Madres Paralelas de Pedro Almodovar : parallèles d’une histoire inextricable

Dans Madres Paralelas (2021), on retrouve le goût de Pedro Almodovar pour le mélodrame, avec ce que le genre implique de rebondissement, de coïncidences, de rapprochements des contraires. Deux femmes se trouvent ici réunies qui deviennent mères en même temps : Janis (Penelope Cruz), photographe quarantenaire, qui a une liaison avec Arturo, un anthropologue judiciaire, et Ana (Milena Smit), une adolescente qui a subi un viol. Leur souhait de garder leur enfant les rassemble, quoiqu’Ana soit bien plus inquiète, mais elle sont dissemblables par leur mémoire : à Janis ont été légués les souvenirs de la Guerre d’Espagne et elle veut exhumer le corps de son arrière grand-père, enterré dans une fosse commune, pour répondre à une promesse faite à sa grand-mère. De ce temps lointain du franquisme, Ana, d’une génération plus récente, ne connaît pour ainsi dire rien. L’Espagne démocratique, née du gouvernement d’Adolfo Suarez (lire à ce sujet le formidable livre Anatomie d’un instant de Javier Cercas), a été bâtie sur un accord tacite : certaines exactions devaient être oubliées, à défaut de pouvoir les pardonner. Ana incarne cette mémoire oubliée, enterrée.

A première vue, un seul geste, un prélèvement ADN, fait le lien entre les deux histoires du film, celle des mères parallèles et celle de l’exhumation des victimes du franquisme. Et l’on pourrait croire que le fil qui coud les deux récits, où plutôt le geste qui les relie, emprunte un peu trop à ces coïncidences propres au mélodrame dont Almodovar est devenu un des maîtres, à coup de couleurs vives au fond des plans et de récits-gigognes. Sauf que la manière dont Almodovar entrelace les deux récits invite à les considérer comme les fils d’une même inextricable histoire. Le récit commence par une scène où Janis photographie Arturo, ce qui est déjà une manière de dire que cette femme a décidé de prendre les choses en main. Il se poursuit surtout par une conversation entre Janis et Arturo au sujet de l’exhumation du corps des disparus, ce qui fait que la partie du film liée au franquisme précède, non seulement historiquement, mais aussi narrativement, celle des deux mères parallèles, le retour au franquisme se faisant à la fin du récit, encadrant donc le récit des mères parallèles.

De cette construction emmêlée et circulaire, on peut tirer les observations suivantes : exhumer les corps des disparus à la fin, c’est les faire naître une seconde fois, ramener leur visage dans le monde, ce dont rend compte le très beau dernier plan où les squelettes deviennent soudain des corps allongés pourvus de visage. Cette renaissance est semblable à celle des deux bébés du film. Un bébé qui naît, c’est une mémoire qui va pouvoir rendre compte du monde. Un bébé qui naît, c’est aussi un lien familial qui se crée, en particulier entre une mère et son bébé. Deux évènements vont éprouver la force de ce lien : d’une part, Janis va réaliser qu’elle n’est pas la mère biologique du bébé qu’on lui a remis à la maternité (c’est en réalité celui d’Ana) et malgré tout elle va vouloir le garder. D’autre part, sa véritable fille (élevée par Ana) va « disparaître » elle aussi, décédée de la mort subite du nourrisson, ce que Janis ne peut supporter. Elle tente alors de maquiller la vérité, c’est-à-dire de mentir sur l’identité du bébé dont elle est maintenant la mère au sens légal du terme. S’ensuit entre elle et Ana (la véritable mère) une histoire d’autant plus difficile à démêler qu’Ana va tomber amoureuse de Janis. L’histoire de ces deux bébés est donc aussi une histoire de disparition et de mémoire maquillée, tout comme l’a été, au moins partiellement, l’histoire des disparus du franquisme, au nombre desquels on compte 300.000 bébés selon certains chiffres. La réaction initiale de Janis, qui voulait d’une certaine façon prendre à Ana son bébé après avoir réalisé que sa véritable fille était morte, est un désir de maternité qui fait indirectement écho, sans peut-être que Janis le réalise, à ce qui a pu parfois se passer pendant le franquisme où des bébés furent volés pour satisfaire ce même désir. Il y a des mères parallèles, des bébés parallèles, des disparus parallèles. Un très beau film argentin, L’Histoire officielle de Luis Puenzo, a relaté une telle histoire de bébé disparu sous une autre dictature.

Janis qui veut substituer à son bébé décédé un autre bébé, c’est aussi l’expression de la force du lien maternel, et donc du lien familial, lien qui est la plupart du temps insécable. Janis éprouve un sentiment de perte terrible comme sa grand-mère éprouve un même sentiment en raison de la perte de son père (et son mari). Ne pas avoir connu son grand-père et son arrière-grand-père, vivre dans cette espèce de flou familial troué de secrets, est peut-être aussi une des causes qui l’ont empêché de reconnaître sa véritable fille à la naissance. Pour combler ce sentiment de perte, il faut que Janis substitue au visage de sa fille disparue un autre visage (le visage recouvré de l’arrière-grand père disparu ou le visage de cet autre bébé qu’elle pourrait avoir avec Arturo), et cela va être l’enjeu du dernier tiers du film.

La beauté du film tient à ce que, à partir de cette histoire compliquée, qui pourrait à un moment donné prendre une toute autre direction, presqu’hitchcockienne (la musique le dit par instant), il finit par raconter le rachat de Janis, qui n’est jamais jugée par Almodovar. Il prend toujours parti pour elle, il fait toujours voir ses désirs, ses faiblesses, ses souffrances. Un rachat qui passe par un aveu ; elle doit elle aussi « exhumer » un secret, dire la vérité sur ce qu’elle a essayé de faire : à Ana (scène terrible que cette révélation où Ana reprend son bébé avec une certaine brutalité), à Arturo (qu’elle ne voulait plus voir alors qu’il était le père de sa fille décédée), à son amie Elena (la fidèle Rossy de Palma). Exhumation de la vérité qui seule peut enclencher le mécanisme d’une véritable réconciliation : entre Janis et Ana (après la terrible scène de rupture, on n’y croit pas forcément, mais ce n’est pas grave, le symbole est beau), entre Janis et Arturo (avec là aussi, un autre beau symbole : la promesse d’une nouvelle naissance), et bien sûr la réconciliation des mémoires organisée par Janis dans son village natal. En remplissant la promesse faite à sa grand-mère, elle appelle toutes les femmes à prendre la route pour venir voir les corps de leurs maris, de leurs frères, de leurs pères défunts. Le lieu de l’exhumation est un petit coin de verdure, à l’ombre des collines, un lieu beau et tranquille, paisible près du village natal, et il n’est que plus terrible que ce soit dans un endroit si beau, si vert et innocent en apparence, qu’une telle horreur se soit produite. Toujours ce goûts des contraires qui est une manière de dire que rien n’est dissociable, du passé et du présent, de la mémoire et des sentiments, à ceci près qu’aujourd’hui, Almodovar est devenu bien plus grave dans le ton.

Depuis quelques films, notamment dans Julieta, où l’on se souvient de ce superbe raccord à la sortie du bain qui faisait vieillir l’héroïne de vingt ans (on trouve dans Madres Paralelas une même idée de raccord temporel quand Janis accueille Arturo un soir, mais d’une distance de quelques mois seulement, ce qui d’ailleurs indique la distance entre les deux films : Julieta est magnifique alors que Madres Paralelas est seulement beau ou très beau), et dans une moindre mesure dans Douleur et gloire, où la réconciliation se faisait avec soi-même, Almodovar parvient à mêler différentes époques, différentes mémoires, différents tons, dans le cadre de scénarios en apparence alambiqués, mais avec une mise en scène apaisée qui, par des moyens directs et assurés, dévoile la vérité des récits et des personnages, et recherche le pardon. Il y parvient une nouvelle fois dans ce film, tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir, et porté par une émouvante Penelope Cruz, où l’impression d’un monde sans hommes ou presque, n’est qu’apparente puisque les hommes sont là, mais retrouvés à la fin, dans la fosse commune.

Strum

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16 commentaires pour Madres Paralelas de Pedro Almodovar : parallèles d’une histoire inextricable

  1. regardscritiquesho22 dit :

    « Madres paralelas » de Pedro Almodóvar…
    Quel film magnifique, quel beau film, quel film émouvant où la petite histoire rejoint la grande Histoire! Déjà, le générique, de début comme de fin, est un petit bijou d’inventivité qui nous plonge directement dans l’histoire, puisque l’une des deux héroïnes est photographe professionnelle.
    Parlons d’abord du scénario qui, comme très souvent chez Almodóvar, est d’une très grande subtilité, d’une très grande originalité et d’une parfaite cohérence. Nous sommes dans un grand mélodrame, qui concerne essentiellement deux femmes et, à un moindre degré, un homme. Sans vouloir déflorer une histoire qui gagne à être découverte petit à petit, il s’agit de deux femmes, enceintes par accident, qui accouchent ensemble et qui partagent la même chambre, ce qui crée des liens indissociables entre les deux personnages. L’une, plus âgée, est ravie de sa maternité, l’autre, à peine sortie de l’adolescence, est, au contraire, complètement affolée. Puis, un grain de sable… L’intérêt envers les deux personnages est très fort et tient beaucoup à l’interprétation magistrale de naturel de Pénélope Cruz, dans un rôle magnifique et taillé sur mesure pour elle. Mais il n’y a pas qu’elle, il y a aussi Milena Smit, jeune première très brillante. Ajoutons à ce beau casting Israël Elejalde.
    L’émotion, dans cette histoire bouleversante, est très forte pour le spectateur! Difficile de retenir ses larmes face à des situations aussi dramatiques! Tous les personnages sont ce que l’on peut appeler de belles personnes. Aucune violence… Au contraire il y a beaucoup d’empathie pour des personnages, à fleur de peau, d’une grande rigueur intellectuelle en même temps que d’une grande honnêteté.
    Petit plus, qu’on ne retrouve pas forcément d’habitude chez Almodovar, le fait que la petite histoire rejoigne la grande histoire. Les personnages sont confrontés à l’histoire contemporaine de l’Espagne avec la recherche de disparus à l’époque franquiste, torturés, exécutés et enterrés dans des fosses communes. Où le scénario, là aussi, est remarquable, c’est que la narration est fluide et qu’elle n’a aucun caractère d’artificialité. Dès le début du film on est préparé à l’évocation de cette horreur et tout s’emboîte naturellement. Là aussi, évidemment, l’émotion est très forte et un des moments très émouvants du film, c’est ce défilé de femmes, mené par un personnage, remarquablement interprété par Rossy de Palma. On pense évidemment à ce grand documentaire sur ce sujet, « Le Silence des autres ». D’ailleurs, quand on fait des recherches, on n’est guère surpris:
    « Produit par Pedro Almodóvar, le documentaire « Le Silence des autres » met au premier plan des victimes de la dictature de Franco qui, encore aujourd’hui, se battent pour obtenir justice. »
    Bref, avec « Madres paralelas », nous avons affaire à du grand cinéma et, par la même occasion, à du grand Almodóvar!

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  2. Florence Régis-Oussadi dit :

    Je l’ai vu aujourd’hui, je ne rate aucun Almodovar au cinéma. Je l’ai beaucoup aimé, en particulier sa façon de tisser des liens étroits et logiques entre passé et futur, la mémoire et le ventre des femmes étant dans ce film un enjeu alors que celui concernant les hommes consiste à sortir du cadre de la photo pour reprendre place parmi les vivants. Pénélope Cruz est magnifique et la fin, poignante (en plus elle permet de faire connaître le difficile travail de mémoire qui s’accomplit en ce moment même en Espagne, pays héritier d’un passé qui ne passe pas. Il me tarde de savoir si la nouvelle loi sur la mémoire démocratique va passer et être appliquée).

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    • Strum dit :

      Merci Florence, oui, la manière dont il tisse les deux récits peut paraître artificielle, mais je crois qu’il y a plusieurs liens souterrains que le scénario ne dit pas toujours. Penelope Cruz est très bien en effet – comme toujours chez Almodovar ; c’est moins vrai chez d’autres cinéastes.

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  3. Martin dit :

    Merci pour cette belle chronique, Strum. Tes analyses sont toujours « costaudes », un régal d’exigence dont je ne me lasse pas.

    Je suis sensible à ce film pour plusieurs raisons – et ce qu’il dit de la mémoire historique n’est pas la moindre. J’en ai encore appris sur nos voisins (l’Espagne restant un pays que je connais très mal, à vrai dire).. Penélope Cruz est superbe, comme d’habitude, et j’ai aimé le reste de la troupe, à commencer par Milena Smit – que je découvrais – et la toujours géniale Rossy de Palma. Terrain conquis ! 🙂

    Ce n’est pas mon Almodóvar préféré, mais c’est l’un des très beaux films de cette fin d’année.

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  4. Pascale dit :

    Je suis d’accord avec toi? Comme la plupart du temps, Almodovar réalise un très beau film. Il reste une valeur sûre pour moi. Contrairement à ce que j’ai lu à eu près partout (sauf ici), le lien entre les deux histoires, la grande historique et terrible et la petite mélodramatique, est plutôt subtil et ne crée pas la sensation de deux films en un.
    Par contre là où je te comprends mal c’est sur ces multiples divulgâchages. Si on comprend rapidement que les bébés ont été échangés, rien n’indique rapidement que l’un des deux est mort. Tout comme sur la relation qui finit par unir les deux filles. Si j’avais lu ta note avant de voir le film, cela m’aurait sans doute en partie gâcher le « plaisir » des surprises.
    Le regard qu’Almodovar porte sur les femmes, leurs relations de douceur, de gentillesse, de bienveillance est exceptionnel et fait beaucoup de bien. Non les femmes ne sont pas (forcément) des teignes entre elles.

    mais elle sont
    bébé décédée (mais je ne sais si un bébé peut être féminin) 🙂

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    • Strum dit :

      Tu connais ma manière de faire : je réfléchis au film que j’ai vu à partir de toutes les données qu’il me donne. Quand je peux éviter de spoiler, je le fais. Mais ici, il m’était impossible de parler du film sans entrer dans le détail de son intrigue et des échos que les deux histoires entretiennent. J’admets que cela peut être embêtant pour quelqu’un qui n’a pas déjà vu le film, mais en même temps quelqu’un qui choisit de lire une longue analyse comme celle-ci choisit il me semble de courir ce risque.
      Tu as raison pour « bébé décédé » merci pour la relecture !

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  5. Pascale dit :

    gâché évidemment 🙂

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  6. lorenztradfin dit :

    Vu (enfin) également. Je souscris à ce que tu dis. Almodovar arrive avec une fluidité extraordinaire à nous raconter une histoire/Histoire « alambiquée » portée par une Pénélopé immense. Belle idée en effet le tout dernier plan. Vers la fin il y a un autre « plan » qui m’a un peu perturbé : le remplissage d’une tasse de café dont le noir envahit l’écran. Il m’a surpris. Il arrive de manière surprenante. Une idée de sa signification ?

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    • Strum dit :

      Almodovar travaille pas mal les raccords depuis quelques films. Je suppose que dans son esprit, le noir du café peut évoquer l’idée d’une plongée dans un temps passé sombre puisque, de mémoire, le raccord intervient juste avant la scène de l’exhumation de la fosse commune. Autre possibilité : Lire dans le marc de café, c’est normalement lire dans l’avenir mais là, il s’agit de lire le passé ; paradoxe qui serait bien dans la manière d’Almodovar.

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  7. ornelune dit :

    Mon regret de fin d’année. Je n’ai pas trouvé le film par chez moi. A rattraper dès que possible.

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  9. J’ai vu le film hier et je partage ton enthousiasme.

    Comme tu le dis à la fin de ton post : il développe le filon amorcé dans Julieta qui est simplement d’avoir un scénario solide qui verse un peu dans le thriller que son style, sa « patte » de réalisateur vient illustrer (et non pas l’inverse comme dans En chair et en os par exemple – que je n’aime pas – où une débauche d’effets de style vient noyer un scénario pourtant très bon de Ruth Rendell).

    Bref, j’aime beaucoup, moins que Julieta, mais je ne vais pas bouder mon plaisir.

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