Billy Wilder fut avec Lubitsch un des maitres au cinéma de ce que les anglo-saxons appellent l’innuendo, soit l’insinuation, le double-sens. Dans Embrasse-moi, idiot (1964), les doubles-sens à caractère sexuel abondent et prennent explicitement pour cible le Code Hays, ce code de censure de l’Association des producteurs et distributeurs de films qui s’appliqua au cinéma américain de 1934 à 1966 au nom des prétendues « bonnes moeurs ». Le sujet même du film avait de quoi défriser les moustaches des censeurs puisqu’il raconte comment Orville Spooner, un auteur de chansons, engage une prostituée pour jouer le rôle de sa femme afin de séduire Dino, un crooner susceptible d’acheter ses chansons. Wilder prétendit, narquois, que ce refus de vendre les faveurs de sa véritable épouse témoignait d’une morale toute bourgeoise, faisant mine d’ignorer que dans le film, au terme d’un renversement de situation dont il a le secret, la femme légitime couche bel et bien avec le crooner.
Mais ce sujet de départ n’est rien à côté des innombrables références au sexe que comporte le récit. Tout se passe dans une ville s’appelant Climax (orgasme) ; la prostituée possède un perroquet témoin de ses ébats ne cessant de dire « bang-bang » (crac-crac) ; le surnom de Polly, la prostituée, est the pistol, indicateur de ses performances au lit ; une blague du crooner évoque une relation contrainte faisant rire toute une salle, qui vaudrait à Wilder une mise au pilori à notre époque du « #meetoo » ; Polly et Spooner recherchent frénétiquement l’ornement qui cachait le nombril de la prostituée lorsqu’elle le perd, nombril que Wilder filme alors en plan rapproché via un travelling avant. Or, le Code Hays interdisait expressément de filmer les nombrils de femme auxquels il conférait une charge érotique particulière, interdiction quasi-fétichiste dont Wilder se gausse ici.
Le résultat ne se fit pas attendre : le film subit les foudres de la censure américaine, certaines scènes devant être retournées (la version européenne diffère ainsi de la version américaine), et United Artists le distribua en catimini sous une autre bannière que la sienne. Du reste, Embrasse-moi, idiot contient quelques longueurs, quelques gags moins heureux, comme tout ce qui a trait à la jalousie hystérique de Spooner, systématiquement à double détente avec un décalage dans le temps (premier temps : il soupçonne sa femme d’avoir une aventure avec un dentiste ; deuxième temps : le voilà rassuré car le dentiste lui assure que sa femme n’est pas chez lui puisqu’elle a rendez-vous la semaine prochaine ; troisième temps : il s’avise que sa femme lui a menti en lui indiquant qu’elle voyait aujourd’hui son dentiste). Jack Lemmon, puis Peter Sellers, furent tour à tour envisagés pour le rôle, et Ray Walston, un peu trop agité, ne parvient pas à les faire oublier. Sellers commença même le tournage avant qu’une crise cardiaque ne conduise à son remplacement. On sait le mot cruel que ses problèmes de coeur inspirèrent à Wilder : « une crise cardiaque, impossible, il faut avoir un coeur pour faire une crise cardiaque ! ». Kim Novak est plus convaincante en simili-Marylin Monroe, puisque là aussi, le rôle était écrit pour cette dernière. Elle est émouvante.
Cependant, ce qui frappe surtout aujourd’hui dans cette comédie de moeurs habilement agencée, c’est la noirceur du portrait des industries du spectacle qu’elle trace sous couvert de satire. Car qu’est ce que le film suggère ? Que pour réussir dans le milieu du cinéma ou de la chanson, coucher est souvent un pré-requis ; que telle star est un obsédé sexuel réclamant son lot de chair fraiche chaque soir (Dean Martin se prête avec humour à une mise en abyme où il joue son propre rôle : même surnom, même voiture, même appartenance au Rat Pack du bien peu sympathique Sinatra). Wilder montre que le Code Hays était un paravent hypocrite dissimulant plutôt que dissuadant les moeurs qu’il prétendait dénoncer. Les films de Lubitsch avaient été, avec d’autres, à l’origine du Code Hays (ainsi Sérénade à trois), ceux de Wilder furent, avec d’autres, à l’origine de sa péremption en 1966. Ajoutons qu’il ne condamne pas les moeurs d’Hollywood (ce n’est pas un moralisateur), il les révèle d’un ton goguenard (c’est un moraliste), renversant l’ordre des apparences conformément à sa méthode comique : le temps d’une nuit, grâce à la savante mécanique du scénario de Wilder et de son complice I.A.L. Diamond, la prostituée devient la femme légitime, celle-ci devient celle-là, le pieux organiste d’église s’oublie dans les bras d’une autre. L’envers des choses est ainsi dévoilé, le nombril d’une femme autant que le nombril d’Hollywood. Hollywood, c’était aussi cela, derrière les collines : des petites villes environnées par le désert où végètent des professeurs de piano attendant la gloire, des prostituées désabusées économisant client après client dans leurs roulottes, apanages de bordels vilipendés mais néanmoins tolérés. Couvrez ce nombril que nous ne saurions voir… Les chansons d’Ira et George Gershwin sont superbes.
Strum
Ce film est ma comédie préférée de Wilder, plus même que Certains l’aiment chaud je crois. Et pourtant Wilder le trouvait plutôt raté !
Le dialogues comme d’hab sont toujours parfaits (mon préféré : « Mais oui mon chéri, c’est notre anniversaire de mariage aujourd’hui, le 30 septembre » « Ah oui bien sûr, le 30 septembre, je croyais que c’était le 31 »), peut-être Ray Walston est un peu en-deça que ce qu’aurais fait Jack Lemmon mais j’aime aussi beaucoup Felicia Farr dans le touchant rôle de la femme d’Orville.
Je l’avais vu dans des conditions spéciales où, après le génériques de fin, ils passaient successivement deux scènes censurées avec les deux scènes qui les avaient remplacèes pour donner une idée des scènes qui ne « passaient pas » les fourches caudines de la censure à l’époque, c’était plutôt éclairant.
Enfin btef, une merveille à mon avis.
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Les dialogues sont fantastiques en effet, Wilder oblige. Moi aussi, j’aime bien la délicieuse Felicia Farr. Quelle chance de l’avoir vu dans ces conditions, cela devait être instructif en effet. A mon avis, sur un plan purement cinématographique, cela ne vaut pas les plus grands Wilder, mais ça reste un excellent film.
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« Wilder montre que le Code Hays était un paravent hypocrite dissimulant plutôt que dissuadant les mœurs qu’il prétendait dénoncer »
Très bonne analyse de mon Wilder préféré (juste devant Assurance sur la mort et Certains l’aiment chaud) – mais je ne suis vraiment pas objectif car j’adore Dean Martin et le nombril de Kim Novak.
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Merci ! Evidemment, si tu commences à jeter le nombril de Kim Novak dans la balance… cela dit, je ne trouve pas que cela soit le rôle où elle est le mieux mise en valeur. Sinon, je remarque que souvent, avec ces très grands réalisateurs, comme l’est Wilder, nos préférences vont à un film qui n’est pas forcément le plus considéré ou le moins exempt de défauts de leur filmographie, comme ici Embrasse moi, idiot pour toi.
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C’est peut-être parce que Billy Wilder n’est pas un de mes cinéastes de chevet, que pour moi, Embrasse-moi, idiot est moins exempt de défauts que Boulevard du Crépuscule, qui me laisse un peu… indifférent. Je lui préfère presque 1,2,3 qui est débridé, comme Embrasse-moi idiot, il est plus mordant dans ses répliques, plus intelligent dans ses observations, plus rythmé… j’adore également La Garçonnière et le Poison, mais je suis agacè par le personnage de William Holden dans stalag 17. Je ne suis pas du tout emballé par le Gouffre aux Chimères… j’aimerai beaucoup découvrir sa première comédie, Uniformes et Jupons Courtes, ou je crois Ginger Rogers se fait passer pour une gamine et séduit Ray Milland : un film totalement inimaginable aujourd’hui. Témoin à Charge m’a aussi beaucoup impressionné lorsque je l’avais découvert adolescent. Mais si je devais donner mes titres préférés de mes cinéastes de références, je ne citerais que rarement des titres confidentiels, même si par provocation j’aime dire que Mogambo est mon Ford préféré (ce n’est pas sérieux évidemment, mais je le vois au moins une fois par an).
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Mogambo une fois par an… je n’étais pas loin du compte donc. 🙂 Je ne suis pas tellement amateur de Boulevard du crépuscule, et a fortiori de Stalag 17. Le Gouffre aux chimères, vu il y a longtemps, m’avait beaucoup impressionné en revanche. Tu ne cites pas celui que je considère comme son chef-d’oeuvre absolu, Assurance sur la mort, ni Ariane et La Scandaleuse de Berlin. Ces trois-là sont probablement mes Wilder préférés. J’ai un faible aussi pour Avanti et certains moments de La Garçonnière et de Certains l’aiment chaud sont quand même très très bien écrits.
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Mais j’avais indiqué qu’Assurance sur la mort était sur la deuxième marche de mon podium… Après tout c’est assez subjectif! c’est en regardant une série importante de films du même réalisateur sur une très courte période qu’on peut dresser une vraie liste de ses préférences – d’ailleurs les cycles ont toujours était important pour les cinéphiles, certains ont permis de faire ressortir des thématiques, des permanences dans une œuvre, on ne s’en rend plus compte tellement nos cinéastes préférés ont été déjà commentés, et re-commentés. En tout cas, quelle belle filmographie!
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Ah oui, Mea Culpa pour Assurance sur la mort et les cycles, pour peu qu’on se donne la peine de s’y soumettre, sont il est vrai de bons juges de paix. Quelle filmographie en effet !
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Bonsoir. C’est aussi un de mes Wilder préférés.
Deux citations du réalisateur pour agrémenter cette chronique (source Positif 127 mai 1971)
« Dans Kiss me Stupid, quand Dino demande au mari de lui faire douze copies de la chanson pour emmener la femme dans le jardin, en disant « Elle pourra me montrer son persil’, l’American Legion a protesté. Que voulait elle ? Que j’écrive « de la frisée » ?
« Aprés l’échec de Kiss me Stupid, I.A.L. Diamond et moi nous nous sommes regardés pendant des semaines comme des parents qui ont fait un enfant à deux têtes et n’osent plus avoir de rapports sexuels »
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Merci Jean-Sylvain, dialogue génial en effet sur le « persil » de Polly. Fort heureusement, Wilder et Diamond ont fait d’autres enfants à deux têtes et j’ai beaucoup d’affection pour les trois films (Cookie’s fortune, Sherlock Holmes, Avanti) qui suivent celui-ci.
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j’aime aussi beaucoup Avanti et Sherlock Holmes. Moins The fortune cookie.
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J’adore ce film ! En fait, je crois que j’adore Wilder, avec une tendresse particulière pour « La garçonnière » (et son shuffle and deal). J’affinerai mon classement quand je les aurai tous vus. Pas tout de suite…
En outre, il y a un bon moment que je veux écrire une chronique un peu documentée sur le code Hays. Merci d’à nouveau titiller mes envies, Strum.
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Merci Martin, et comme d’habitude, tout le plaisir est pour moi.
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« Mogambo une fois par an… je n’étais pas loin du compte donc. 🙂 »
je devine un certain mépris concernant Mogambo, c’est pourtant un film parfait! c’est pourquoi je le regarde souvent. Pour moi il est presque exempt de défauts (mais est-ce possible! tout film à ses défauts).
Un débat permanent que nous avons sur ce site est de juger de l’objectivité des jugements en matière de cinéma. Mais de la même manière que nous voyons que ceux qui pensaient détenir la vérité en matière de politique (qu’il confonde hélas avec l’économie), les raisonnables auto-proclamés, aujourd’hui en difficulté, nous devrions tous apprendre que la modestie doit nous guider, et que douter de ses convictions est un signe de sagesse, que le compas moral est bien plus sûr que le compas de la raison. Un film ça ne se mesure pas comme « de la tuyauterie », dirait le professeur Keating. Mogambo est un film exceptionnel! Lorsque la Prisonnière du désert est sortie, Jean-Loup Bourget nous rappelle qu’il a été accueilli par par des points noirs dans presque toutes les colonnes des magazines de cinéma. Et pourtant les jugements ont changé. Lesquels des nôtres changerons?
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Du mépris pour un Ford ? Jamais ! Tu as mal deviné, j’aime bien Mogambo aussi, je ne le tiens juste pas pour un des meilleurs Ford. 🙂 Je tiens au compas moral tout autant qu’à celui de la raison, sans parler du compas du doute.
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