
Dans Au Nom du peuple italien (1971), fort d’un scénario remarquable d’Age et Scarpelli, Dino Risi organise un face à face entre un juge tenace et un homme d’affaire retors, à moins que ce ne soit l’inverse. Le film dresse un portrait impitoyable de l’Italie du début des années 1970, où affleure la misanthropie du cinéaste, tout en refusant de condamner sans appel ses deux personnages, pourtant monstrueux à certains égards. Dès le prologue, Risi plante le décor : le juge Bonifazi (Ugo Tognazzi) assiste à la destruction d’un immeuble construit sans permis de construire. De prime abord, son regard paraît fixe et dénué d’émotion, mais en réalité il regarde attentivement l’immeuble s’effondrer comme s’il en éprouvait une secrète satisfaction, lui qui agit « au nom du peuple italien ». Le générique qui suit renvoie par l’usage du noir et blanc à un passé de l’Italie qu’il faut garder à l’esprit pour saisir le ressentiment qui, selon Risi, travaille une partie de la société italienne durant les décennies 1960 et 1970. Les cadres, ainsi que les profiteurs du fascisme, n’ont pour la plupart pas été jugés après la seconde guerre mondiale, puisqu’il fallait reconstruire, et occupent des positions avantageuses. C’est le cas de Lorenzo Santenocito (Vittorio Gassman), un entrepreneur immobilier qui a notamment fait fortune grâce à un trafic d’armes pendant la guerre. Corrompu et corrupteur, il gagne depuis plusieurs années des appels d’offre de marchés publics dans des conditions plus que douteuses pour ensuite construire, ici une autoroute qui s’effondre faute de respecter le cahier des charges, là une usine de plastiques rejetant sans vergogne des produits polluant l’environnement.
Lorsque le nom de Santenocito se trouve mêlé à la mort d’une prostituée, Bonifazi y voit l’occasion rêvée pour débarrasser la société italienne d’un homme qu’il juge nuisible. Il va s’attacher à le détruire méthodiquement, comme il avait fait détruire cet immeuble au début. Il faut dire que Risi charge Santenocito de tous les maux : malhonnête, méprisant, adepte d’un jargon technique dans ses expressions, coureur de jupons, violent avec sa femme, défenseur des mesures les plus extrêmes pour mater la jeunesse agitée du pays, le tout joué avec le brio carnassier que l’on connaît à Vittorio Gassman. Or, et cette équité dans la représentation est caractéristique de l’honnêteté intellectuelle de Risi, le juge Bonifazi n’est pas loin d’être aussi effrayant que le suspect qu’il poursuit de sa vindicte : d’une froideur permanente (il ne sourira pas de tout le film), sans affect apparent, solitaire, et surtout instruisant à charge au nom d’une idéologie vengeresse plutôt que conformément à la déontologie d’un juge.
De manière régulière, Risi donne à cet affrontement un caractère historique voire allégorique, dépassant les seuls personnages de Bonifazi et Santenocito. Le premier interrogatoire a ainsi lieu dans un palais de justice de fortune, bricolé dans une caserne lugubre après l’effondrement d’une partie du monument pour cause d’insalubrité. Santenocito, réquisitionné pendant une fête costumée d’un luxe extravagant, se trouve vêtu d’un habit de centurion. Idée formidable qui donne l’impression, au spectateur comme à Bonifazi, que le juge est en présence non pas d’un individu particulier, Santenocito, mais d’un représentant de la caste qui gouverne l’Italie depuis des siècles (au prix certes d’un certain raccourci historique), s’inscrivant dans une lignée commençant au sein des familles patriciennes de l’Empire Romain et passant par le fascisme, lequel fut du reste nourri d’une résurgence des symboles de la Rome antique. Cette même idée est reprise à la fin quand Bonifazi est victimes d’hallucinations et croit voir Santenocito incarner tour à tour les différents avatars de l’italien hâbleur et profiteur, qui salue le Duce pendant la guerre pour ensuite le conspuer après septembre 1943. On reconnaît alors les personnages des Monstres (1963), qu’incarnait déjà Gassman, comme si Risi continuait une réflexion entamée une décennie auparavant. De même, lorsque Santenocito envoie son père trop honnête à l’asile de crainte de le voir parler au juge, on pense au sketch des Nouveaux monstres (1978) avec Alberto Sordi où un fils indigne tend un piège à sa vieille mère pour la placer dans un hospice.
Cet affrontement aux dimensions à la fois historiques et sociologiques se déroule dans une Italie s’affaissant littéralement sur elle-même, où tout se défait, où les monuments vétustes s’écroulent, les autoroutes mal construites ne fonctionnent plus, les travaux permanents bloquent les axes de circulation, les parents pauvres prostituent leur fille (dernier argument auquel fera là aussi écho Les Nouveaux Monstres), les amants proposent aux maris de reprendre leur femme moyennant finance. Personne n’est aussi sévère avec l’Italie, ce pays que de l’extérieur on voit si merveilleux, qu’un italien, a fortiori un réalisateur italien du calibre de Risi, ici miné par une amertume et un pessimisme encore plus prononcés que dans Une Vie Difficile et Le Fanfaron (sommes-nous ici encore dans le genre de la comédie à l’italienne proprement dite, bien que l’on rit jaune à plusieurs reprises ?). Cette amertume, qui dépasse la seule satire, semble d’ailleurs contaminer le découpage et les zooms assez heurtés du début du film comme si Risi était en colère. Et que dire de la représentation du « peuple » du titre que donne à voir le réalisateur lorsqu’à l’issue d’un match de football Italie-Angleterre (d’ailleurs imaginaire), une horde de supporters décérébrés et éméchés envahit la rue et brûle une voiture ? Est-ce alors Risi qui se demande lui-même « si le peuple mérite »qu’un Bonifazi mette un Santenocito en prison, comme semblait en douter à voix haute le médecin légiste sarcastique du film ? Tout est affaire de représentation car l’idée de « peuple » est une construction politique. Le peuple est en réalité bien plus divers que ne le dit cette construction et que ne le montre l’épilogue satirique.
Le scénario d’Age et Scarpelli oscille vers un autre pôle, selon une optique presque dialectique, lorsque sont cités ces vers du poète italien Belli : « Il vaut mieux massacrer quelques innocents, plutôt que de permettre qu’une seule charogne reste en ce monde pour empoisonner les gens ». Cela reflète le point de vue de Bonifazi : peu lui importe que Santenocito soit coupable du meurtre puisqu’il l’estime de toute façon coupable d’autres vilenies. En réalité, bien que le juge s’en défende, Bonifazi et Santenocito sont les deux faces d’une même pièce : tous deux ont perdu leurs idéaux (thème décisif chez Risi), sauf que le juge ne le sait pas encore ou refuse de le savoir (car la vérité serait pour lui pire que la perte de ses illusions) alors que Santenocito le sait jusqu’au cynisme, et tous deux détestent la société dans laquelle ils vivent. Chacun affirme en avoir assez des lois qui restreignent le champ de leurs actions. Bonifazi, c’est la tentation d’un bien imposé au mépris de la loi et il est clair que si Risi ne veut plus des Santenocito d’Italie, il ne veut pas non plus les remplacer par des Bonifazi ou tout du moins s’en inquiète. De ce point de vue, le film anticipe moins les affrontements à venir de Berlusconi avec les juges italiens qu’on ne l’a dit car à la différence de ce qui se passe dans le film, les juges de la réalité, respectueux des lois, ne vinrent pas à bout du Cavaliere. C’est pourquoi Au Nom du peuple italien n’est qu’à moitié un film politique, terme qui désigne en général des films présentant une thèse assez unilatérale. Risi ne présente pas une thèse, il est trop honnête, trop mélancolique, pour se faire militant politique ; il dénonce en même temps les travers de deux opposés du spectre politique. Le seul personnage pur et sans arrière-pensée du film, c’est la prostituée.
Il fallait bien des acteurs de la trempe de Gassman et Tognazzi pour parvenir à rendre humains des personnages aussi chargés de représentations, pour jouer avec une telle verve ce duo dérisoire et complémentaire où l’un ne va pas sans l’autre. La scène où ils se retrouvent seuls sur une plage envahie de détritus et faisant figure de métaphore est mémorable. Ils y constatent que leurs différences sont irréconciliables, que chacun voit dans l’autre le représentant d’une caste plutôt qu’un humain, ce qui signale l’impossibilité d’une trêve. Probablement le dernier des grands films de Dino Risi.
Strum
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