Le Déjeuner sur l’herbe (1959) est une fable espiègle, d’un charme indicible, où Jean Renoir fait chanter les plaisirs simples de la nature. Aux prétentions de la science moderne à régir tous les aspects de l’existence, il oppose une vie à l’ombre des oliviers guidée par le jeu de l’amour et du hasard. Une telle opposition serait simpliste si Renoir n’y mettait un humour constant qui le montre sans trop d’illusions sur les avantages d’un ancien monde où l’homme fainéant fait la sieste pendant que la femme sulfate les vignes ou le sert à table. Nulle idéalisation ici d’un « temps des diligences » qui avait ses propres déboires.
La fable a quelque chose de farfelu. Etienne Alexis (Paul Meurisse), un biologiste partisan d’une fécondation artificielle substitut de l’amour physique, entend se présenter à la présidence de l’Europe. A l’occasion d’un déjeuner formel en forêt organisé pour lui faire rencontrer sa fiancée scoute devant la presse, Alexis succombe aux charmes champêtres de la sensuelle Nénette (Catherine Rouvel). Ce savant si rationnel se trouve incapable d’expliquer cet écart : et pour cause, il n’a d’autre explication qu’une musique venue du fond des âges. Un vieux berger accompagné d’un bouc et muni d’une flûte a lancé sur la petite troupe un enchantement dionysiaque, pareil à ceux que connaissait la forêt provençale quand elle était le siège d’antiques bacchanales où les satyres honoraient les prêtresses. La scène où le sortilège intervient et fait perdre la tête aux visiteurs guindés est formidable, comme si un vent de liberté soufflait soudain, comme si c’est tout le film qui devenait un temps enchanté. « Tout s’explique scientifiquement » croyait savoir le savant. Il se trompait. Le film proclame la défaite de la science face à la passion, le triomphe joyeux de la nature face aux lubies de « l’amélioration de la race » et autres thérapeutiques d’un scientisme béât sinon inquiétant.
C’est un film impressionniste où Renoir regarde la nature avec les yeux de Chimène. Il la filme merveilleusement bien, ayant choisi comme lieu de tournage, Les Collettes, c’est-à-dire la maison de son père Auguste à Cagnes-sur-Mer où il passé une partie de son enfance. Chaque arbre filmé par Renoir fut regardé et peint par son père travaillant au jardin. Ce jardin, Renoir le fait entrer dans des plans aux tournures de tableaux, faisant miroiter les oliviers au soleil du midi, sculptant le paysage par le choix des plans, créant des variations de vert par l’agencement des feuillages traversés de lumière. Toujours avec joie, jamais avec solennité. Nénette est elle-même un personnage sorti d’un tableau de Renoir père, portrait presque conforme de Gabrielle Renard, modèle du peintre et nourrice de Jean qui l’aimait beaucoup (« c’est certainement elle qui m’a le plus influencé » lit-on dans son autobiographie Ma Vie et mes films). Dans ce rôle, Catherine Rouvel, bondissante et voluptueuse, fait penser au tableau Gabrielle à la chemise ouverte (1907) et sa promesse de plaisirs charnels. Quant aux scènes de groupe, leur sont conférés, selon la manière de Jean Renoir, les mouvements des tableaux festifs du père. Seules les scènes en intérieur, où le mouvement est entravé par le système de caméras multiples utilisé, sont d’une tournure un peu rigide. Si le titre Le Déjeuner sur l’herbe évoque un célèbre tableau de Manet où une femme nue nous regarde (à l’instar de Nénette nue dans l’étang dévisageant Etienne), c’est donc de Renoir père plutôt que de Manet que le film se réclame.
Cette ode à une nature impressionniste rapproche le film de Partie de Campagne (1936) où déjà des citadins s’oubliaient, livrés aux plaisirs sensuels de la nature. Joseph Kosma dirige la musique des deux films à 23 ans d’intervalle, renforçant leurs liens par les tonalités familières de ses très belles compositions printanières. Partie de Campagne était in fine traversé d’une mélancolie poignante, Renoir évoquant la tristesse du destin non voulu d’Henriette par un plan d’eau filante figurant le passage du temps : à 41 ans, il traçait alors de l’amour un portrait élégiaque. Or, le voici à 65 ans hédoniste dans Le Déjeuner sur l’herbe, qui proclame sa joie de vivre, son plaisir de renouer avec la maison et les impressions de son enfance. Au plan triste des eaux dormantes de Partie de Campagne, se substituent des plans d’une eau vive, joyeuse, turbulente qui exalte le plaisir pris par Etienne et Nénette lors de leur étreinte hors champ. Et le destin subi d’antan est remplacé par un destin voulu qu’Etienne embrasse à bras le corps. Le Déjeuner sur l’herbe n’est pas le film d’un jeune homme, contrairement au cliché habituel, mais celui d’un homme mûri aux yeux plissés de joie n’ayant plus le temps d’être mélancolique.
Ce film vivifiant, à l’étonnante liberté de ton, donne envie de se retirer en Provence, à l’ombre d’un olivier, dans les bras d’une sylphide des bois. Il donne envie de croire futiles les grands sujets du monde contemporain qui n’étaient pas si différents en 1959 de ce qu’ils sont aujourd’hui à en croire Renoir (le futur de Europe, le nucléaire, les nouvelles technologies nous promettant un homme nouveau, le cinéaste abordant avec légèreté de très sérieux sujets). Quelques personnages survolés, quelques scènes un peu longues et moins réussies où la satire du monde moderne apparait un peu forcé (la frénésie des journalistes, le scoutisme militaire un peu ridicule de la fiancée allemande), n’entravent pas le plaisir pris face aux aventures d’un Paul Meurisse baissant le pavillon de son inimitable flegme pour les yeux noisettes de Catherine Rouvel.
Strum
Bonsoir Strum. Belle chronique. Sur le fond, on ne peut qu’être d’accord avec vous (hymne à la Nature , l’hommage impressionniste à son père etc…), c’est du Jean Renoir, pas de doute (sensualisme, sensualité, confiance en l’homme etc..) mais sur la forme, le film est trés mineur, ne pas dire plus. Fable oui, bavarde, qui aborde dans les décors de la Provence et au son des cigales, de grands sujets sérieux. Aux inquiétudes devant la Science et les problèmes de société (la tirade du curé), Renoir oppose l’Amour et la beauté de Catherine Rouvel. Il a raison mais cela ne suffit pas faire un grand film ni même un film réussi. Les années 50 seront difficiles pour Renoir. Il les avait pourtant bien commencées avec le Fleuve (1950) son dernier grand film sans doute.
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Bonsoir James. Merci. J’ai un autre avis concernant la forme, je trouve tous les extérieurs très beaux, avec une lumière superbe. Les plans d’arbres dans le jardin notamment sont sensationnels. Concernant les intérieurs, c’est moins bien c’est vrai car il y a une rigidité dans les mouvements à cause du système de caméras multiples utilisé. Mais comme le film se passe pour l’essentiel en extérieurs, ce n’est pas trop gênant je trouve. C’est un des Renoirs pour lequel j’ai le plus d’affection et c’est à mon avis très réussi par rapport à ce que Renoir voulait faire, très « renoirien » par le style en tout cas, même si cela ne fait pas partie de ses grands films bien sûr. Les années 50 pour Renoir, c’est aussi French cancan, Elena et les hommes, le Carosse d’or, c’est pas mal quand même…
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