ces soldats plus morts que vifs qui s’évanouissent d’inanition, qui sont si faibles que le moindre geste semble leur coûter, qui marchent au ralenti à la façon d’une procession de zombies. Ichikawa les filme tour à tour en plans larges, en plans rapprochés, peinant dans les entrelacs de la forêt tropicale, ployant sous une pluie diluvienne, rampant comme des mouches sur des terrains humides. Il les fixe de sa caméra sans ciller, n’épargnant pas son spectateur. Plus d’une fois, à force de s’approcher de l’impensable, le film verse dans une atmosphère de récit fantastique, notamment dans les scènes nocturnes : ces soldats sont pareils à des morts-vivants ayant déjà pris pied sur les rivages de l’enfer.
Que faire quand on meurt de faim, déjà brisé mille fois par la guerre et les sommations des supérieurs ? C’est l’ultime tabou abordé par le film : celui du cannibalisme. Pour ne pas mourir, certains soldats japonais s’entre-dévoraient sur certaines îles perdues, laissés à eux-mêmes par un pouvoir impérial engagé dans une politique de défense suicidaire où seuls comptaient les points stratégiques tenant encore. Ce n’est pas seulement un argument fictionnel. De tels faits furent rapportés et Feux dans la plaine adapte un récit d’un ancien vétéran, Shohei Ooka, qui en fait état (l’adaptation est due à Natto Wada, la femme d’Ichikawa). La seconde guerre mondiale a assez montré qu’il y a des choses pires que la mort. Mieux vaut mourir que perdre sa condition d’être humain. Le refus de Tamura de s’adonner au cannibalisme préserve in extremis une étincelle d’humanité au fond du gouffre. C’est par lui que passe notre regard et Ishikawa filme plus d’une fois le sien fixant l’indicible souvent montré au premier plan, c’est lui notre guide et notre seul espoir dans la nuit de la guerre. Mais cette étincelle d’humanité était autrement plus vive et réconfortante dans La Harpe de Birmanie tournée trois ans auparavant par le même cinéaste où les soldats morts recevaient une digne sépulture.
Pendant le tournage, Ichikawa imposa à ses acteurs de jeûner afin de paraitre plus ascétiques, folle course au réalisme qui trahissait à la fois son propre désespoir face au tribut de la guerre et le jusqu’au-boutisme japonais. Ils furent suivis par une équipe médicale inquiète qui ne put empêcher certains évanouissements sur le plateau. Feux dans la plaine est un grand film anti-militariste, encore très impressionnant aujourd’hui. Il ne s’agit pas ici de plaindre les soldats japonais (l’occupation japonaise aux Philippines fit entre 500.000 et un millions de victimes civiles) mais de montrer ce qu’il advient quand la vie humaine n’a plus aucun prix. Le film fut mal reçu à sa sortie, au Japon comme ailleurs, tendant un miroir que peu voulurent regarder. La même année, Kobayashi sortait le premier épisode de sa Condition de l’homme, grande fresque humaniste sur la seconde guerre mondiale où il s’interroge également, dans un style plus baroque que celui classique d’Ichikawa, sur ce qui fonde l’homme en temps de guerre.
Strum
Malgré mon grand intérêt pour le cinéma japonais, je n’ai pas vu ces « Feux dans la plaine ». Ta chronique me donne très envie de rattraper cette lacune – même si je ne vois pas comment procéder…
Je dois avouer que je ne connaissais pas encore Kon Ichikawa, même s’il me semble bien que j’ai le DVD de « La harpe de Birmanie » quelque part dans mon rayonnage asiatique 😉
Belle semaine, Strum, et merci pour cette chronique.
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De rien Martin. Si tu possède déjà La Harpe de Birmanie, je te conseille sans hésiter de commencer par lui. Ichikawa est un cinéaste assez classique de la génération de Kurosawa, éclectique comme ce-dernier (mais sans son génie). Il a tourné beaucoup de films mais peu sont visibles par nous finalement. J’ai vu aussi La Vengeance d’un acteur qui est très bien dans un tout autre genre. Bonne semaine également !
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Sinon, Feux dans la plaine est disponible en DVD et blu-ray si tu préfères commencer par le plus dur.
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Une version du commandement « tu ne tueras point » renversée : j’aime beaucoup cette image, même si cette idée et le contexte de ce film me renvoient immédiatement à la purge signée Gibson.
J’ai vu et souffert face à ces « feux dans la plaine », film fort et intransigeant qui mérite l’importance que tu lui accordes dans ton analyse. Je ne me suis en revanche pas encore attelé à la somme de Kobayashi, autre cinéaste majeur de l’après guerre.
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Merci. En effet, on souffre pendant le film. Quelle fin… Je possède la fresque de Kobayashi que j’avais entamée il y a quelques années sans avoir le courage de la finir. Ca dure quand même 9 heures…
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Gibson est un très grand cinéaste. Vous ne l’aimez pas pour les raisons extra-cinématographiques que l’on connaît…
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