La messe est finie (1985), raconte l’histoire d’un prêtre qui traverse une crise existentielle. Nanni Moretti y confronte la réalité et les principes, confrontation qui est récurrente dans l’oeuvre de ce cinéaste du doute. La vocation de prêtre de Giulio (Nanni Moretti) a pris la forme d’un engagement pur. Moretti joue d’ailleurs le personnage sans sa pilosité habituelle et, privé de barbe, son visage a un air juvénile, avec des yeux d’enfant : c’est un visage à la fois hiératique et malicieux, un visage de pur. Quand Giulio exerçait son ministère dans un petit village à l’écart des remous du monde, il était heureux. Mais lorsqu’il arrive dans sa nouvelle paroisse, où l’église est délabré et le presbytère abandonné du fait de la défection de l’ancien prêtre, rien ne se passe comme il le voudrait. Dans cette paroisse, située dans la banlieue de Rome, il revoit ses anciens amis, avec lesquels il tenait un journal au lycée : un ancien communiste devenu mystique, un autre devenu terroriste et qui est en prison, un troisième qu’une histoire de coeur a plongé dans la dépression. Les engagements purs peuvent parfois mal tourner, car la pureté n’est pas de ce monde. Dans sa propre famille, cela ne va guère mieux : son père quitte sa mère pour une femme ayant la moitié de son âge, sa soeur enceinte de son petit ami souhaite avorter.
Non seulement Giulio s’avère incapable de les aider, de leur donner l’amour et la compréhension qu’ils attendent de lui, mais en plus, ces évènements (qui témoignent d’un monde imprévisible mais sont des faits de la vie) l’irritent au plus haut point, le plongent dans de violentes colères, lui instillent des idées noires. Il ne veut plus entendre parler des problèmes sexuels des uns et des autres, lui qui a fait voeu d’abstinence. Il en veut à la terre entière, à cette réalité qui ne lui plait décidément pas car elle ne concorde pas avec ses croyances de pur, à ces paroissiens qu’il a « envie de frapper » et auxquels il refuse de donner l’absolution quand il ne les croit pas sincères. Cela nous vaut quelques scènes fort drôles, dont Moretti a le secret, comme celle où, cité en tant que témoin au procès de son ami terroriste, il s’emporte contre le juge qui l’interroge, ou ces cours de catéchisme avec l’ancien militant communiste qui veut devenir prêtre et avec lequel Giulio ne veut pas parler. Moretti utilise toujours le prisme de la comédie pour dire des choses sérieuses, et les colères de Giulio cachent en réalité une incapacité à comprendre que s’engager pour une cause ne donne pas un passe-droit permettant de s’en prendre à ceux qui ne croient pas à la pureté et entendent vivre avec leurs faiblesses et leurs désirs. Quand la réalité ne refléte pas une croyance, ce n’est pas contre la réalité que l’on doit s’emporter, mais contre la croyance elle-même. Ulrich dans L’Homme sans qualités de Robert Musil disait vouloir « abolir la réalité », mais c’est une folie. La réalité est notre seul monde et elle avait d’ailleurs vaincu Musil qui n’avait jamais pu terminer son roman-monde. En vérité, Giulio est perdu : il veut une chose et son contraire, être seul et libre, et en même temps être accompagné car « être libre, ce n’est pas vivre seul ».
La crise de la croyance et de l’engagement dont parle La messe est finie doit être comprise au sens large du terme : ce n’est pas seulement de la foi catholique qu’il est question, mais de toutes les croyances, y compris les engagements politiques qui, quand ils sont purs, ressemblent à une foi religieuse. D’ailleurs, quatre ans plus tard, en 1989, Moretti devait dans Palombella Rossa consacrer un film entier à la crise de croyance d’un homme politique devenu amnésique et et ne se souvenant même plus pourquoi il est communiste. La Messe est finie est un film moins théorique que Palombella Rossa et plus émouvant, où Moretti atteint un équilibre admirable entre l’intime et l’universel. Giulio est resté un grand enfant (ce qu’il a vraiment envie de faire c’est de jouer au football avec des enfants). Très proche de sa soeur, aimant tellement sa mère qu’il ne supporte pas les vélléités de son père de quitter la maison familiale, il finit par refuser les responsabilités de l’adulte, y compris celles de son sacerdoce. Il veut fuir ce monde violent où il se fait agresser, bien que lui-même en fasse partie, soit tout aussi violent. Il faut voir comment le cinéaste filme les nombreuses scènes du film où son personnage se bat (avec sa soeur, son père) ou se fait agresser par des inconnus : elles donnent une forte impression de vérité, les coups semblent être vraiment portés et Moretti paie de sa personne (ainsi dans la scène où il est jeté dans une fontaine). Il a ce talent rare de pouvoir dire la vérité de personnages de cinéma tout en parlant du monde qui l’entoure.
On oublie parfois quel grand acteur peut être Moretti : il est remarquable dans le rôle de Giulio et il arrache des larmes au spectateur dans la magnifique scène d’adieu à sa mère, qui est en même temps un refus de l’adieu à l’enfance. Et que dire de cette fin dans l’église, qui mélange dans une même séquence, dans un même mouvement, dans un même souffle, la tristesse de l’adieu et la réalisation que la joie est l’envers de la mélancolie et qu’en un instant on peut passer des pleurs à l’allégresse ? Le monde est peut-être désenchanté, mais il ne tient qu’à nous de le réenchanter. Peut-être le plus beau film de Nanni Moretti. A voir avec Bianca, réalisé un an auparavant, qui en est comme l’envers sombre.
Strum
Tout à fait de ton avis. J’ai publié pas mal sur Moretti dans ce blog car j’ai fait il y a cinq ans quelques interventions sur toute son oeuvre. J’ai revu Habemus la semaine dernière et je viens enfin de me procurer Palombella Rossa que je n’ai vu qu’une fois. Tout est remarquable dans La messe… notamment l’utilisation de Ritornerai, chanson bien anodine mais qui prend une résonance très belle.
J’aime aussi beaucoup ses premiers films, fauchés, de bric et de broc, mais si personnels.
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Ah oui, toutes les scènes avec Ritornerai sont splendides. Je n’ai pas vu ses tous premiers en revanche.
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Tout cela me donne une envie féroce de découvrir le film. Merci, Strum ! Après les doutes d’un prêtre, il est passé à ceux d’un pape. Le cran au-dessus ? Si Moretti monte au ciel, il pourrait demander s’il lui arrive de douter de Lui-même… 😉
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Euh… « demander à Dieu », bien sûr ! 😀
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Tout à fait Martin, Habemus papam est une sorte de lointain successeur à La messe est finie, sauf que Moretti y aborde en plus la comédie du pouvoir. J’en parlerai bientôt. Sinon, on attend la suite en effet ! 😀
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J’aime beaucoup ta chronique (franchement qu’est-ce qu’on pourrait ajouter de plus ? 😀 ) de ce film injustement encore méconnu – en dehors des fans de Moretti et d’un certain cercle de cinéphiles. Et tu as totalement raison de souligner la très bonne interprétation de Nanni Moretti, autant bon acteur que bon réalisateur et qui a un visage magnifique,
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Merci Tina. 🙂 Moretti est formidable dans le rôle de Giulio. La messe est finie est un peu le film qui l’a révélé dans les années 1980 comme le grand réalisateur italien de l’époque.
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Merci pour ce billet Strum. Ce film étant avant ce jour totalement inconnu de moi (tu sais que je connais très mal ce réalisateur), j’en prends soigneusement note. Que tu considères ce film comme peut-être le plus beau de Nanni Moretti en dit long en tout cas sur ses qualités.
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Tout le plaisir est pour moi Sentinelle ! Oui, je pense que ce film-là est davantage susceptible de te plaire (tout comme Journal Intime et April) que Mia Madre qui t’avait déçu.
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