La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock : « Games? Must we? »

Afficher l'image d'origine

Revisionnage amoureux de La Mort aux trousses (1959) d’Alfred Hitchcock. Ô joie, ô plaisir du cinéma ! Cinquante-sept ans après sa sortie, ce film reste un des sommets du cinéma des apparences, du cinéma en tant qu’immense terrain de jeu. La Mort aux trousses, ce n’est pas le cinéma classique de Ford, Renoir ou Mizoguchi où le plan ne ment pas et unit en une seule image la substance et la forme du monde, ici, au contraire, tout est apparence, tout est jeu et reflet, comme l’annonce d’emblée le générique de Saul Bass où la rue se mire dans le reflet d’un immeuble. Roger Thornhill (Cary Grant), publicitaire (déjà, cette profession…), est pris pour un mystérieux espion nommé George Kaplan et accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis (le faux coupable, thème cher à Hitchcock). Un certain Vandamm (James Mason) en veut à sa vie, la police le recherche : il s’enfuit à Chicago pour retrouver le véritable George Kaplan (c’est-à-dire… lui-même, puisque le vrai Kaplan n’existe pas et qu’on le prend pour lui). En chemin, il rencontre Eve Kendall (Eva Marie Saint), dont on apprend bientôt qu’elle est elle-même agent double.

On pourrait faire l’exégèse de La Mort aux trousses pendant des heures, comme d’un papyrus contenant la quintessence du cinéma. C’est un film pour les borgésiens et les kafkaïens, les amateurs de labyrinthes et de sentiers qui bifurquent, les amoureux des jeux et des syllogismes, ceux qui voient double et tiennent pour « rien » les apparences. Du point de vue de la mise en scène, tout est éblouissant dans ce film : la façon dont Hitchcock joue avec les échelles de plan, faisant régulièrement apparaitre Thornhill comme un pion au milieu d’un grand échiquier (lorsqu’il s’enfuit de l’ONU, lorsqu’il attend à l’arrêt de bus avant l’attaque de l’avion, à la fin parmi les visages géants du Mont Rushmore – plusieurs rapprochements avec l’art abstrait sont ici possibles), les idées d’entrée de plan si évocatrices (la main de Vandamm sur la nuque d’Eve au début de la séquence de la vente aux enchères), le découpage (la scène de l’avion), l’opposition entre lignes verticales puis horizontales dans le plan, les raccords virtuoses (ce fondu enchainé Eve-route déserte, ce raccord à la fin où Eve est soulevée du vide pour atterir dans une couchette de train). Hitchcock joue avec le spectateur, anticipant ses réactions (que veut dire le « O » des initiales « R.O.T. » ? « Rien » répond Roger. Souvenons-nous : Kaplan n’existe pas et Thornhill n’est qu’un pion), lui soumet des énigmes en sollicitant son intelligence, roule dans la farine le Code Hays dans le dernier plan (le train, le tunnel…). Ce jeu entre le réalisateur et le spectateur prend toute sa saveur quand on revoit le film, une fois, deux fois, trois fois, quand on sait d’avance ce qui va advenir, cette connaissance renforçant la dramaturgie des séquences, ce qui est la définition même du suspense selon Hitchcock. « Games, must we? » demande Vandamm (délectable James Mason en méchant). « Yes, play games we must » réplique Hitchcock, un aphorisme qui pourrait définir son cinéma, et la vie même. Il est ici seul au monde, maître de son art, et sa A-team est avec lui (Robert Burks à la photographie, George Tomasini au montage, Bernard Herrmann à la musique). Mêmes les nombreuses transparences du film (Hitchcock tournait beaucoup en studio) semblent participer à dessein du monde des apparences où il se déroule.

Mais alors, si tout est apparence, qui croire, comment s’en sortir dans ce film dont le titre original (North by Northwest) est un indicateur de direction qui n’existe pas et ne se retrouve sur aucune carte ? Quel rayon ardent peut transpercer le voile des apparences et du cauchemar ? L’amour, mesdames et messieurs ! L’amour d’Eve pour Roger qui lui fait risquer sa vie pour lui, et l’amour en retour de Roger pour Eve, qui le fait devenir George Kaplan pour de vrai, un héros prêt à tout pour sauver la femme qu’il aime, car d’elle aussi on a fait un pion. Cet amour commence au sein même du jeu des apparences, par un échange de regard furtif dans le couloir d’un wagon ; puis, pendant la très belle scène de déjeuner du train, alors que le double jeu continue, il s’appuie sur la magnifique musique néo-romantique d’Herrmann, sur ce love theme si beau dans sa discrétion même et qui s’accorde au visage pur d’Eva Marie Saint, prêtant à Roger et Eve la force de sortir peu à peu du jeu des apparences. Formidables, Cary Grant et Eva Marie Saint donnent corps à cet amour. C’est grâce à lui que Thornhill-Kaplan échappe à son destin de personnage kafkaien ne comprenant rien à ce qui lui arrive, c’est cet amour qui fait que le film évite le piège de l’absurde permanent pour atteindre au sublime dans le ciel du cinéma (Hitchcock disait « pratiquer [son] goût de l’absurde tout à fait religieusement« ), et que la vie bizarre de Roger (avec cette mère envahissante dont il parle sans cesse) prend enfin son sens. Cet amour solaire et fécond est le double inversé de l’amour morbide et stérile de Vertigo. Aussi ne ne saurait-on réduire La Mort aux trousses à un simple divertissement qui serait aussi excitant que vide de sens, bien que cela, il le soit aussi : un somptueux divertissement plein d’humour. Formellement, l’influence de La Mort aux trousses fut immense, en particulier sur le cinéma d’action et de suspense, et son écho se fait encore entendre dans le cinéma américain d’aujourd’hui.

Strum

PS : Ceux qui souhaiteront en savoir plus sur le tournage se reporteront à deux livres incontournables : le Hitchcock-Truffaut et Hitchcock au travail de Bill Krohn.

Cet article, publié dans cinéma, cinéma américain, critique de film, Hitchcock (Alfred), est tagué , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

21 commentaires pour La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock : « Games? Must we? »

  1. princecranoir dit :

    Impossible de rester muet après lecture de cette exaltante déclaration d’amour a ce qui demeure la matrice absolue du cinéma d’action actuel (déjà en germe dans  » la cinquième colonne » et  » les39 marches »). On pourra toujours reprocher a Hitch l’artifice de son propos, la vacuité de l’exercice de style ayant ouvert la voie au pur divertissement décérébré (James Bond). A l’image des génériquesde Saul Bass, on est surtout dans une stylisation qui confine a l’abstraction. Dans ce cas, on peut tout a fait considérer  » la mort aux trousses » comme du grand art.

    J’aime

  2. modrone dit :

    Rien à rajouter où plutôt deux choses. C’est le film le plus vu de toute ma vie, j’évalue à 16 ou 18 fois. Et c’est pratiquement le seul film que je préfère en V.F. tant les voix françaises ont bercé mes premières visions de La mort aux trousses. ONU, ascenseur avec tueurs et moman, cuite sur la corniche, Monts Rushmore, avion, train, mouvement sur la carte des U.S.A., M.Kaplan, gifle à Leonard, vente aux enchères, 3 dollars pour cette croûte et c ‘est bien payé, Hitch qui rate son taxi, etc…
    PLAISIR PUR

    J’aime

    • Strum dit :

      Plaisir pur, en effet. J’ai également beaucoup vu ce film, une dizaine de fois probablement. Je pense que c’est un film qui est fait pour être revu. Plus on le voit, plus on l’aime.

      J’aime

  3. 2flicsamiami dit :

    Je rejoins mon ami Prince sur cette magnifique déclaration d’amour à un (très grand) film et un cinéma dont les codes sont encore vivaces cinquante ans plus tard (en ligne de mire, les deux derniers Mission: Impossible).

    J’aime

  4. Strum dit :

    Merci Miami. En effet, la place de La mort aux trousses dans l’histoire du cinéma n’est plus à démontrer et son influence perdure.

    J’aime

  5. tinalakiller dit :

    Dans mes souvenirs, il me semble que c’est mon premier Hitchcock (et en plus découvert dans une salle de cinoche héhé) et j’avais été très surprise par le spectacle offert. A force de le revoir, je m’aperçois à quel point il est riche, bourré de détails, que ce soit dans la mise en scène ou le scénario. Brillant !

    J’aime

  6. Martin dit :

    Très belle chronique, l’ami ! Je reverrai sans doute le film un jour ou l’autre. J’aimerais que ce soit comme Tina l’a découvert, c’est-à-dire sur écran géant. Je pense qu’il prendrait alors une toute autre ampleur à mes yeux. Même si, j’insiste, je suis loin de le détester ! 🙂

    J’aime

  7. Ping : Vertigo d’Alfred Hitchcock : la mélancolie du créateur ou le mythe de Pygmalion renversé | Newstrum – Notes sur le cinéma

  8. Ping : Body Double de Brian De Palma : voyeurisme et doublures d’Hollywood | Newstrum – Notes sur le cinéma

  9. Ping : Snowpiercer, le Transperceneige de Bong Joon-Ho : film-train dans un univers post-apocalyptique | Newstrum – Notes sur le cinéma

  10. Ping : 100 films préférés | Newstrum – Notes sur le cinéma

  11. Ping : Les 39 Marches d’Alfred Hitchcock : en fuite | Newstrum – Notes sur le cinéma

  12. Ping : Charade de Stanley Donen : quel rapport avec le CIO ? | Newstrum – Notes sur le cinéma

  13. Ping : Gone Girl de David Fincher : tromper ou être trompé, telle est la question | Newstrum – Notes sur le cinéma

  14. Valfabert dit :

    Dans le cas d’oeuvres célèbrissimes comme celle-ci, il est amusant de constater les emprunts (mineurs) faits à des films antérieurs beaucoup moins connus. Ainsi, la scène où des hommes de main font absorber de l’alcool de force à Cary Grant vient, à l’évidence, d’une scène semblable d’un film noir de Joseph H. Lewis, « Association criminelle « , sorti quatre ans plus tôt et pourvu de qualités certaines.

    Aimé par 1 personne

    • Strum dit :

      Merci pour cette référence que je ne connaissais pas, le génie d’Hitchcock étant, entre autres choses, de faire sien tout ce qui a pu au départ l’inspirer. Tu me donnes envie de découvrir le film de Lewis en tout cas.

      J’aime

  15. Trunel dit :

    Magnifique lettre d’amour à ce superbe film que je viens de revoir pour la nième fois, bravo, tout est dit ! L’exercice de style y est parfait et s’enchaîne à vive allure les scènes d’anthologie jusqu’au finale, symbolique en diable. Et comme c’est tourné par le magicien Hitchcock, nous autres spectateurs, nous faisons mener par le bout du nez et « rouler dans la farine » de la même façon que le héros : un plaisir qu’il sait si bien nous procurer. Les acteurs sont tous formidables : l’irrésistible Jessie Royce Landis, Leo G. Carroll juste et faussement rassurant, Martin Landau et son regard inquiétant, le toujours sublime James Mason et la menace voilée de sa voix, et bien sûr le duo Cary Grant/Eva Marie Saint qui rivalisent d’élégance, de séduction, de subtile charge érotique et de finesse de jeu… Bref, un délice de cinéma !

    J’aime

  16. Ping : Le Parfum vert de Nicolas Pariser : les néonazis aux trousses | Newstrum – Notes sur le cinéma

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s