
On pourrait dire que Dernier amour (1978) de Dino Risi est la rencontre de La Fin du jour (1938) de Duvivier et de L’Ange bleu de Sternberg. Même thème de comédiens dont la gloire est passée qui finissent leurs jours dans un hospice pour le premier, même destin cruel d’un homme devenant l’esclave d’une jeune fille pour le second. Mais alors, on ne dirait pas tout ce qui dans le film appartient à Dino Risi : l’affection qu’il porte à son personnage de comédien de seconde zone qui se trompe lui-même par refus de vieillir, le comique qui flirte avec le pathétique, la mobilité apparente d’un récit qui fait une boucle. Risi jette ici les derniers feux d’une comédie à l’italienne qui n’a plus pour cadre le miracle italien des années 1960, mais un ancien hôtel décrépit, environné des brumes et des contreforts du Piémont. Du music-hall, elle est partie, au music-hall elle revient, mais un music-hall qui n’est plus que le fantôme de lui-même, qui est destiné à l’oubli.
Au début du film, Picchio (Ugo Tognazzi), un amuseur d’âge mûr, arrive à la Villa Serena, une maison de retraite pour comédiens. Il prétend qu’il n’est que de passage, le temps d’attendre la liquidation de sa retraite, qu’il est encore actif, qu’il prépare un nouveau spectacle. Ce pieux mensonge, il l’use auprès du directeur méprisant (Mario del Monaco), de ses anciens compagnons de rire, de Lucy, une ancienne conquête à la beauté fanée (Caterina Boratto), et surtout d’une jeune et délicieuse femme de ménage, Renata (Ornella Muti), qu’il imagine déjà dans l’emploi de soubrette de son nouveau numéro de scène. De tous les pensionnaires, c’est le seul à tenter de donner le change, tandis que les autres se sont fait une raison. Même Lucy qui espère encore que sa beauté continue à attirer l’attention, sait que cette maison est sa dernière demeure. Les pensionnaires n’ont plus ni spectateurs, ni sujets de spectacles à faire valoir : il sonts devenus leurs propres spectateurs, leurs propres sujets de spectacle, allant jusqu’à mettre sur pied, les valeureux, une loterie où il s’agit de deviner quel sera le prochain qui sortira les pieds devants.
Lorsque l’argent de sa retraite arrive, Picchio quitte comme un prince le pensionnat en emmenant avec lui Renata. N’ayant encore rien vu du monde, les prétentions du vieux cabot l’amusent. Mais hors du microcosme de la Villa Serena, la partie n’est plus la même, le rire se fige : Renata voyait avant ce que Picchio avait de plus, elle découvre ce qu’il a de moins. 40 ans les séparent et le monde extérieur révèle cruellement le pathétique de leur couple mort né : on prend Picchio pour son oncle et le spectateur n’est pas plus dupe que les autres. Quant aux promesses de nouveau spectacle, elles s’évaporent au gré des visites, ici chez un impresario minable vendeur de chair fraîche, là chez le directeur de production (Venantino Venantini) d’une télévision érotique bas de gamme.
Le titre italien (qui signifie « Premier amour ») résume toute la cruelle ironie du récit, dont le titre français, sottement cartésien, ne rend nullement compte : Picchio veut croire que son amour risible pour Renata est comme un véritable premier amour lui permettant d’espérer qu’il a encore toute la vie devant lui, qu’il est encore jeune. Risi ne nous épargne pas les stigmates de sa déchéance, ses pannes sexuelles, la nouvelle teinture de sa barbe, ses numéros ridicules qui ne font plus rire Renata. Mais il n’est pas assez cruel pour lui réserver le sort du professeur Rath dans l’Ange Bleu, qui mourait d’humiliation et de peine. Car outre que Renata est plus compréhensive que Marlene, une chose inattendue vient au secours de Picchio : son inconscient. Après avoir été humilié par Renata, après avoir perdu la tête en la battant, il devient amnésique, il oublie l’humiliation, il oublie la déchéance. Avec cette malice mêlée de tendresse qui le caractérise, Risi nous laisse même imaginer que cette perte de mémoire est simulée, comme si Picchio préférait qu’on le croit amnésique plutôt que conscient de son humiliation. Car l’oubli possède deux faces : il est tragique quand il s’exerce aux dépens des comédiens finis du film ; mais à l’inverse, il devient pratique, quand il leur permet de feindre qu’ils ont oublié ce dont ils ne veulent plus se rappeler.
Ugo Tognazzi est excellent en comédien médiocre et hâbleur jetant ses dernières forces dans la bataille. Les dernières ? Tout dépend de leur usage, car après que les lumières du music-hall se sont éteintes, la vie, même privée de son et lumière, continue, une sorte d’après-vie, d’épilogue, où la Villa Renata pourra servir de maison commune. C’est toujours mieux que rien. Un beau Risi que se disputent le pathétique et la mélancolie.
Strum
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