Ma Nuit chez Maud d’Eric Rohmer : le physique et la morale

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Ma Nuit chez Maud (1969) est un des contes moraux d’Eric Rohmer. Qu’est-ce qu’un conte moral ? On pourrait en donner la définition suivante : récit mettant aux prises la morale avec une situation de la vie de tous les jours. Ou bien : rencontre de la morale (notion abstraite) et des tentations, des incertitudes, naissant des interactions physiques avec autrui (sensations). Il s’agit d’éprouver la morale, de voir si ses promesse sont valables, utiles ou hypocrites, dans la réalité. Plus précisément : dans Ma Nuit chez Maud, Jean-Louis (Jean-Louis Trintignant), un catholique pratiquant désireux de se marier, et ayant même décidé que sa future épouse serait Françoise (Marie-Christine Barrault), une jeune femme blonde aperçue dans une église, se retrouve contraint de passer une nuit chez Maud, à la faveur d’une nuit enneigée à Clermont-Ferrand. La question morale qui se pose à lui est la suivante : dois-je coucher avec Maud qui me le propose alors même que ce n’est pas elle que je vais épouser ?

Questions à la fois triviale et désuète qui résume assez le spectre moral et géographique des films de Rohmer. Sauf que ce qui est intéressant ou amusant chez lui, c’est moins la question que les discours amoureux et les études de caractères qui les accompagnent. Par sa mise en scène qui se focalise, en particulier ici, sur les visages des personnages en plans moyens, qu’ils parlent ou qu’ils écoutent, avec peu de champs-contrechamps, Rohmer laisse toute leur place à ces discours et ces études selon une approche qui ne craint pas de mêler littérature et cinéma. Il y a quatre caractères dans Ma Nuit chez Maud : Jean-Louis, Vidal, Maud, Françoise. Jean-Louis est catholique mais n’aime pas le Pascal des Pensées, ni celui, janséniste, qui reniera la science à la fin de sa vie (comme Racine, autre janséniste, le théâtre et ses anciennes maîtresses). Ingénieur, il étudie les mathématiques et notamment les probabilités, assimilant espérance chrétienne et l’espérance mathématique des calculs de probabilité. Il tire du catholicisme des principes qui lui donnent en surface une certaine tranquillité d’esprit mais font de lui un homme seul. Le hasard qui le met en face de Maud décide aussi que celle-ci doit partir sous peu à Toulouse. C’est ce hasard qui permet finalement à Jean-Louis de résister à la tentation de coucher avec Maud davantage que ses propres principes qui s’énoncent bien dans ses discours mais ne lui donnent pas forcément de joie dans la réalité. Car Maud rend joyeux et heureux cet homme seul pendant les vingt-quatre heures où ils se voient. Avec elle, il sourit, il rit, il perd de sa raideur. C’est moins vrai avec Françoise, la femme qu’il a décidé d’épouser. Après leur rencontre, forcée par Jean-Louis, il se conduit avec elle de manière concentrée, sérieuse, fixé sur son objectif. Et peut-être est-ce même Maud, par son pouvoir de séduction et les promesses de son corps attendant dans son lit, qui a donné à Jean-Louis l’élan qui lui manquait jusque là pour aborder Françoise. Jusque-là, la lumière hivernale, le gris des images de Nestor Almendros, donnaient à la vie de Jean-Louis un caractère assez terne. La morale seule ne vaut rien : il lui faut rencontrer le physique, pour l’éprouver ou la régénérer.

Vidal (Antoine Vitez) est un intellectuel communiste, comme il y en avait beaucoup à l’époque du film. Son approche du problème communiste se fonde aussi sur une espérance, celle que si le communisme a raison, si une révolution est à venir, alors cela vaut le coup de vivre, même si les chances de réussite d’une révolution communiste en France sont très faibles. Vidal se réfère, dans un dialogue célèbre du film, au Pari de Pascal pour justifier cet engagement communiste. Telle que la présente Rohmer, la question n’est pas de savoir si le communisme est une bonne chose d’un point de vue rationnel ou même envisageable en pratique (le XXe siècle a montré qu’il ne l’était pas), que de partir du principe qu’il donne à Vidal une raison de vivre, une raison de croire que l’Histoire a un sens, comme toutes les utopies. Comme une sorte d’ouverture vers « l’infini », pour reprendre un terme de Pascal désignant Dieu (ce qui fait d’ailleurs le lien avec le millénarisme soviétique qu’évoquait Koestler dans Le Zéro et l’infini). « Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien » écrivait Pascal. C’est pourquoi Sartre qui fermait les yeux sur les goulags « pour ne pas désespérer Billancourt » fut si longtemps plus célébré que Camus et Aron : il vendait de l’espérance là où les deux autres prenaient une voie étroite et plus difficile à tenir. Vidal refuse cette voie étroite et préfère vivre d’illusions, celle du communisme, comme celle de croire à l’amour de Maud.

Maud ne possède ni l’espérance du communisme, ni celle du catholicisme, et Rohmer fait d’elle une femme qui, a défaut de trouver le réconfort d’une vie rangée, trouve celui d’être libre et de ne devoir rendre des comptes qu’à elle-même. De fait, de tous les personnages du film, c’est elle, alors même qu’elle se déclare sans religion (ce que sont à la fois le communisme et le catholicisme), qui se conduit le plus en conformité avec ses propres principes (elle sait ce qu’elle veut même si elle ne l’obtient pas toujours), c’est elle la plus vertueuse paradoxalement. C’est de son lit qu’elle tente de subjuguer Jean-Louis, un lieu approprié pour ce film de chambre, comme on parle de musique de chambre. Quant à Françoise, c’est le personnage du film le moins creusé par Rohmer. Il ne lui est pas donné de parler d’elle autant que les autres. Elle est surtout vue à travers les yeux de Jean-Louis. Elle semble plus hésitante que ce dernier, aussi seule que lui cependant, éprouvée par une précédente affaire sans espoir avec un homme marié. C’est le point faible, ou pas assez soutenu, du carré, à moins qu’elle ne révèle le point faible de Jean-Louis, qui l’a mal regardée, mal jugée, puisque la fin du film révélera qu’elle n’est peut-être pas la femme vertueuse qu’il imaginait.

Au terme du récit, quels sont « les gains », quelles sont « les pertes » ? Jean-Louis refuserait cette manière de voir, comme il réfute avec véhémence la pertinence du pari de Pascal pour évoquer sa vie. Sa foi, dit-il, ne résulte pas pour lui d’un pari, mais est, depuis sa conversion, sa raison de vivre. Mais le rend-elle lucide ? L’aide-t-elle à bien juger les autres ? Qui sait ce à quoi il pense en revoyant Maud beaucoup plus tard : à cette nuit manquée avec elle comme une « perte », une occasion manquée, ou alors s’en souvient-il comme l’élan qui lui a permis d’aborder Françoise ? A moins qu’il ne réalise enfin que de Maud et et Françoise, c’était en fait la première la plus vertueuse tandis que la seconde avait déjà eu une aventure, qui plus est avec le mari de Maud. S’il l’a compris, alors il a aussi compris qu’il a peut-être perdu son pari. Car c’est en termes de gains et de pertes que semble nous demander de raisonner Rohmer lors de l’épilogue mettant aux prises Jean-Louis, Françoise et Maud. Après les discours amoureux et philosophiques de ce film qui parvient à mettre de la littérature dans le cinéma, c’est à nous de tirer la morale du récit. Voici la mienne : le pari de la foi ne protège pas de l’erreur. Le visage énigmatique de Jean-Louis Trintignant est le miroir des interrogations que soumet Rohmer à son spectateur.

Strum

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20 commentaires pour Ma Nuit chez Maud d’Eric Rohmer : le physique et la morale

  1. princecranoir dit :

    Tant de saisons ont passé depuis que j’ai fréquenté pour la dernière fois un des contes de M. Scherer. Il faudra un jour que j’y revienne, j’en ai en tous cas très envie. Cette lecture y participe ardemment, et je t’en remercie.

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  2. J.R dit :

    « Rohmer fait d’elle une femme qui, a défaut de trouver le réconfort d’une vie rangée, trouve celui d’être libre et de ne devoir rendre des comptes qu’à elle-même. »…. bref, c’est quelqu’un de détestable.
    Blague à part, je préfère ceux qui ont un surmoi idéologique, les scrupuleux, même les communistes, aux esprits trop indépendants qui mesurent trop mal leur égoïsme et leur propre ignorance. On doit tous quelque chose à la vérité, et elle ne se décrète pas à l’aune de soi-même. Désolé ne pas être un libéral, mais un vieux c..

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    • Strum dit :

      Mais pourquoi ces grands mots ? 🙂 Tu n’es pas plus un vieux con qu’elle n’est détestable. C’est un personnage très estimable et indispensable qui permet à Jean-Louis d’exercer son libre arbitre et sans lequel il n’aurait sans doute pas osé aborder Françoise. Par ailleurs, dieu merci, communistes et catholiques n’ont pas le monopole du surmoi et des principes. Il est clair que Maud a des principes, simplement, elle propose, n’impose rien aux autres, là où le communiste Vidal prétend décider pour les autres.

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  3. Pascale dit :

    J’ai réessayé Rohmer récemment à la faveur du cycle sur Arte. C’est définitivement non. Même les acteurs que jaime me deviennent insupportables.
    Ses leçons de morale, géopolitiques et ses discours amoureux me barbent au delà de la limite.
    J’ai l’impression que personne ne vit ni ne parle comme ses personnages et comme ce n’est pas non plus de la science fiction… pour moi ses films ne ressemblent à rien et n’ont pas d’intérêt.
    Je pense au récent Assayas qui me provoque un peu les mêmes sensations épidermiques finalement.

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  4. Il faut accepter Rohmer comme il est. Ca sonne faux mais « c’est son style ». Moi à titre perso, j’aime bien. Je ne suis pas idolâtre mais j’aime bien.

    Ma nuit chez Maud est à mon avis l’un de ses meilleurs, d’abord parce que le message, la discussion philosophique (très bien éclairée par Strum – très beau post au passage -) est plaisant mais aussi et surtout car c’est le film de Rohmer où les acteurs sont les meilleurs, on a trois acteurs « connus » mais aussi talentueux (pas comme Arielle Dombasle qui est connue mais non talentueuse) dans les rôles principaux. Trintignant, Fabian et Barrault, rien que ça, dans une gentille discussion philosophique sur l’amour à Clermont-Ferrand, moi je marche !

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    • Strum dit :

      En effet, le personnage de Jean-Louis est un des rôles masculins de Rohmer les mieux écrits et Trintignant et Fabian sont très bien (Barrault est moins bien servie en temps d’écran). Et sinon, merci !

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