L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais : les statues vivent aussi

Retournons-nous et contemplons notre vie. Dans les couloirs du temps, nous nous voyons rejouant les mêmes scènes à l’infini, comme si nous étions des automates, des statues programmées pour redire les mêmes phrases, prendre les mêmes décisions. De ce rôle que nous avons joué, nous ne pouvons nous échapper, car ce qui est advenu ne peut être défait. Notre mémoire permet de faire défiler le passé comme sur un écran de cinéma mais non de le changer.

Les personnages qui hantent l’hôtel de L’Année dernière à Marienbad (1961), le deuxième long-métrage d’Alain Resnais, qui reste fascinant encore aujourd’hui, sont pareils aux images de notre passé. Ces personnages refont toujours le même geste, sont mûs par un mécanisme impérieux dont on ne sait s’il est intérieur, comme une programmation première (postulat de Mon Oncle d’Amérique), ou extérieur, comme si un marionnettiste allumait ou éteignait la lumière à son gré et ordonnait aux statues de bouger. Au début du film, Resnais filme ses personnages comme des silhouettes immobiles, sortant des ombres de leur nuit, avant que l’ordre ne leur soit donné de se mouvoir. Sacha Vierny à la photographie et Jacques Saulnier aux décors ont conçu ce monde nocturne où la lumière blanchit les épidermes. Dans ce lieu à la cartographie incertaine, où les personnages rejouent les mêmes scènes, au son d’un orgue fantomatique, arrive un homme qui vient de l’extérieur. C’est le narrateur, qui prête à la voix-off son accent italien (Giorgio Albertazzi). Lui seul possède un libre arbitre et s’il se sent prisonnier du lieu (toujours les mêmes couloirs, les mêmes murs, les mêmes ornements, dit-il), il veut s’en échapper, non pas seul, mais avec une femme, Delphine Seyrig aux yeux de sylphide et au casque de cheveux noirs.

L’homme parle à voix haute, comme pour lui-même, comme si nous n’étions pas là, comme si nous n’étions pas spectateurs de cette histoire dont nous n’apercevons que des éclats d’images et de narration emmêlés. Selon la manière du nouveau roman, elle conserve une part de mystère, et nous ne pouvons comprendre le film qu’en émettant des hypothèses. La mienne est que le scénario d’Alain Robbe-Grillet est bâti autour d’un argument similaire à celui d’un livre d’Aldolfo Bioy Casarès, le complice de Borgès dont il faut lire le magnifique Le Songe des héros, qui avait écrit en 1940, avec la bénédiction de Borgès lui-même, L’Invention de Morel, un petit roman ou une grosse nouvelle d’une centaine de pages, où un homme arrivé sur une île tombe amoureux d’une femme qui semble jouer avec d’autres personnages toujours les mêmes scènes, lesquelles s’avèrent en fin de compte avoir été enregistrées, comme une invention du cinéma. Pour rejoindre la femme dans les images, l’homme choisit de devenir personnage de cette fiction, quittant son corps pour devenir pure conscience. Mais que Robbe-Grillet ait eu connaissance ou non du livre de Bioy Casarès avant d’écrire son scénario (il l’a démenti) importe peu au fond ; ce qui compte, c’est que le livre de Bioy Casarès aide à comprendre le film, et que celui-ci ne peut être aimé que si on lui prête un sens (sinon l’ennui pourrait s’emparer du spectateur perdu). Du reste, le sens de la narration dans les deux récits est différent, comme si le film était la suite du livre plutôt que son adaptation : chez Bioy Casarès, on assiste aux efforts du narrateur pour entrer dans les images enregistrées afin d’y rejoindre la femme alors que dans le film de Resnais, il veut s’en échapper en partant avec elle.

La mémoire est une des grandes affaires du cinéma de Resnais, mais pas n’importe laquelle : la mémoire affective, la mémoire des sentiments, qui permet à l’homme échoué dans ce labyrinthe de portes et de pièces, de se souvenir que l’année dernière, « dans les jardins de Frederiksbad », il a rencontré et aimé une femme. Cette mémoire lui permet, nous permet, d’échapper au cours du temps, à la damnation d’une existence programmée d’avance, qui est celle de tous les autres personnages du château (mot qui fait irrémédiablement penser au château de Kafka où chaque personnage est aussi fonction). Le film mélange les images du temps présent où les automates rejouent les mêmes scènes, gagnent au même jeu de cartes (ainsi ce jeu où l’emporte toujours le mari de la femme, car il a été programmé pour le gagner), et les souvenirs du narrateur qui se souvient de ses rencontres avec la femme, « dans les jardins de Frederiksbad ou l’année dernière à Marienbad ». Bientôt, surgiront dans la narration d’autres images, celles conçues par la femme, recouvrant sa capacité à se souvenir, échappant à son destin de statue immobile (ainsi dans la scène clé où elle casse un verre, Resnais le montrant en insérant des plans cuts presque subliminaux dans la narration : elle se souvient enfin). Sa voix, la voix suave de Delphine Seyrig, se fêle alors sous l’afflux de ses émotions. La forme du film, si particulière avec cette voix off et ces images parfois figées, ne relève donc nullement du roman filmé : purement cinématographique, elle est l’expression de la conscience des personnages et s’accorde au récit.

Revenons vers cette image de nous-mêmes, que nous contemplions dans les couloirs du temps au début de ce texte. Nous ne sommes en réalité pas condamnés à rejouer toujours la même scène, ni à devenir des statues immobiles aux pieds scellés dans leur socle, comme celles des jardins de Frederiksbad. Notre mémoire affective peut nous libérer du passé, pour autant que nous comprenions cela : cette silhouette que nous voyons, cette statue figée, n’est qu’une ancienne projection de nous, sur l’écran de notre passé. Peut-être étions-nous programmés auparavant, inconscients de cette programmation, mais nous savons désormais que nous pouvons nous échapper du château, comme le narrateur qui convainc Delphine Seyrig aux yeux de sylphide et au casque de cheveux noirs qu’elle ne doit pas avoir peur de ce qui est à l’extérieur. Un des plus célèbres courts-métrages de Resnais, réalisé avec Chris Marker et Ghislain Cloquet avant qu’il ne devienne cinéaste, s’intitulait Les Statues meurent aussi. Mais certaines statues peuvent s’éveiller et choisir de vivre. L’Année dernière à Marienbad est la métaphore cinématographique de cet éveil.

Strum

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10 commentaires pour L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais : les statues vivent aussi

  1. Florence Régis-Oussadi dit :

    A la suite de notre conversation sur Melo je suis allée revoir « On connaît la chanson » et je vais bientôt voir « Mon Oncle d’Amérique ».
    C’est amusant, j’avais choisi pour parler de « L’Année dernière à Marienbad » un titre proche du votre, « toute la mémoire des statues » en référence à « toute la mémoire du monde » et aux « statues meurent aussi », deux courts métrages qui donnent une anima a priori à ce qui n’en a pas alors que dans « L’année dernière à Marienbad » c’est le contraire, les être humains y sont statufiés ou mécanisés. Il y a donc une interrogation lancinante sur ce qu’est l’humanité dans ce film-cerveau. Une interrogation propre à l’époque dans laquelle il a été tourné. Bien que très différent sur la forme, on retrouve des questions semblables dans d’autres films que j’aime beaucoup: Tati dans « Mon Oncle » et « Playtime », « La Jetée » de Marker et et chez Godard dans « Alphaville » (où un homme veut arracher une femme au monde inhumain dans lequel elle vit en incarnant l’amour et la poésie). Je me demande dans quelle mesure la modernité froide des 30 Glorieuses n’a pas suscité ces réactions de résistance de la part des artistes.

    Ca n’a peut-être rien à voir mais je me demande s’il n’a pas inspiré Lars Von Trier pour « Melancholia » (des gens figés dans le parc d’un château).

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    • Strum dit :

      « Toute la mémoire des statues » c’était pour un texte ou un cours ? Vous avez de la chance de pouvoir voir les films à la cinémathèque, j’ai un peu de mal à me libérer de mon côté, mais je ne désespère pas d’y aller. Effectivement, on peut tracer des liens avec Alphaville notamment. Je sais qu’on parle parfois de l’Année dernière… comme inspiration de Shining mais je n’aime pas beaucoup Kubrick et je ne suis donc pas très amateur de cette référence. Peut-être une réaction à la « modernité froide » des 30 glorieuses en effet. Mais rétrospectivement c’était aussi une situation de forte croissance et de travail pour la plupart, une période économiquement plus heureuse qu’aujourd’hui. Pour ma part, je n’aime pas Melancolia, où j’ai trouvé que le début paraissait sorti d’un magazine de mode.

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      • Florence Régis-Oussadi dit :

        J’ai juste été à la cinémathèque pour « On connaît la chanson » d’autant qu’il y avait ensuite l’intervention d’une partie de l’équipe du film (dont Lambert Wilson et Agnès Jaoui). « Mon Oncle d’Amérique » je vais le voir chez moi. En revanche je vais essayer d’aller revoir « Smoking » parce que c’est le Resnais qui me touche le plus. Mais je n’ai pas beaucoup de temps libre non plus.
        J’avais écrit « toute la mémoire des statues » dans un texte que j’avais consacré au film. Chaque fois que je vois un film, j’écris dessus.
        Economiquement plus heureuse peut-être mais d’un point de vue artistique, je trouve que les films de cette époque fonctionnent comme des lanceurs d’alerte (halte au bétonnage, à la surconsommation, à l’individualisme, à la toute puissance de la science sur les humanités etc.)

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  2. princecranoir dit :

    Très beau texte, et magnifique interprétation de ce film aux miroirs énigmatiques et fascinants.
    Que l’on soit dans le décryptage du récit ou simplement porté par la poésie du texte et des images, il se dégage de ce film un charme étrange, un envoûtement qui invite à percer on ne sait quel mystère. Le souvenir des jours d’antan est en effet le cœur battant de l’œuvre de Resnais, néanmoins ce voyage tout en élégance dans des couloirs hors du temps composent une farandole de plans coulés qui nous emportent dans une ronde ophulsienne, au cœur d’un monde à la Cocteau. Je dirais même que de Resnais à Kubrick, il n’y a qu’un glorieux sentier à traverser, une allée de statues à contempler. Vertige des images qui se répondent, perdent le regard, comme si finalement nous n’avions rien vu à Marienbad.
    Tu m’as donné envie d’y revenir quoiqu’il en soit.

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    • Strum dit :

      Merci beaucoup. Comme tu le sais, je n’aime pas trop Kubrick que je trouve souvent froid et distant avec ses personnages, ce qui n’est jamais le cas de Resnais. Mais Marienbad n’est pas resté sans influencer d’autres films en effet. C’est un film fascinant comme tu dis, qu’on y comprenne peu de choses comme c’était le cas pour moi la première fois que je l’ai vu ou qu’on ait l’impression d’y voir plus clair.

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  4. Post captivant Strum et bien vu la mise en relation avec la prose de Bioy Casarès (j’ai lu L’invention de Morel cette année donc cela me parle). En ce qui me concerne, je n’ai pas cherché et n’aurais probablement pas trouvé « d’explication », j’ai pensé que ce film est un film expérimental qui m’a personnellement complètement envoûté. Je me suis laissé porter par les images, le décor avec ce palace, la voix-off doucereuse, le jeu de cartes qui m’a traumatisé (c’est un jeu super simple mais si j’y avais joué contre Sacha Pitoëff, j’aurais tout le temps perdu).

    Le fait que j’aie aimé est d’autant plus méritoire que les films expérimentaux, c’est à dire ceux où il « n’y a rien à comprendre », ne sont pas vraiment ma tasse de thé (exemple chez David Lynch, réalisateur que j’adore par ailleurs mais Eraserhead ou Inland empire … je ne peux pas). Je relirai ton post lorsqu j’aurais l’occasion de revoir le film et te dirai ce que je pense de ton interprétation.

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    • Strum dit :

      Merci beaucoup. J’avais lu le livre de Bioy Casarès avant d’avoir vu le film quand je l’ai découvert. Et bien que n’ayant qu’à moitié compris le film à l’époque, une fois le rapprochement fait entre les deux, cela m’avait aidé. Pour moi, les « films expérimentaux où il n’y a rien à comprendre » n’existent pas. C’est une pose des réalisateurs. Il y a toujours quelque chose à comprendre, une intention à saisir, une histoire racontée, certes bien cachée parfois, puisqu’il y a un montage. Sinon, j’aurais moi aussi sûrement perdu à ce jeu de cartes avec Sachat Pitoëff !

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