Ma Loute de Bruno Dumont : mystifications et lutte des classes au tamis du burlesque

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Ma Loute (2016) de Bruno Dumont est un film de lignes horizontales et de contrastes. Comme à son habitude, Dumont filme dans sa région, le nord. Il oppose deux mondes, d’un côté une famille bourgeoise dégénérée et incestueuse, les van Peteghem qui sont joués par des acteurs professionnels, de l’autre une famille de pêcheurs pauvres et cannibales, les Brufort, qui sont joués par des acteurs amateurs (des « invisibles » dans une situation de précarité). Du côté des bourgeois, Dumont se prévaut du genre du burlesque pour imposer une bouffonnerie générale : tout le monde est ridicule et adopte un phrasé issu du mauvais théâtre de boulevard du début du XXe siècle. Quant au couple de policiers du film, il est inspiré de Laurel et Hardy. De fait, on rit. Du côté des pauvres, Dumont place ses pas dans le sillage le plus caustique de la comédie italienne d’antan et met en scène des cannibales affreux, sales et méchants. C’est au tamis d’une satire nourrie d’excès et de surréalisme que le cinéaste passe ici la lutte des classes.

Ma Loute verse constamment dans l’outrance et l’absurde mais témoigne d’une indéniable maitrise cinématographique. Le sens du cadre est ce qui distingue Dumont en tant que cinéaste depuis ses débuts. Ses images font la part belle aux lignes horizontales sans briser les lignes de fuite de la perspective, ce qui confère aux plans de plage et de mer une belle profondeur de champ. A l’écran, cela donne un sentiment d’espace, Dumont utilisant comme à l’accoutumée un format cinémascope. Quant aux couleurs, elles témoignent d’un étalonnage réussi (le numérique se révèle adapté à son style).

La beauté formelle du film et ses éclairs de lyrisme (dûs à Barberine du compositeur belge Guillaume Lekeu) forment un étrange attelage avec sa nature burlesque. Depuis au moins Playtime (1967) de Jacques Tati (il y a d’ailleurs du Tati dans les bruits que produisent Machin et Van Peteghem quand ils bougent), on sait que le burlesque peut tirer parti de plans bien composés.  Les films muets burlesques reposaient eux-mêmes sur un travail de composition des plans, le rythme découlant de l’action dans le cadre. Mais il y a d’autres choses plus étranges encore dans Ma Loute. Le monde y est divisé entre les damnés (les Brufort) et les élus (les van Peteghem). Les principes de la grâce et de la prédestination y sont tournés en dérision (c’est ainsi qu’on peut voir les scènes de lévitation du film, qui sont d’énormes moments de farce fellinienne) et la mystification est le thème clé du film. Billie, le fils androgyne d’Aude Van Peteghem (Juliette Binoche), mystifie tout le monde en se faisant passer tour à tour pour une fille et un garçon. Plus généralement, toute la mise en scène du film est une entreprise de mystification : elle filme les lieux avec un même sens du beau, mais cette beauté cache des horreurs et des divisions extrêmes. L’espace du film est divisé en deux : les Van Peteghem, les élus, vivent dans le monde d’en haut, dans un château sur la colline qui domine la baie ; les Brufort, les damnés, vivent dans le monde d’en bas, dans une baraque sale et délabrée. Dumont figure la ligne de démarcation entre les deux mondes par une étendue d’eau et de vase ne pouvant être traversée qu’avec l’aide des Brufort, les pauvres portant littéralement les riches. En revanche, les difformités sont l’apanage de tous : chez les bourgeois, André van Peteghem est un bossu tout aussi difforme moralement (Luchini l’incarne avec le talent qu’on lui connait, même si, spectacle à lui tout seul, il semble parfois résister à son personnage). Chez les Brufort, même si Dumont a choisi à dessein des acteurs aux traits taillés à la serpe du malheur, la difformité est pour l’essentiel morale avec ce cannibalisme que « Ma Loute » ne parvient pas à contrôler (sauf à la fin). Il n’y a pas d’élus, il n’y a que des difformités morales. Si la grâce est une invention de nantis justifiant l’injustice du monde alors autant en faire le prétexte d’un énorme éclat de rire.

On hésite cependant à tirer une conclusion aussi tranchée de cette grosse farce. Dumont a lui-même indiqué ne pas croire en dieu mais il reste fasciné par le sacré, le mystique. C’est de cette division à l’intérieur de lui-même qu’il semble tirer son cinéma. C’est elle qui est à l’origine de la scène mystique qui déchirait soudain la narration de drame social de Flandres (2006), quand Barbe ressentait à distance ce qui arrivait à Demester. A l’occasion de Ma Loute (et après la série comique P’tit Quinquin), Dumont rajoute une division supplémentaire : le burlesque. Cela nous donne ce mélange de genres où le burlesque pulvérise le cadre d’un récit qui raconté autrement serait un drame. Dumont a revendiqué aimer la contradiction et détester la cohérence, d’où son goût des extrêmes. Or, dans ma Loute, ce qui commence en mystification finit en mystique, car le vrai héros du film, c’est Billie, cet étrange personnage réunissant deux sexes en même temps (il est à la fois Romeo et Juliette) et qui s’affranchit de toutes les contradictions en parvenant à créer un lien entre les Van Petegem et les Brufort. C’est une mystique de l’être différent capable de rapprocher des mondes et des gens qui se détestent. Dumont n’échappe donc pas à ses obsessions, ni le film.

Ma Loute est un film qui ne plaira pas à tout le monde en raison de ses excès – certains sont plus convaincants que d’autres. Et puis, Dumont a pour ses personnages bien peu de considération, ce qui est la limite du film. Mais on peut admirer son surréalisme et ses ambitions formelles quand tant de films français en sont dénués. Le cinéma est et sera toujours un art de la mystification.

Strum

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4 commentaires pour Ma Loute de Bruno Dumont : mystifications et lutte des classes au tamis du burlesque

  1. Mandy dit :

    Félicitations pour ce post 🙂

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  2. princecranoir dit :

    Je me range en grande partie à tes arguments en faveur de « Ma Loute » et de son petit théâtre de guignols dégénérés. Tu parviens cependant à mettre le doigt sur ce qui m’a soudain sorti de cette euphorie (due certainement à l’air iodé et ce vent marin que brave fièrement l’Eternel), et ce n’est pas le jeu forcé de Juliette Binoche (qui ne l’est pas plus que celui de Vincent ou de Luchini), pas plus que les pitreries du tandem de détectives : c’est ce que tu appelle « l’excès de surréalisme ». Il y a cette petite touche de trop qui m’a ancré au sol alors que d’autres se laissaient porter par la brise de mer. Par contre je te rejoins sur cette mystification permanente qui fait écho à celle, plus contemporaine, du « Ptit Quinquin ». Les voies de Dumont sont impénétrables, et c’est tant mieux.

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    • Strum dit :

      Oui, j’avais vu dans ta critique que les échappées surréalistes du film ne t’avaient pas toujours convaincu. Personnellement, j’ai bien rigolé quand l’inspecteur Machin s’envole comme un ballon gonflé à l’helium et qu’ils sont obligés de le retenir par une corde. 😀

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