Bianca (1984) de Nanni Moretti forme avec La messe est finie un diptyque, les deux volets d’une oeuvre exprimant une même angoisse existentielle face à un monde non conforme aux idéaux de la jeunesse – les films de Moretti fonctionnent souvent en tant que diptyque, ainsi Journal Intime (1994) et Aprile (1998). Mais si La Messe est finie est un volet in fine porteur de promesses, Bianca en est le volet sombre, où la tragi-comédie morettienne verse dans le drame et la mort.
Durant toute la première partie de sa carrière, Moretti, ancien militant d’extrême gauche ayant perdu ses illusions, s’est attaché à comprendre pourquoi les recettes du matéralisme historique étaient incapables de changer le monde, pourquoi il était impossible de réconcilier d’un côté une dialectique politique considérant les individus comme des « théorèmes« , de l’autre des hommes et des femmes libres, faits de chair et de sang et désireux de vivre selon leurs envies. Dans Bianca, Moretti incarne Michele Apicella, un professeur de mathématiques (les parents de Moretti étaient enseignants), qui a le goût de l’absolu – un personnage frère du Giulio de La messe est finie. Il vit dans une grande solitude, en surveillant ses amis, qu’il a minutieusement fichés, et ses voisins, à partir de sa terrasse dont il a fait un poste d’observation. A chacun, il demande de vivre selon une même norme, il cherche à imposer une idée abstraite du bonheur où le couple doit être uni, bon père, bonne mère, parabole à peine déguisée d’un pouvoir politique totalitaire et panoptique surveillant les individus.
Au début du film, les intrusions de Moretti dans les appartements des uns et des autres et ses éclats verbaux font rire car on a l’impression de reconnaitre les codes du cinéma morettien et ses excès empruntés à la comédie italienne : Moretti, narcisse et éternel donneur de leçons se donnant en spectacle pour notre plus grand plaisir. Et quand il arrive dans une école aux méthodes soit-disant nouvelles où la salle des professeurs ressemble à l’idée que l’on se fait d’un camp de vacances de la Russie soviétique, on sourit de la satire – de même que l’on sourit attendri en voyant Moretti faire jouer son propre père. Mais peu à peu, surgit un certain malaise. Car les excentricités de Michele confinent à la persécution, sont celles d’un esprit malade. Il souffre à la fois de sa solitude et du spectacle de la vie des autres : séparations, couples désunis, mensonges, la vraie vie ne ressemble en rien aux idées abstraites de la théorie, à l’absolu des idéaux enfantins. Contrairement au prêtre de La messe est finie, Michele ne peut fuir en se réfugiant dans l’asile de la foi. Il ne peut confier sa détresse à un dieu.
Pourtant, Michele va lui-même rencontrer un idéal, un idéal féminin : c’est la Bianca du titre (Laura Morante) : une collègue belle comme le jour, possédant la beauté pure d’une vestale et cette douce sensualité qui distingue les italiennes. Contre toute attente, Bianca tombe amoureuse de Michele et lui fait valoir que « les gens ne sont pas des théorêmes » – on y revient. Elle le met ainsi en mesure de réaliser pour lui-même ce qu’il exigeait des autres : former un couple aimant, essayer d’atteindre un idéal. Mais Michele a peur. Ce qu’il attend des autres, c’est précisément ce qu’il ne parvient pas à exiger de lui-même. C’est l’état paradoxal de beaucoup de donneurs de leçon : au lieu d’être exigeants avec eux-mêmes, comme le prônait l’antique morale stoïcienne, ils le sont avec les autres, par compensation peut-être. Submergé par des pulsions de violence, Michele tente de changer le monde en recourant aux solutions les plus radicales, à défaut de changer lui-même (il y a toujours des scènes de violence, réelle ou latente, dans les films de Moretti, reflet de la violence des débats politiques sans doute, de la violence des relations sociales parfois, plus sûrement de la violence du choc entre monde intérieur et monde réel).
Bianca fait office d’exorcisme des idées noires du réalisateur, qui y met en scène un Michele Apicella (alter ego des premiers films du réalisateur, portant le nom de jeune fille de sa mère) ayant mal tourné. C’est l’un des chapitres les plus sombres de la grande psychanalyse individuelle et collective proposée par le cinéma de Moretti. On n’oublie pas de sitôt cette scène freudienne où il mange nu dans sa cuisine des tartines de nutella, en piochant généreusement dans un pot de nutella géant. Chez Moretti, les rêves sont souvent angoissants. Son cinéma, malgré sa dimension semi-autobiographique, se situe ainsi aux antipodes d’un autre cinéma psychanalytique italien, celui exaltant, plein de rêves joyeux et fantasques, de Federico Fellini, qui savait lui qu’on ne pouvait véritablement réaliser ses idéaux dans la vraie vie, sauf à prendre le risque de les trahir, mais que l’on pouvait les transcender, les rendre plus beaux encore, les rendre à leur dimension archétypale (Fellini, qui avait lu et admirait Jung, était un vrai jungien – au contraire du freudien et inquiet Moretti) par le pouvoir des images de cinéma.
Strum
Moretti est, de loin, le metteur en scène qui m’intéresse le plus, et tout le temps, depuis plus de 30 ans. Je les ai tous vus et viens de revoir Palombella Rossa. J’ai chroniqué notamment les tout premiers, Je suis un autarcique et Ecce bombo.
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Effectivement, ta section cinéma italien est bien fournie sur ton blog. Je tâcherai de chroniquer d’ici quelques temps Palombella Rossa que j’ai vu il y a un mois.
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Finalement, le « d’ici quelques temps », n’aura été affaire que de quelques heures. 🙂
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Ce film est énorme, souvent drôle (ahaha le pot de Nutella et aussi le harcèlement sur la plage) mais aussi sombre et finalement inattendu.
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Oui, la tragi-comédie morettienne finit ici en drame presque sans que l’on s’en aperçoive. Bianca, c’est le versant sombre de La Messe est finie.
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Ton analyse très juste m’a éclairé sur un point : je savais que Moretti était engagé à gauche, et ne comprenais pas l’obsession conservatrice pour le mariage de son alter-ego. Mais vu sous l’angle de la métaphore totalitaire je comprends mieux. Comme en plus il se moque de « la nouvelle pédagogie », je me disais qu’il était anti-moderne, mais je comprends maintenant, c’est le fruit d’une désillusion…
J’ai vraiment beaucoup aimé et bien rigolé, je regrette que sur le plan de la forme le film soit si peu « contemplatif », j’aime les beaux cadres et les belles lumières. Mais c’est globalement un défaut du cinéma italien à partir des années 80, jusqu’au renouveau plus ou moins récent. Je ne parle pas des films de Leone ou Bertolucci qui sont de riches co-productions.
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Merci. Je suis assez épaté par la manière dont Moretti arrive dans ses films à parler de sujets très sérieux, très personnels, mais à chaque fois de manière amusante et intrigante.
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