
Dans A nos amours (1983) de Maurice Pialat, Suzanne (Sandrine Bonnaire), 16 ans, oscille entre deux pôles : le chaos familial et l’aspiration à la liberté. Entre son père (Pialat lui-mère) et sa mère (Evelyne Ker), se livre une sourde lutte d’influence dont Suzanne est l’objet. C’est ainsi que son père conçoit la famille : comme un champ de bataille où l’emportera celui ou celle qui portera le plus de coups, qui créera avec les enfants le lien le plus fort, des liens de subordination. Vertige narcissique, ivresse de soi, où il s’agit d’écraser l’autre. « Tu es où… avec eux ou avec moi » ? demande le père à Suzanne dans la scène terrible et fascinante où il revient à la maison au moment où ses enfants vont se marier, c’est-à-dire fonder leur propre sphère d’influence. Qui peut croire qu’il revient à cet instant précis par hasard, contrairement à ce qu’il affirme ? Il revient pour revendiquer derechef son statut de chef de famille, sa suprématie familiale, sur sa femme, son fils et surtout sa fille. Rien n’est laissé au hasard par ce père-là, et si l’histoire du tournage raconte que Pialat surgit dans le champ de cette scène sans avoir prévenu au préalable ses comédien, selon sa méthode de tournage où la précision de la mise en place et des mouvements de caméra ménageait un espace pouvant accueillir les réactions les plus authentiques des comédiens, il serait inexact de parler d’improvisation. Du moins faut-il autre chose d’absolument nécessaire pour que cette scène possède ce pouvoir expressif : une rigueur de cinéaste sûr de sa force. Les films puissants ne s’improvisent pas, ils s’insèrent dans un cadre, ils reposent sur des étais solides, sur une pensée sûre d’elle-même. La mise en scène de Pialat est d’une stabilité pérenne, fort éloignée de la gigotte esthétique d’un certain cinéma naturaliste agité.
Face à ce puissant bloc paternel, la mère fait ce qu’elle peut. On a parlé d’elle avec trop de dureté et d’insensibilité – comme le montre encore la critique des Cahiers du cinéma de l’époque opportunément republiée ce mois-ci. La traiter d’« hystérique », c’est donner raison au père sans plus se poser de questions, c’est ne pas comprendre pourquoi les absences de Suzanne la mettent dans un tel état. Non pas parce qu’elle éprouve du ressentiment à son encontre, mais parce qu’elle s’identifie à Suzanne. Elle éprouve une angoisse de mère à la pensée que sa fille passe ses nuits dehors, de bras en bras, car elle a peur qu’il lui arrive malheur, qu’un garçon la violente. Ce malheur en pensée l’empêche de dormir, de vivre, et réactive peut-être une angoisse primitive, une angoisse de jeunesse, qui fut entretenue par le peu de considération que lui a porté son mari, par le rejet qu’il lui a brutalement signifié quand il est parti, comme on jette au rebut un objet qui ne sert plus à rien. Certes, cette angoisse qu’elle ne parvient pas à maîtriser, exerce sur Suzanne une forme de chantage, aux termes duquel sa fille devrait cesser de sortir pour épargner sa mère. Mais Suzanne ne peut donner suite, ne peut céder aux objurgations de sa mère, aux réprimandes et aux coups du frère (Dominique Besnehard), car rester à la maison signifierait ne pas commencer à vivre. On ne commence à vivre qu’en dehors de l’ombre longue de ses parents, une fois que l’on échappe à la juridiction de leurs jugements.
A nos amours raconte l’histoire d’une jeune femme qui sous couvert d’un apprentissage de la liberté, et de la découverte de sa sexualité hardie, essaie d’échapper aux diktats de ses parents et de sa conscience. Suzanne le dit elle-même : quand elle est dans les bras des garçons, elle est heureuse car enfin elle ne pense plus à rien, elle n’est plus poursuivie par sa conscience : la conscience de ne pas être à la hauteur de l’idolâtrie que lui voue le père, la conscience de faire du mal à sa mère. Pialat exprime cela par sa mise en scène, comme tout grand réalisateur. Les premiers pas de Suzanne sur les chemins de la liberté au début du film sont filmés dans une lumière solaire, une lumière du midi, capturant des arrières-plans qui expriment le désir de liberté (ces plan le long de la route). Si Suzanne repousse l’amour de Luc, c’est parce qu’il pourrait être un autre bloc entravant le chemin de sa liberté. Elle aime Luc mais ce dernier, avec sa personnalité rigide et mutique, a des exigences de fidélité qui pourraient imposer un nouveau carcan après celui du père. Et puis, Luc vient après la promesse d’absolu de l’amour du père, qui était un modèle jusqu’ici, un modèle craint. Or, le père a trahi, il a quitté le foyer, et Suzanne est en âge de commencer à comprendre ses faiblesses et sa tyrannie, même si l’affection qu’elle lui porte fait qu’elle est plus indulgente avec lui qu’elle ne le sera jamais avec un autre. Suzanne n’acceptera pas de Luc des demandes d’absolu qui pourraient la décevoir à nouveau. Le départ du père produit également pour elle un afflux de libertés, car il n’est plus là pour lui imposer des restrictions de sortie (puisqu’elle refuse d’écouter sa mère). Il lui faut alors goûter à une autre forme d’absolu, sans doute tout aussi trompeuse à long terme, mais plus immédiate : l’absolu dégradé d’une absence de liens, d’une absence de passé, d’une absence de jugement et de rétributions, l’absolu dégradé des amours brefs. L’absolu le plus sûr est le plus court, comme l’absolu d’une lumière d’été au coucher du soleil, qui ne dure qu’un instant. Coucher avec un garçon puis le quitter peu après, c’est l’assurance pour Suzanne de ne pas être jugé et de connaître cet absolu de l’instant. Le véritable absolu, celui sur lequel le temps n’a pas de prise, seule la musique peut le donner, ici la musique de Purcell (The Cold Song chantée par Klaus Nomi) que Pialat utilise trois fois, génériques compris. Suzanne ne recherche pas simplement son père à travers ses coucheries. Elle l’aime mais veut en même temps échapper à ce qu’il représente, à l’assujettissement complet qu’il a cherché à imposer à sa mère. Elle ne veut pas « mourir d’amour » quant à elle, elle veut vivre et de ce point de vue, le film répond à sa question inaugurale ; contrairement à ce que disait Musset, Suzanne veut badiner avec l’amour.
De son côté, le père aime Suzanne pour une raison liée à son narcissisme : il reconnaît en elle le goût de la liberté, et une personnalité frondeuse et sans peur, qu’il voudrait pareille à la sienne. Il a l’impression d’avoir transmis son esprit dur et audacieux à Suzanne, qui veut qu’on l’aime mais ne parvient pas à aimer ; et c’est pourquoi, il est si heureux qu’elle parte à San Diego à la fin, qu’elle quitte tout cela, les appartements sombres, les rues connues, les disputes familiales rances où les coups et les mots vengeurs blessent la mémoire et les consciences. « Quelle vulgarité » lance-t-il à la mère, selon le même mot atroce et brutal qu’avait utilisé Jean Yanne dans Nous ne vieillirons pas ensemble. Mais par ce mot lancé, le père a gonflé la scène d’encore plus de vulgarité, il a fait en actes le contraire de ce qu’il pensait. Il y a chez Pialat quelque chose qui relève du mot de Saint Paul dans l’Epître aux Romains (« Je ne sais pas ce que je fais : je ne fais pas ce que je veux et je fais ce que je hais »), avec ce personnage d’homme qui fait l’inverse de ce qu’il pense ensuite. Mais pour en revenir à Suzanne, partir à San Diego signifie avoir la possibilité de rester là-bas, ce qu’il n’a pas osé faire lui-même avec sa femme il y a longtemps, quand il avait des désirs de Canada. A contrario, le père a été déçu par son fils qui a abandonné ses velléités d’écriture, a vendu une part de lui-même ; lui n’aurait pas fait cela. Ce qu’il n’aime pas dans ce fils, c’est ce qui n’est pas lui. Avec ce père là, il n’y a pas de compromis possible, il n’y a que des camps qui s’opposent, l’un ayant « raison » (lui), l’autre tort (tous les autres, qui forment le camp des « tristes », utilisant les derniers mots de Van Gogh pour les retourner contre les autres) ; c’est au camp choisi que se mesureront les fidélités, que seront choisis les élus au jour du jugement paternel. Cela aussi c’est très biblique, semblable au « celui qui n’est pas avec moi est contre moi » de Saint Matthieu. Un film dont la force viscérale ne se dément pas, l’un des plus achevés de Pialat, et qui révéla une grande actrice : Sandrine Bonnaire, inoubliable dans le rôle de Suzanne, qui retrouvera Pialat pour Sous le soleil de Satan.
Strum
Je note. J’ai vu trop peu de films avec Sandrine Bonnaire. Je gardais « Sans toit ni loi » dans un coin de ma tête. Je vais donc essayer de retenir aussi ce Pialat. Merci, Strum ! 🙂
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Avec plaisir Martin. Bonnaire est formidable comme toujours et Pialat oblige le film est très bien même si certaines scènes de disputes familiales sont parfois difficiles à regarder sans ciller.
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Vu il y a trop longtemps. Mais je crois que les films de Pialat bénéficient d’une ressortie en ce moment. Avis aux Parisiens. Quant à moi, je prie pour une réédition DVD à la hauteur.
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C’est exact, l’occasion de constater que les films de Pialat ont gardé toute leur force. J’ai vu le film dans une édition DVD tout à fait correct.
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Après avoir revu « Sous le soleil de Satan », j’ai cherché à me procurer d’autres titres mais visiblement les éditions sont épuisées ou bien fort chères. Celui-ci est de ceux qui méritent l’investissement sans aucun doute.
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La famille décortiquée par Pialat c’est jouissif.
Je me souviens de la scène (apaisée) dans le bus entre le père et la fille. J’étais jeune aussi et je me suis dit : ah quand même un peu de tendresse !
J’adore Pialat acteur.
sur sa femme, son fil et
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Une scène apaisée qui suit les terribles scènes de disputes familiales comme si l’une n’allait pas sans les autres dans l’esprit de Pialat.
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Oui, je me demandais toujours quand il allait exploser à nouveau.
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Belle analyse Strum pour un film qui m’a personnellement laissé assez froid. Je n’en tire pas fierté mais j’ai toujours eu du mal avec le cinéma de Pialat et j’ai revu quelques films de lui récemment (dont celui là) mais sans être vraiment subjugué.
Il reste que quoiqu’on pense du film, Bonnaire est époustouflante, là au moins, nous sommes d’accord.
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Merci ! Pialat c’est assez particulier et moi-même j’ai mis du temps à y venir. Aujourd’hui je vois ce que je n’avais pas vu au début, à savoir qu’au-delà de ses thèmes et de sa vision très dure des rapports humains, ses films sont très bien filmés. On en a déjà parlé mais si mes deux Pialat préférés sont Sous le soleil de Satan et Van Gogh, c’est justement parce que c’est dans ces deux films que ses images sont les plus belles.
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