On retrouve dans L’Homme de Berlin (1953) un portrait d’homme traqué tel que Carol Reed les affectionnait. Le cadre en est le Berlin d’après-guerre où commençaient d’un côté les défections pour l’Ouest, de l’autre les enlèvements commandités par Berlin Est. C’est dans cette ville-frontière, portant encore les stigmates de la guerre, qu’arrive la naïve Susanne Mallison (Claire Bloom). Venue rendre visite à son frère médecin, elle soupçonne sa belle-soeur d’avoir une liaison avec un allemand de l’est, Ivo Kern (James Mason). Celui-ci travaille en réalité pour les autorités est-allemandes qui détiennent sur lui des informations compromettantes et le font chanter.
Un homme hanté par son passé qui se croit indigne d’un rachat, une jeune femme pure amoureuse de lui, c’est le couple de Huit heures de sursis (1947) reconstitué. Un Berlin enneigé où s’allongent les ombres, c’est la ville envahie par la nuit du Troisième homme (1949) et toujours de Huit heures de sursis qui revient, où la pénombre est le reflet du sentiment de culpabilité du personnage. Si le film n’est pas aussi marquant pendant sa première partie que ses deux ainés, c’est peut-être parce que la mise en place en est plus fastidieuse, moins vive. C’est le lot d’ailleurs de plus d’un film d’espionnage qui doit poser les pièces à la place qui leur revient sur l’échiquier de l’intrigue. Peut-être aussi que Susanne se lie un peu facilement à l’homme trouble qu’est Ivo, attachement qui semble paradoxalement renforcé lorsqu’elle apprend qu’il est un agent de l’Est.
C’est lorsque l’on est assez avancé dans la narration du film, lorsque Susanne et Ivo sont poursuivies par la police est-allemande au coeur d’une nuit d’un noir d’encre, que celui-ci emporte la conviction. Il regagne alors véritablement cette atmosphère particulière et si séduisante de certains films de Reed. Elle est inextricablement liée à la nuit que le cinéaste filme comme un territoire à part entière, presque métaphysique, distinct du jour. Une nuit où les personnages sont entourés d’ombres épaisses, comme des projections de l’inconscient d’Ivo prêtes à le happer. La nuit au cinéma est le lieu par excellence des personnages moralement ambigus car elle offre tous les possibles, toutes les perditions, et parfois tous les oublis. Par sa nature, Ivo est un personnage qui appartient à la nuit, mais il ne peut lui demander l’oubli de ses crimes. Il est son premier juge, et il se juge sévèrement, comme indigne de pardon. Le titre original le désigne comme un Man Between, ce qui signifie qu’il n’appartient à aucun camp ; il n’est nulle part, ni à l’Ouest, ni à l’Est, mais entre les deux, éternellement condamné à errer dans ce no man’s land ambivalent qui sépare les deux frontières. Le Mur de Berlin ne sera construit qu’en 1961, mais Ivo est déjà emprisonné entre deux murs infranchissables : derrière lui, le mur de son passé où sont gravés ses crimes, devant lui, le mur de sa conscience qui se dresse devant son avenir et celle-ci ne veut pas pardonner.
C’est pourquoi Ivo se sent si peu digne de la vie nouvelle que lui promet sa rencontre avec Susanne, qui possède au contraire le don du pardon. C’est tout l’enjeu du dernier tiers de savoir si Ivo saura saisir cette main tendue par la jeune femme. Or, Ivo ne possède pas le monopole de l’ambiguïté ; Carol Reed en a sa part. Fasciné à la fois par les personnages ambigus, et par les personnages purs et innocents, lui aussi est « entre les deux », Man Between comme Ivo, prompt à comprendre mais moins à pardonner. James Mason et Carole Bloom forment ici un couple se mariant merveilleusement bien. Lui, élégant jusqu’au fond du désespoir, avec un délicieux accent allemand qui va et vient selon les scènes, elle, au visage d’ange, qui reste pleine d’espérance jusqu’au bout. On n’imagine pas d’autres acteurs dans les rôles d’Ivo et Susanne et ils entrent pour une large part dans le prix de ce beau film qui fut tourné en partie à Berlin. Les décors de la ville, encore partiellement détruite, sont utilisés à bon escient par Reed et participent de l’atmosphère hantée de l’ensemble. On veut bien croire qu’un tel récit, tiré d’une histoire vraie, ait pu se dérouler dans cette ville-frontière.
Strum
Bonsoir Strum. Belle chronique pour un beau film dont je me doutais bien qu’ll vous plairait. Les deux acteurs forment un couple fragile et touchant. La seconde partie, celle où le couple est traqué dans la nuit est tout à fait remarquable par son atmosphère nocturne, et emporte l’adhésion comme vous le dites justement. Il vous faut poursuivre la vision des films de Carol Reed, vous ne le regretterez pas. Première désillusion, la grande escalade, l’Héroique Parade. Mais il y a tant de films à voir.
J’aimeJ’aime
Bonsoir et merci Jean-Sylvain. Oui, c’est cette seconde partie qui fait le prix du film. Et comme vous dites, tant de films à voir…
J’aimeJ’aime
Oui tant de films à voir…
Je n’en avais jamais entendu parler et comme toujours tu donnes envie. Je ne peux que me répéter.
J’aimeJ’aime
Merci, c’est fait pour ça, et c’est pour ça que moi aussi parfois je me répète.
J’aimeJ’aime