Danielle Darrieux tourna six films sous la direction de Henri Decoin de 1935 à 1941. Retour à l’aube (1938) est l’un d’eux et présente plusieurs particularités assez étonnantes. Adapté d’une nouvelle de la romancière autrichienne Vicki Baum, le film se déroule en Hongrie et il aurait été tourné à Budapest même. Darrieux y tient le rôle d’Anita Ammer, la femme du chef de gare (Pierre Dux) de Thaya, une petite ville de province sans histoires. Un premier évènement vient rompre la monotonie de ses jours : le train de Budapest s’arrête maintenant en gare. Un second lui donne l’occasion de découvrir la capitale : sa tante décédée lui octroie un petit héritage. Budapest, son champagne et son Grand Hotel, lui fera tourner la tête.
Decoin commence son film par une scène qui tient du folklore hongrois. Anita et Karl, en costumes traditionnels, se marient au son de la marche nuptiale de Wagner et Decoin fête leur mariage dans une séquence très découpée par une succession de plans montrant la procession et les couples qui dansent. Dans les séquences suivantes, cette impression de découpage excessif ne s’atténue pas et culmine dans la scène d’arrivée du train en gare où Decoin tente de refléter l’excitation qui s’est emparée de la petite ville de Thaya en accélérant son montage frénétiquement, mettant sur le même plan la foule en liesse et des images d’animaux divers. Cette séquence quasi-baroque évoque un mariage forcé entre le formalisme russe et Sternberg (peut-être Decoin voyait-il en Darrieux sa Marlène Dietrich). L’utilisation de la fumée du train comme transition poétique entre plusieurs scènes est plus heureuse. Mais c’est lorsque Darrieux part pour Budapest que l’on entre dans le vif du sujet.
Le film acquiert alors une dimension romanesque inattendue. Anita est une femme qui s’ennuie et rêve d’autres aventures, d’autres vies que celle de femme d’un chef de gare d’une petite ville de province. Le mariage du début n’était qu’un instant de bonheur vite passé qui annonçait une vie grise et décevante ; elle attendait autre chose et non ce mari gentil mais un peu empoté. Darrieux exprime la candeur et les désirs de son personnage par ces grands yeux ronds et ces moues juvéniles qui lui vont si bien. Trop naïve et fragile pour être une Madame Bovary, pas assez lucide et maitresse d’elle-même pour être une héroïne hongroise de Sandor Maraï, elle est une Cendrillon qui n’aurait pas rencontré son prince charmant. C’est d’ailleurs une robe brillante de mille feux et lui donnant des allures de princesse de conte de fées qui signale sa transformation. Confrontée aux tentations de la ville, elle devient à Budapest un objet éperdu et sans volonté qui passe entre les mains de plusieurs hommes infatués et ridicules, avant de devenir la complice malgré elle d’un voleur élégant. Il incarne pour elle ce rêve puissant qui illuminait ses yeux à la fenêtre de la gare. Il est son rêve qui s’est matérialisé, il est la promesse d’une vie vécue en rêvant. Quand sonnent les douze coups de minuit, le rêve devient cauchemar, la réalité resurgit et brise en mille morceaux ses espérances.
Entretemps, Decoin a trouvé le découpage juste pour raconter son récit et réfréné ses ardeurs expérimentales. Dans cette deuxième partie, il regarde son personnage féminin avec attention et filme avec davantage de sobriété cette histoire romanesque qui échoue dans le monde de la pègre, cadre de ses films policiers des années 1940 et 1950. Mais nous ne sommes qu’en 1938, année terrible où l’on pressent qu’une apocalypse vient et où l’on rêve d’un ailleurs (pourquoi pas à Budapest ?) C’est peut-être pour cela qu’une mélancolie profonde finit par affluer sur les visages des personnages. Tout le dernier tiers est très beau, gros de désirs impossibles à assouvir. La belle musique de Paul Misraki ajoute un parfum de Mitteleuropa au récit ; en l’écoutant, on pense à un orchestre hongrois sur une estrade triste.
Strum
Je n’ai pas vu ce film avec DD, et je crois bien même n’avoir encore vu aucun film d’Henri Decoin. Un voyage à Budapest s’impose donc. Merci du conseil.
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Effectivement, je te conseille volontiers ce film (de même qu’un voyage à Budapest en vrai) surtout si tu aimes Danielle Darrieux.
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Moi non plus je n’ai jamais vu Retour à l’aube et ignorais que c’était une adaptation de Vicky Baum, grosse vendeuse de livres, entre les deux guerres et encore dans les années cinquante (sauf erreur). Mais tu cites Sandor Marai, l’homme que j’ai probablement le plus lu depuis une dizaine d’années.
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Je cite Maraï en effet mais c’est pour dire qu’Anita n’a pas la personnalité d’un personnage de ton écrivain hongrois fétiche. Mais le film reste à voir.
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Je ne connaissais pas du tout Vicki Baum, un nom que je vais essayer de retenir. Elle ferait donc partie de la Mitteleuropa littéraire, à l’instar de Sandor Marai, Leo Perutz, Soma Morgenstern et bien d’autres ? Voilà une très bonne nouvelle en ce qui me concerne (cette littérature d’un monde finissant a donné de très belle œuvres), et une femme qui plus est !
Du réalisateur Henri Decoin, je n’ai vu que son adaptation Les inconnus dans la maison de Simenon, qui ne m’avait pas enthousiasmé. Mais celui-ci semble prometteur, effectivement. Le thème (« de désirs impossibles à assouvir, nimbé d’un voile de mélancolie tendu par la très belle musique de ») me fait un peu penser à Moderato Cantabile de Peter Brook, que j’avais beaucoup aimé (avec Belmondo et Jeanne Moreau). Je note ce film en tout cas 🙂
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Concernant Vicki Baum, je vais laisser modrone/eeguab te répondre car je n’ai jamais rien lu d’elle. Mais si elle approche le niveau d’un Maraï, ou d’un Perutz dans un autre genre, effectivement, cela doit valoir le coup. Il me semble que Grand Hotel est son livre le plus célèbre (du moins le seul dont j’avais entendu parler avant d’écrire cette chronique…) Sinon, oui j’ai préféré ce film aux pourtant plus célèbres Inconnus dans la maison.
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Pour Vicky Baum je pense qu’elle fait partie de ces nombreux écrivains assez adulés puis aussi vite quasi oubliés. Grand Hôtel (Garbo) et Lac aux dames sont peut-être parmi les plus connus.
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Merci pour ces précisions Modrone. Grand Hôtel de Vicki Baum a peut-être aussi été une source d’inspiration pour The Grand Budapest de Wes Anderson, qui pourtant citait plus volontiers Stefan Zweig (cf le récit enchâssé). J’en aurai le cœur net en le lisant un jour ou l’autre 😉
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