Toni de Jean Renoir : fable méditerranéenne

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C’est l’histoire simple d’un amour malheureux, celle de Toni (Charles Blavette), un ouvrier carrier italien, arrivé dans le midi pour y trouver du travail. Très vite, on pressent que Toni, sourcils broussailleux et démarche pesante, n’est pas prédisposé au bonheur, trop ombrageux, trop amoureux de la belle Josefa (Celia Montalvan), immigrée elle aussi, mais d’ascendance espagnole, qui a fait un mariage malheureux avec Albert, le contremaitre sans scrupules de Toni. Pourquoi n’est-ce pas Toni que Josefa a épousé ? Cela tient à peu de choses, à cette coucherie sous la contrainte qu’Albert lui impose un jour derrière un olivier. A partir de ce jour fatal se noue l’inéluctable drame. L’amour de Toni pour Josefa est incurable. Selon son langage imagé, oublier Josefa serait « comme demander à une feuille de platane de pousser sur un olivier ». Voilà qui le condamne au malheur, qui le force à repousser l’amour sincère de Marie (Jenny Helia), la blessant presqu’à mort, qui l’oblige à tout endurer pour un simple regard de Josefa.

Dans Ma vie et mes films, Renoir prétend que la conversation d’un rempailleur de chaises est plus intéressante que celle d’un notaire. Peut-être parce que le rempailleur qui travaille de ses mains, mène une vie moins urbaine, davantage en harmonie avec les hommes et surtout avec cette nature du midi qu’il aimait tant. Par principe, Renoir se défiait de l’idée du « progrès » (dans l’acceptation matérielle et technologique du terme). Aussi s’intéresse-t-il par goût, dans Toni (1935) comme dans plusieurs de ses films des années 1930, à l’ouvrier, au paysan, qu’il montre entier et fidèle, tandis qu’il a la dent dure contre la bourgeoisie ou ici le contremaître Albert qui n’envisage son union avec Josefa que comme un mariage d’intérêt lui permettant d’aller à Paris après lui avoir dérobé son patrimoine. Albert est d’ailleurs le seul personnage du film qui n’ait pas l’accent du midi, un intrus au milieu de ces méridionaux vivant parmi les oliviers surplombant la mer.

Renoir reconnaissait le caractère naïf ou édifiant de cette vision des choses, mais comme il l’affirmait lui-même il aimait les histoires naïves puisant dans la simplicité de leur enchaînement la force du drame. Certes, le seul avènement du malheur ne suffit pas pour que l’histoire produise ses effets dramatiques. Lorsqu’il s’agit comme ici d’un drame dépourvu de psychologie, il lui faut une mise en scène qui en fasse voir le caractère fatal, qui en épouse la tournure épurée. Renoir filme donc les personnages de Toni à hauteur de visage, avec une économie de plans, de mouvements et de dialogues qui a l’avantage non seulement de refléter le caractère fatal du drame dans le miroir de la mise en scène mais aussi de conférer une grande force aux mouvements de caméra lorsqu’ils surviennent dans la deuxième partie du film : une caméra glissant sur l’eau immobile fait de la mer un tombeau ; un travelling avant vers la maison de Josefa laisse augurer le pire ; un maître mouvement de caméra arrière révèle la présence inopportune d’un gendarme. Même la caméra se ligue avec les autres contre Toni. Son destin est déjà écrit dans les cieux.

Jacques Lourcelles remarque à juste titre dans sa critique du film que cette atmosphère de fatalité, que les actes du récit (un amour malheureux, un meurtre conjugal, un innocent foudroyé), se rattachent aux tragédies antiques, éternellement répétées sur les rivages de la Méditerranée. Les très beaux chants piémontais qui scandent l’action du film en sont d’ailleurs le choeur, et comme dans la tragédie, ce choeur est sur scène, représenté par des troubadours piémontais arrivés par le même train que Toni qui sont les témoins du drame. A la fin du film, à la faveur d’un décadrage de la caméra, un autre train arrive amenant d’autres immigrés en quête de travail, manière sans doute de nous dire que le cycle va se poursuivre. Tout cela confère au film un caractère intemporel qui dépasse ce statut de film précurseur du néo-réalisme italien que la postérité lui a reconnu peut-être hâtivement (Visconti est ici assistant-réalisateur). Car alors même qu’il entend faire oeuvre de réalisme en tournant dans la nature, qu’il entend filmer des ouvriers carriers du midi, Renoir tend vers le territoire de la fable que nous révèlent les mouvements de la caméra de Claude Renoir, qui n’a certes pas encore tout à fait la mobilité souveraine qu’elle aura bientôt.

Malgré certaines scènes à l’apparence un peu raide, Toni n’est pas loin d’être un des plus beaux Renoir des années 1930. Deux films très marqués par l’idéologie du Front Populaire devaient suivre en 1936, le discutable Le Crime de Monsieur Lange et La Vie est à nous, documentaire produit par le parti communiste français. On ne rangera pas Toni dans cette catégorie des films Front Populaire du fait de l’aspect intemporel du drame qu’il raconte. Toni fut produit par Pagnol et tourné en partie dans ses studios. Il partage d’ailleurs certains acteurs (Charles Blavette et Edouard Delmont) avec les films de Pagnol.

Strum

PS : Film vu dans la copie fatiguée de l’édition DVD Gaumont à la demande.

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11 commentaires pour Toni de Jean Renoir : fable méditerranéenne

  1. Jean-Sylvain Cabot dit :

    bonjour Strum. Là, nous sommes d’accord.
    (je suis aussi james Tobac).

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  2. princecranoir dit :

    J’aime également beaucoup ce petit Renoir méridional aux accents de Pagnol.

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  3. Pascale dit :

    Amour incurable : très triste, juste et jolie formule…

    Je n’ai pas encore vu Le Pigeon reçu récemment, j’ai commandé 3 Sirk… j’ai du boulot…

    Tu en parles si bien de ce Toni que j’ai l’impression de l’avoir vu mais il ne me tente pas plus que ça. Sans doute la broussaille au dessus des yeux de Toni 🙂
    Mais quand même Visconti et Pagnol. Chapeau.

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