Sept ans de réflexion de Billy Wilder : New York au mois d’août

Réaliser un film sur l’adultère sans montrer un adultère : voilà le dilemme auquel Billy Wilder dut faire face lorsqu’il s’attela avec George Axelrod au travail d’adaptation à l’écran de sa pièce à succès. Car cette pièce contenait un adultère : Richard Sherman trompait sa femme (partie en vacances avec leur fils) avec sa jolie voisine. Elle contenait aussi moult plaisanteries sur l’acte d’adultère lui-même. Or, le Code Hays était aussi formel que les tables de la loi reçues par Moïse : l’adultère, tu ne montreras pas et de l’adultère, tu ne te moqueras pas. Mais Wilder et Axelrod firent si bien qu’à l’arrivée, Sept ans de réflexion (The Seven Year Itch) devint le plus gros succès commercial de la Fox de l’année 1955 tout en dressant de la psychée masculine une représentation la montrant obsédée par le corps des femmes et le désir d’adultère. Le mois d’août à New York, mois où la ville est une fournaise, est le lieu propice de ce désir d’adultère dans le film quand les épouses quittent la ville avec leur progéniture en laissant les maris derrière, du moins dans les années 1950. Et dans les années 1960 à Paris aussi comme le savent ceux qui ont lu le roman Paris au mois d’août de René Fallet. Mais alors que dans ce dernier livre, la vie conjugale était décrite comme un enfer, et l’adultère comme la libération d’une psychée masculine aigrie et martyrisée le reste de l’année, chez Wilder, la tentation de l’adultère est à la fois beaucoup plus drôle et beaucoup plus répandue. Né en 1906 en Galicie, dans l’ancienne Autriche-Hongrie, Wilder a émigré tardivement aux Etats-Unis, dans les années 1930, et ce statut d’immigré lui confère un certain recul propre à nourrir son sujet de prédilection, la satire de la société américaine, qu’il observe avec cette tendresse particulière faisant le charme de ses comédies.

Cette propension du mâle américain à devenir le loup de Tex Avery, dès que sa femme a le dos tourné, Wilder la montre d’emblée lors d’un prologue qui ressemble justement à la chute d’un dessin animée de Tex Avery : une tribu d’indiens, établie sur l’île où fut fondée ce qui n’était encore nommé que la Nouvelle-Amsterdam, suit à la queuleuleu une squaw moulée dans une tenue aux coutures fort ajustées. La même coutume peut s’observer à la gare de New York, Grand Central, lorsque Richard Sherman (Tom Ewell) tourne un regard fixe vers une femme au postérieur avantageux que suit une colonne d’hommes. Sherman se raisonne alors et son cou fait un mouvement caractéristique, que l’on retrouvera plusieurs fois dans le film, comme s’il se forçait à détourner son regard. Car nonobstant cet ouvrage qu’il s’apprête à publier d’un spécialiste de la psychée masculine prétendant qu’après sept ans de mariage l’homme est pris d’une « démangeaison d’adultère » (la fameuse « Seven Year Itch  » du titre original, fort différente du prétendu délai de « réflexion » du titre français hors sujet), Richard se le jure à haute voix : lui ne succombera pas à la tentation.

Hélas pour lui (mais le mot « hélas » est-il approprié ?), il va trouver devant ses velléités de fidélité un obstacle de taille : une jeune femme à la sensualité en même temps torride et candide (Marilyn Monroe), qui vient de louer un appartement se situant juste au-dessus du sien. Dans le film, elle n’a pas de nom, elle est comme un fantasme masculin répondant à l’appel de son inconscient, venu mettre à l’épreuve sa fidélité. Wilder et Axelrod font d’ailleurs souvent référence dans le script à « l’inconscient » de Richard (« unconscious », erronément traduit par « subconscient » dans les sous-titres). On imagine que Wilder a vaincu les réticences des censeurs en leur racontant que l’histoire du film était celle d’un homme résistant à la tentation de coucher avec Marilyn Monroe et décidant même de rejoindre sa femme légitime à la fin. L’homme triomphant du vice, un rêve de censeur. Non pas, car ici, c’est plutôt Wilder qui triomphe de la censure. Voyez plutôt : les preuves de moralité de Richard nous sont données dans des scènes où il dialogue en imagination avec sa femme absente. Il se remémore alors tel moment où il a résisté à la tentation de succomber aux charmes de la meilleure amie de sa femme (parodie de la scène de la plage de Tant qu’il y aura des hommes de Zinnermann) ou de sa secrétaire, chacune étant naturellement prête à se jeter dans ses bras, car c’est « un homme qui plait aux femmes ». C’est une manière pour Richard de se rassurer sur sa virilité (il plait) tout en incarnant la vertu, en se donnant le beau rôle (il résiste). Il pourrait s’il le voulait, mais il ne peut pas car il ne veut pas. Wilder filme les scènes imaginaires où Richard résiste à la tentation de telle sorte qu’elles envahissent partiellement le cadre, oblitérant une partie de son appartement. Le résultat n’est pas très heureux sur un plan visuel, et plus généralement, les monologues de Richard et le caractère statique des situations trahissent les origines théâtrales du film, qui n’est pas le plus enlevé de Wilder. Néanmoins, cette invasion de scènes fantasmées permet de nous faire voir que le new-yorkais moyen dont Richard est représentatif est un obsédé sexuel ne pensant qu’à « cela », dont la conscience comme l’inconscient sont dévorés par le désir, par des injonctions contradictoires ayant partie liée avec son désir et son besoin de réconfort psychologique. Substitution d’un désir permanent, d’un paysage inconscient commun à tous les hommes, à l’adultère accidentellement consommé de la pièce d’origine : il n’est pas sûr que le censeur y gagne au change, car cela signifie pour lui que la menace est permanente.

Pire encore pour le monde selon les censeurs : lorsqu’après ces scènes où Richard a repoussé la tentation en imagination, elle se présentera dans la réalité, sous la forme, les formes plutôt, de Marilyn venue chez lui prendre un verre dans une robe à faire se lever Lazare, Richard jettera par dessus bord tous ses principes, échafaudant des plans pour la séduire tout en s’admonestant en même temps. Son incapacité à conformer ses actes à ses paroles, lui fera concevoir un plan de conquête des plus basiques : mettre un disque du deuxième concerto pour piano de Rachmaninov (celui dont le deuxième mouvement fut massacré par Céline Dion, all by herself, et consorts, avec la complicité des ayants-droit du compositeur), et alors comme par magie, parce que « Rach’ vous fait cet effet-là », Marilyn tombera dans ses bras. Musique récurrente du film qui par un effet de contraste souligne l’hypocrisie des censeurs : la haute musique de Rachmaninov est là pour cacher le désir basique du loup de Tex Avery. Du « ici » à « l’éternité » (toujours la parodie du film de Zinnermann dont c’est le titre original), il y a loin. In fine, Richard ne décidera rien, il essaiera bien d’embrasser Marilyn au piano, mais celle-ci ne l’entendra pas de la même oreille et il finira littéralement « au tapis ».

Après avoir montré, en mettant les rieurs de son côté par la satire, qu’au mois d’août en particulier, le new-yorkais ne pense qu’à tromper sa femme, il ne restera plus à Wilder qu’à imaginer comment mettre en scène l’acte sexuel absent : d’abord via une scène où Richard, avec le plus grand ridicule, a coincé son doigt dans le goulot de la bouteille de champagne, et Marilyn alors de tirer sur la bouteille dont la mousse débordera ensuite, et bien sûr la scène célèbre où la robe de Marilyn se soulève sous l’effet du souffle venu d’une bouche de métro. Une scène si archétypale dans la carrière de l’actrice que l’on s’étonne toujours qu’elle ne fasse ici l’objet que d’un plan de coupe partiel : la robe se soulevant juste au-dessus de ses genoux. Il n’y a aucun plan d’ensemble de Marilyn avec la robe se soulevant, alors même que le tournage en pleine rue à New York fit sensation, attirant des centaines de voyeurs dans la rue voulant voir la culotte de l’actrice, dont on dit qu’elle était transparente, déclenchant la fureur de Joe Di Maggio, mari de Marilyn qui ne supporta pas ce spectacle. Dans le film, ne reste donc que ce plan partiel, d’ailleurs retourné en studio, les ciseaux de la censure étant passés par là. Mais à nouveau, la censure est vaincue par l’imagination, par nos fantasmes : notre imaginaire de spectateur peut combler ce qui manque, peut charrier vers l’écran toutes ces images publicitaires montrant Marilyn impudique et de plain-pied. Cacher l’image, cacher le sein de Molière, ou le nombril d’Embrasse-moi Idiot, elle reviendra toujours autrement. Et l’idée de l’acte sexuel reste dans le dialogue, alors même qu’il fut partiellement coupé, car ce qu’aime le personnage de Marilyn dans cette scène, c’est de sentir ce métro express qui passe sous ses pieds et lui procure du plaisir. En somme, nous sommes alors comme Richard, comblant ce qui manque dans la réalité avec les images du fantasme.

Puis, vient le troisième temps du triomphe de Wilder sur la censure : Richard, requinqué par cette aventure avortée avec sa voisine, par ses résistances imaginaires, se figure que sa femme pourrait le tromper avec cet autre qu’elle voit en vacances, autre auquel il réglera son compte d’un direct bien placé pour ensuite partir à la reconquête de sa femme : soit le mâle new-yorkais ayant recouvré sa virilité légitime grâce au fantasme, grâce à la tentation de l’adultère, qui se voit paré de toutes les vertus, mettant la bienséance morale des censeurs sens dessus dessous. Oui, même si le cinéaste regretta toujours par la suite de ne pas avoir pu filmer un véritable adultère, ce qui le conduisit à déconsidérer le film, le Code Hays a perdu, qui n’était pas de taille à lutter contre Wilder – il ne pouvait obtenir sur lui que des victoires partielles et symboliques comme ce plombier qui ne perd plus sa pince dans le bain moussant de Marilyn dans la version d’exploitation du film. C’est toujours Wilder qui gagne face aux censeurs, que ce soit ici, dans Certains l’aiment chaud, La Garçonnière ou Embrasse-moi, Idiot. Tom Ewell se révèle être un précurseur de Jack Lemmon dans le rôle de l’américain moyen – en moins énergique et attachant cependant. Quant à Marilyn Monroe, elle devient ici mythe du cinéma, ultime fantasme masculin. Hélas, il lui restait peu d’années à vivre, car dans la réalité, le fantasme masculin devint pour elle fardeau, certains hommes étant beaucoup moins corrects que le Richard du film, et contre cela, l’ironie wilderienne ne pourra rien.

Strum

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11 commentaires pour Sept ans de réflexion de Billy Wilder : New York au mois d’août

  1. iotop dit :

    Bon jour,
    Excellent article 🙂
    N’empêche que placer Marilyn Monroe est un tantinet provocateur dès le départ … l’effet beauté plastique aurait dû faire déplacer tous les mâles de l’immeuble … 🙂
    Max-Louis

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  2. Rémi G. dit :

    Chouette papier !
    Film vu et revu pour ma part. Toujours aimé Wilder, follement.
    L’une des scènes les plus mémorables est celle du gros orteil coincé dans le robinet de la baignoire et du plombier qui vient sauver Marilyn. Je ne sais jamais si le plombier fait tomber sa pince dans l’eau sous les nuages de bulles ou si c’est mon cerveau qui fabrique ce cliché et l’ajoute au film…

    Mais la plus belle idée du film, à mon sens, c’est l’escalier immense chez le personnage principal qui monte vers l’étage supérieur où crèche Marilyn mais s’écrase sous le plafond et n’aboutit pas. C’est un peu grossier en termes de symbolique, mais je rêverais d’avoir un escalier comme ça, même sais Marilyn au-dessus (et a fortiori encore plus avec).

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    • Strum dit :

      Merci Rémi ! J’adore Wilder aussi. Pour la scène du plombier : Wilder avait bien tourné un plan où le plombier fait tomber sa pince dans la baignoire de Marilyn mais la censure a demandé à ce qu’il soit supprimé de la version d’exploitation… C’est vrai pour cet escalier, c’est une autre belle idée ; j’imagine qu’elle figurait déjà dans la pièce.

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  3. princecranoir dit :

    « une robe à faire se lever Lazare », voilà une métaphore qui n’aurait pas plu au très puritain Joseph Breen, grand Manitou du code Hays. 😉
    Pour ma part, j’ai littéralement pris mon pied en lisant ta chronique et en me remémorant les grands moments de rire devant cette comédie brillante de Wilder. Imbattable Billy, aucune censure ne saurait l’arrêter en effet.

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  4. Savoureux Strum, le post comme le film.

    « Le code Hays n’est pas de taille à lutter contre Wilder » : c’est tellement vrai … et tellement réjouissant !

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  5. Pascale dit :

    Je ne suis pas très fan du personnage masculin. Je n’arrive pas à m’imaginer que des hommes puissent être à ce point incapables de résister à leurs (bas ?) instincts, incapables de se maitriser (même en pensée) par des formes féminines. Ok Marilyn ferait à coup sûr se réveiller Lazare parce qu’elle est miraculeuse, mais franchement ce personnage masculin est minable et bas de plafond.
    Je ne peux m’empêcher de penser que Marilyn était exemplaire et une actrice immense de réussir à feindre d’être touchée voire attirée par un tel homme. L’acteur est mauvais selon moi, libidineux sans subtilité. Le loup de Tex Avery est sobre en comparaison.
    Jack Lemmon dont tu parles aurait été plus subtil, d’autant plus que physiquement il avait vraiment beaucoup de charme. Ewell est archi MOCHE. Avis sans valeur cinéphile 🙂 mais primordiale pour une cinéphile qui pose sa mâchoire de loup sur la table devant les beaux garçons.

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    • Strum dit :

      Je comprends ton point de vue. C’est sûr que Jack Lemmon aurait été préférable pour jouer ce rôle. Quant au reste, c’est une satire : tous les hommes ne sont pas dans la réalité comme le loup de Tex Avery et Wilder a accentué ce trait pour les besoins de la satire, n’empêche que rencontrer pour de vrai Marilyn mettrait sans doute la grande majorité des hommes dans un drôle d’état. 🙂

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