Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat : de l’inconvénient d’être né

nous ne vieillrons pas

Un film autobiographique, c’est ainsi que décrivent Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) ceux qui en furent, au premier chef Maurice Pialat, qui adapte ici son propre roman. La formule rend certes compte du caractère autobiographique de ce récit relatant une rupture entre un cinéaste et une jeune femme se rêvant modèle, après une relation tumultueuse. Mais elle ne suffit pas à définir la nature de ce film si difficile à regarder, et en même temps, si bien joué et mis en scène. Habituellement, les récits autobiographiques, au nom des aménagements que la fiction autorise, mettent en perspective un parcours, justifient certains choix, affirment à haute voix : « j’existe ! » Pensons à certains films de Truffaut. Il n’en est rien ici et le film fait plutôt voir « l’inconvénient d’être né ». Cette dernière formule, Cioran l’avait revendiquée pour lui. Pialat possède un égal sens de la formule qui transparaît dans le titre : « Nous ne vieillirons pas ensemble », qu’il faudrait déclamer avec ce ton sarcastique et désagréable qu’emploie, à chacune ou presque de ses phrases, Jean (Jean Yanne) dans le film.

Jean, marié avec Françoise (Macha Méril) qui supporte toutes ses frasques (autre temps, autres moeurs), entretient une relation qui dure depuis six ans avec sa maîtresse Catherine (Marlène Jobert), qu’il emmène sur ses tournages. Il la traite avec brutalité, mépris, l’agonisant d’insultes, la violentant, la congédiant sans raison. Elle accepte tout, comme agirait une chienne au regard éperdu, incompréhensiblement silencieuse quand il faudrait répondre, douloureusement fidèle quand il faudrait partir. Et puis, un jour, elle lui signifie qu’elle l’aime moins ; un autre, qu’elle ne veut plus le voir. Et cela, Jean ne peut le supporter. Ce film se voudrait à la fois acte d’accusation et acte de contrition, l’un n’allant pas sans l’autre. Jean se sait inexcusable, il sait ses fautes ineffaçables (même la mer sur le rivage du midi ne pourrait les effacer), et pourtant il jure ses grands dieux à Catherine qu’il va changer, qu’il va divorcer et, cette fois, c’est sûr, l’épouser.

Catherine a peur de lui, mais tient bon. Raconté de son point de vue, le film serait l’histoire de sa libération d’une emprise imposée par un homme odieux. Mais il est raconté du point de vue de l’homme, et relate d’abord une autodestruction, causée par un mal de vivre si puissant qu’il scarifie jusqu’aux êtres aimés par Jean ; car il ne fait guère de doute qu’il aimait à sa façon maladive cette femme qui hante dorénavant ses pensées. Ce mal de vivre se voit très bien dans la scène terrible de la voiture, au début, où Jean se lance sans raison dans une diatribe à l’encontre de Catherine. Cela dure plusieurs minutes, les premiers mots ne sont que des reproches tels qu’on pourrait parfois les entendre au sein d’un couple usé, et puis les choses finissent par déraper, Jean éructe, et ses mots tranchant comme des poignards écrasent Catherine de sa misanthropie, de sa haine des autres. A l’issue de cette scène, où Jean Yanne et Marlène Jobert impressionnent, lui dévoré de colère, elle engloutie par son hébétude, on réalise une chose : Jean maltraite Catherine parce qu’il hait le monde entier, parce qu’au fond il se hait lui-même. Sans doute, quand il menace plus tard de se suicider, il est sérieux, il aurait pu passer à l’acte pour enfin se débarrasser de lui-même, qui entâche le monde autant que les autres. Le récit est construit narrativement comme une succession d’éclats, de ruptures et de retrouvailles, tournant autour de cette relation obsessionnelle qui éclipse le reste, qui éclipse le monde autour d’eux, construction qui rend compte de l’instabilité psychologique de Jean, de ses sautes d’humeur imprévisibles qui sont comme des puits noirs le happant, sans que l’on n’ait jamais, pourtant, l’impression d’une redite, et alors même que tout le film ressasse un même instant fatidique, l’instant de la colère répétée de Jean, qui le marque du signe de Caïn. C’est dire la maîtrise dont fait preuve Pialat en tant que cinéaste, lui qui ne parvenait pas à se maîtriser en tant qu’homme.

Ce film sonne comme un aveu, c’est Pialat qui clame : « Je suis un misérable ! » comme Zampano à la fin de La Strada. C’est la prise de conscience d’une brute, de ce qu’il fut, est encore peut-être, qui se met en scène pour le voir de ses propres yeux charbonneux, qui revient sur les circonstances de la rupture pour mieux comprendre ce qu’il a mal fait. C’est-à-dire tout, et c’est pourquoi le pardon est impossible, par le spectateur comme par les personnages ; pourtant l’abnégation et l’indulgence de Catherine allèrent au-delà du possible. L’épilogue se déroule du reste au bord de l’eau, comme dans La Strada encore, bien que Pialat ait prétendu détester le cinéma italien – toujours ce goût du jugement péremptoire, qui veut écraser l’autre, lui dénier le droit à la différence, comme dans la scène de la voiture, on y revient, toujours ce goût de la diatribe. Jean a beau citer Dreyer, se donner l’air de savoir de quoi il parle, il semble en savoir aussi peu sur les émotions qu’il ressent, et celles que Catherine et Françoise ressentent en tant que femmes, du moins au début du film, que Zampano qui brise ses chaînes de foire en foire mais n’a cure des regards admiratifs que lui lance Gelsomina. Chaque scène du film montrant les brutalités de Jean est un coup que lui assène sa conscience. Mais ce qu’il désire par dessus tout, ce que Pialat semble désirer à travers ce film, c’est peut-être moins de s’avilir que de revoir Catherine, telle que l’incarne Marlène Jobert, en créant de nouvelles images d’elle en plus des photographies qu’il avait conservées : c’est ce que révèle la magnifique fin du film, où Pialat et son chef opérateur Luciano Tovoli filment Catherine se baignant, à l’intersection du soleil, de la mer et de la musique de Haydn, libre, heureuse, et désormais inaccessible. En capturant cet amour par des images, qui recèlent un passé révolu : le passé de Jean et Catherine ; le passé, on l’espère, de ce que peut accepter une femme (la dépendance financière de Catherine vis-à-vis de Jean est symptomatique de la société de l’époque) ; le passé de cette France des anciens modèles Renault et Peugeot qui sillonnaient les campagnes, des nationales escortées de platanes, où s’encastra la Facel Vega ayant pour passager Albert Camus, des villages gris aux façades de pierre, désormais endormis. Jean Yanne et Marlène Jobert sont remarquables, elle pas moins que lui.

Strum

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7 commentaires pour Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat : de l’inconvénient d’être né

  1. A JACOB dit :

    A reblogué ceci sur Learn Loveet a ajouté:

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  2. Et toi tu as écrit une chronique remarquable !

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  3. Pascale dit :

    Quel film ! Insoutenable parfois.
    Merci d’en reparler.
    On se demande comment les 2 acteurs et les 2 personnages peuvent endurer cela pour elle et se comporter comme lui le fait.
    Un « beau » dégoût de soi et une belle émancipation.

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    • Strum dit :

      Effectivement, un film difficile à regarder parfois avec deux acteurs impressionnants de naturel. D’ailleurs, le tournage a été difficile, en particulier en ce qui concerne les rapports entre Pialat et Jean Yanne, qui ne supportait pas son personnage.

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  4. Ping : A nos amours de Maurice Pialat : « tu es où… avec eux ou avec moi ?  | «Newstrum – Notes sur le cinéma

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