L’Histoire officielle (1985) de Luis Puenzo, qui fait actuellement l’objet d’une reprise à Paris dans une version restaurée, s’ouvre sur un plan composé de deux ordres de significations. Au premier plan, à droite, trois haut-parleurs gris métallisé entonnent l’hymne argentin. Ecoutons : « Mortels ! Écoutez le cri sacré : Liberté, liberté, liberté ! Entendez le son des chaînes brisées, Voyez trôner la noble égalité. » Les dictatures de tous pays ont toujours perpétré leurs crimes sous couvert de grands mots, de droits formels, dont seuls bénéficiaient les dirigeants et ceux dans la société qui les soutenaient ou se faisaient une raison (complices ou minorité silencieuse). Ce que l’on entend dans cet hymne, c’est le son de l’Histoire officielle, telle qu’elle continuait à être enseignée en 1983 dans les lycées argentins, en particulier par Alicia (Norma Aleandro), une professeur d’Histoire de la bourgeoisie de Buenos Aires. Or, à l’arrière-plan, à gauche de ce plan d’ouverture, peut s’observer une toute autre histoire : on y distingue des drapeaux argentins en berne, qui contredisent par leur triste apparence les mots gonflés d’importance de l’hymne national ; cela, c’est l’histoire réelle, ce qui s’est réellement passé en Argentine sous la junte militaire qui gouverna le pays de 1976 à 1983. Ce plan annonce le film qui vient, car L’Histoire officielle raconte comment Alicia, qui a vécu pendant de longues années aux côtés de son mari Roberto (Hector Alterio) dans l’ignorance de ce qui se passait réellement dans son pays, prend conscience que sa fille Gaby, adoptée il y a cinq ans, fait partie des enfants volés par la dictature, enlevés à des femmes prisonnières politiques ayant accouché en détention avant de disparaitre, assassinées par le régime. Cette histoire réelle, c’est celle des disparues, des desaparecidos.
Film très émouvant, L’Histoire officielle mêle avec une dextérité qui force l’admiration l’histoire d’Alicia et l’histoire de l’Argentine, des images de fiction et des plans des manifestations des Grands-Mères de la Place de Mai (sans qu’il soit possible de distinguer les unes des autres, étonnante fluidité formelle, très rare dans le genre du drame historique, a fortiori semi-documentaire). Puenzo fait tous les choix justes pour raconter son récit, qui se déroule à la fin de la dictature, dans cet entre-deux où les anciens complices peinent à réaliser que le monde change et résistent à ce changement (l’équipe du film reçut d’ailleurs des menaces de mort – si bien que le tournage fut interrompu et reprit en secret, Puenzo utilisant son propre appartement pour filmer les scènes se déroulant chez Alicia et filmant de véritables manifestations sans autorisation), où rien n’est noir et blanc, où des situations inextricables doivent se dénouer sans qu’une solution juste apparaisse.
Tout d’abord, il décide de ne pas relater son histoire du point de vue de la grand-mère d’un enfant disparu ; s’il l’avait fait, le film aurait pris un caractère unilatéral, car le spectateur aurait immédiatement pris fait et cause pour la grand-mère sans se soucier du point de vue de la mère ayant adopté l’enfant sans connaitre la vérité. En choisissant de raconter l’histoire du point de vue d’Alicia, Puenzo rend compte de la difficulté de la situation : car une fois qu’il est acquis que Gaby est une enfant disparue, quelle solution trouver qui soit satisfaisante ? Il n’y en a pas : la rendre à sa grand-mère biologique la priverait d’une mère une seconde fois ; dénier tout droit à cette grand-mère serait refuser de réparer les conséquences du crime originel.
Ensuite, à travers Alicia, Puenzo montre une femme qui n’avait pas perçu la réalité de la dictature, non pas car elle en était complice, mais parce qu’elle était elle-même victime de l’Histoire officielle, de la propagande du régime qui faisait croire qu’il luttait contre des éléments séditieux voulant détruire l’Argentine et cachait les tortures qu’il infligeait arbitrairement (l’Histoire réelle). Et puis, comment ne pas voir aussi qu’Alicia, qui vivait dans un bel appartement de Buenos Aires aux cotés d’un homme qui lui savait, ne voulait pas savoir, fermait inconsciemment les yeux sur certaines choses, de peur sans doute de gâcher son bonheur ? Un comportement peut-être égoïste mais si humain, dont les propagandistes ont toujours su tirer parti par leurs mensonges et leur absence de scrupules. Un autre qui taisait ses scrupules, c’était Roberto, le mari d’Alicia : lui savait d’où venait Gaby, lui était un soutien du régime ne pouvant se prévaloir de son ignorance, appartenant à cette catégorie d’hommes qui font des affaires en temps de dictature, sans voler ni torturer directement, mais qui par leur connaissance même des tortures et des vols commis et leur acquiescement silencieux, sont complices des bourreaux, deviennent des rouages de la machine aveugle de la dictature, de peur de perdre les avantages matériels qu’ils en retirent. Qui est responsable ? Telle est la question qui se pose au sortir d’une dictature. Le père de Roberto connait les compromissions de son fils et lors d’un déjeuner familial, les éclats de voix entre père, fils et frère prennent des tons accusatoires, prémices de réglements de compte à venir – lors des guerres civiles, ouvertes ou larvées, la guerre entre dans les familles. Tout cela, Alicia le réalise progressivement et le film raconte comment elle enlève peu à peu le bandeau qui recouvrait ses yeux, comment elle décide de partir en quête des véritables parents de sa fille.
Autre choix soulignant l’intelligence et la pudeur de Puenzo : la manière dont il filme (en regardant attentivement les visages de ses personnages) les deux grandes scènes de révélation du film ; celle des tortures d’Ana, filmée après une crise de fou rire entre elle et Alicia, les rires se faisant larmes à mesure que les horreurs de sa détention sont révélées ; et la scène où la véritable grand-mère de Gaby raconte peu à peu à Alicia, par bribes, en égrenant des photographies des disparus, la disparition de sa fille, scène filmée dans un petit bar, où les deux femmes sont entourées de jeunes jouant au flipper. Deux scènes saisies dans le quotidien de la vie, par cela-même dénuées de pathos, qui racontent un indicible n’ayant nul besoin d’être souligné par une mise en scène solennelle et qui fait pleurer le spectateur précisément parce qu’il est évoqué avec pudeur. Ce très beau film bénéficie d’une interprétation remarquable de Norma Aleandro et Hector Alterio, qui font croire à la fois à l’amour qui cimentait leur couple et au cas de conscience qui provoque son délitement. A sa sorti en 1985, L’Histoire officielle bouleversa l’Argentine. On comprend aisément pourquoi.
Strum
Bonsoir Strum
J’avais découvert la copie dont tu fais référence lors du festival Lumière 2015. J’avais trouvé le film timide dans l’accusation des faits dénoncés. Dans un second temps, je me suis expliqué cette « pudeur » par la proximité de la réalisation du film avec les faits relatés.
De mon point de vue, ce film pourrait faire l’objet d’un opportun remake plus dénonciateur d’autant que certaines scènes du film de Luis Puenzo ont vieilli.
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Hello, je pense qu’il faut effectivement replacer le film dans son contexte : quasiment tourné de manière clandestine dans l’appartement du réalisateur (cela limitait les lieux de tournage), premier film sur la période, le film fut un vrai choc pour l’Argentine (je crois me souvenir qu’on en avait beaucoup parlé à l’époque). Par ailleurs, la pudeur et la finesse avec lesquelles le sujet est traité sont précisément ce qui en fait un grand film pour moi, beau et émouvant, qui aborde avec intelligence (et non avec timidité) un sujet très complexe où une grand-mère et une mère ont toutes les deux des droits sur l’enfant volé. En pratique, on rencontrait apparemment tous les cas de figure pour régler le problème (cohabitation, mère qui garde l’enfant, grand-mère qui garde l’enfant, garde alternée, etc.). Le film aborde cette époque compliquée où une dictature prend fin, cet entre-deux, il n’a pas vocation à décrire dans le détail ou montrer les crimes commis avant (et puis entre les lignes, on comprend déjà beaucoup). Il faut aussi garder en tête que l’équipe du film a reçu des menaces de mort. Je ne trouve pas non plus que le film ait vieilli. Quant à ton idée d’un remake, je n’aime pas les remake, surtout si c’est pour traiter le sujet de manière moins fine et plus frontale. Bref, une nouvelle fois si j’ose dire (mais cela fait le charme de la discussion), je sens qu’on ne va pas être d’accord. 🙂
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Ce n’est pas grave si on n’est pas d’accord. Le contexte du film est important, c’est sa force mais aussi sa faiblesse. Un sujet très sensible traité en sourdine car trop proche de la date de réalisation du film. Pour moi, ce film a été réalisé trop tôt.
Comme toi, je n’apprécie pas spécialement les remake, je les évite. Mais il y a là un sujet très fort qui, près de 40 ans après les faits, pourrait faire l’objet d’un traitement beaucoup plus radical. Avec un bon réalisateur derrière la caméra, ça pourrait donner un grand film. Côté réalisateur, je verrai bien un Pablo Agüero s’y coller…
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Mais c’est déjà un grand film, d’ailleurs généralement reconnu comme tel – notamment par les argentins qui ne pensent certes pas que le film a été réalisé « trop tôt » et qui a eu un retentissement mondial en 1985. En l’état, ce que tu reproches au film, sa retenue, son caractère intime, son recours au hors champ, est pour moi précisément ce qui fait sa délicatesse et sa singularité – un traitement « radical » comme tu dis, ce serait faire un tout autre film, s’embarrassant moins de scrupules et de la volonté de montrer différents points de vue. Par ailleurs, sur le sujet de la dictature argentine, je ne doute pas qu’il existe d’autres films qui montrent les tortures, sont plus directs, etc. Ils ne sont pas « radicaux » pour autant (pour moi le « radicalisme », pour autant que je comprenne le terme dans ce contexte ce qui n’est pas sûr, n’est d’ailleurs pas un critère de qualité, un critère artistique en soi) ; ils ont juste recours à une autre approche, ce sont des films différents, complémentaires de celui-ci sans doute mais n’ayant pas vocation à se substituer à lui (c’est la force du cinéma que de pouvoir laisser la place à toutes les sensibilités). En fait, tu aurais voulu voir ou tu espérais un autre film que celui-là. Sinon, rien de grave si on n’est pas d’accord bien sûr, « les goûts et les couleurs » comme on dit. 🙂
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Je me range derrière l’avis de Strum. Puenzo entreprend avant même la fin de la dictature un travail qui n’a même pas encore été commencé dans d’autres pays d’Amérique latine aujourd’hui : se réapproprier l’histoire nationale, c’est-à-dire la mémoire du pays. Puenzo réalise (avec justesse en effet) un travail d’autant plus risqué qu’il n’avait pas vraiment de recul sur ce qu’il faisait.
Ce que j’aime notamment dans ce film c’est toute la force que peut avoir une comptine enfantine, à ce point qu’en bout de film elle fait même contrepoids à l’hymne national entendu en introduction.
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En effet, bien vu pour la comptine enfantine : le film s’ouvre par l’hymne argentin et finit par une très belle chanson mélancolique et est traversée par plusieurs comptines enfantines qui sont le contrepoint à l’hymne officiel argentin et donc à l’histoire officielle.
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