Les histoires racontées par Godard se déroulent dans un morne quotidien sauvé par sa mise en images. Sa vision de la réalité n’est pas celle d’un rêveur, au sens où il ne la quitte pas des yeux. Consciemment, il la déconstruit et la reconstruit pour la regarder sous un autre angle, plus ludique, plus coloré (photographie de Raoul Coutard oblige), plus musical. Une femme est une femme (1961), l’un de ses films les plus convaincants, en donne un bel exemple. C’est l’histoire d’une jeune danoise (Anna Karina) subvenant à ses besoins en s’effeuillant sur la scène d’un cabaret sous le regard terne de clients inertes. Dédaignée par son mari Emile (Jean-Claude Brialy), qui est davantage préoccupé du score du dernier Real-Barcelone que de son désir d’enfant, elle est courtisée par Alfred, un ami du couple qui l’aime. S’ensuit un triangle amoureux. Les relations du couple légitime relèvent d’une guéguerre des sexes où pleuvent le ressentiment et les insultes (« quelle conne ! », lance-t-il ; « quel con ! » rétorque-t-elle peu après). Où l’on dit « je t’aime » tout bas et « je ne t’aime pas ! » tout haut. Maladresse du coeur godardien, qui n’ose pas se dévoiler, par pudeur, présomption ou mauvaise foi. Ses personnages masculins sont souvent plus médiocres que ses personnages féminins. Une version cinématographique de lui-même peut-être, chapeau inclus – « comme Dean Martin », affirmera Piccoli dans Le Mépris. Rouleur de mécanique en surface, pusillanime et aigri en dessous est le personnage d’Emile. C’est lui qui ne sait pas ce qu’il veut et non Angela qui veut un enfant, poussant cette dernière dans les bras d’Alfred ; elle a bien raison de tromper ce cuistre à vélo.
Ce malentendu au sein d’un couple pourrait nourrir une trame de drame à l’instar du Mépris justement. Sauf qu’Une Femme est une femme se veut comédie charmante, pleine d’inventions, d’insolences et de liberté, portée de bout en bout par une adorable Anna Karina. Godard joue avec son récit, le confronte en post-moderne, à des effluves, des manières, des pratiques venues d’autres arts : l’opéra, la littérature, la peinture, travaillant son montage et son mixage en accolant à chaque image un cortège de couleurs et de sons propres à transcender le quotidien. Dans ce film, la musique, tour à tour jazzy et classique, répond à l’image plutôt qu’elle ne l’assiste, comme un compagnonnage discordant. Aussi discordant que l’homme et la femme vus par Godard, qui s’étourdit de formules, à moitié rieuses, à moitié fatalistes, relevant souvent du cliché : « Les hommes veulent toujours avoir le dernier mot. Les femmes se prennent toujours pour des victimes. » La mise en abyme est constante (Belmondo affirmant qu’il voudrait voir A bout de souffle, Marie Dubois évoquant Tirez sur le pianiste où elle joue ; c’était du temps où Godard et Truffaut était encore copains), l’humour potache (Alfred se nommant Lubitsch, référence évidente à Sérénade à trois, qui à la fois le plus beau et le plus drôle de tous les films évoquant un amour à trois). Lubitsch : leur maître à tous deux, Godard et Truffaut, qui chacun tentèrent de se mesurer à lui ; Godard ici, Truffaut un an plus tard avec Jules et Jim. La littérature, fidèle alliée de Godard, est là aussi pour soutenir sa vision de la vie et son moral : ainsi, quand Angela et Emile s’insultent par titres interposés ou quand Angela en appelle au Musset d’On ne badine pas avec l’amour. Quant à la musique jazzy, elle rythme les à-coups du désir et des ressentiments, à la façon d’une comédie musicale destructurée. Jacques Demy n’est pas si loin dans certaines scènes. Et pour cause : la musique d’Une femme est une femme fut composée par Michel Legrand.
Prétendre que le quotidien peut être beau tout en montrant qu’il ne l’est pas, sans le cacher sous des ornements qui ne seraient pas conscients d’eux-mêmes ou sous la fausse identité d’un personnage masculin trop parfait. Tout est affaire de point de vue, dans la vie comme au cinéma. Peut-être que c’est pour cela que Godard devint révolutionnaire : n’espérant pas changer lui-même, il attendait que la réalité change en espérant qu’elle le transforme en retour, ainsi que tous les couples. Vain et juvénile espoir. A travers ce portrait d’Anna Karina, ce serait alors aussi son propre portrait qu’il traçerait en creux. Mais c’est avant tout son film à elle : accent chuintant, immenses yeux clair obscur bordés d’un velours vert, tempête de sourires, elle papillonne pendant tout le film, parfois revêtue d’une « chemise de la nuit », ici suivie amoureusement par la caméra le temps d’un travelling, là mise en valeur par le montage qui fait se succéder ses différents visages. Elle n’était pas « infâme », mais femme, pas n’importe quelle femme, mais Anna Karina. Sa récente disparition nous a rappelé l’importance qu’elle eut pour Godard, dont les meilleurs films furent les lettres d’amour et d’images qu’il lui envoya à l’écran, et plus généralement pour toute l’espiègle Nouvelle Vague. Godard se trompe quand il affirme que ce film, qu’il aimait autrefois, est devenu mauvais. Il l’avait prédit : « c’est involontairement qu’on est injuste et méchant ».
Strum
Tu as gagné, je vais le commander.
Je l’ai vu une éternité ago… mais il ne m’a pas marquée comme Pierrot/Ferdinand.
Je suppose que L’homme presque parfait est Belmondo.
Quant à Anna Karina, c’est un joyau.
Je ne suis pas surprise que cette andouille de Godard renie ce film.
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C’est un Godard espiègle et potache, illuminé par Anna Karina. Moins bien que Pierrot le fou bien sûr, mais vif, enjoué et attachant.
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Je l’avais vu il y a très longtemps (bien quinze ans) et je me souviens que je n’avais pas aimé, cela m’avais barbé en cent sous de l’heure. Je n’avais vraiment pas marché et c’est pourquoi je l’ai oublié assez rapidement (donc il vaut mieux que je n’en parle pas).
Godard est de toute façon pour moi un cinéaste très irréguiier, capable du meilleur (et son meilleur est vraiment exceptionnel) comme du pire.
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Il faut se laisser prendre par l’espièglerie et les inventions formelles du film et bien aimer Anna Karina. Si l’on y reste extérieur, en effet, cela doit être barbant.
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J’ai vu ce film il y a très longtemps et j’avais moi aussi été charmée, ce trio est très amusant et je préfère nettement ce film à « Jules et Jim ».
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Autant je préfère Truffaut à Godard, autant je préfère moi aussi nettement ce film à Jules et Jim que je n’ai jamais beaucoup aimé.
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Je goûte assez peu ce Godard là, je me souviens avoir eu la dent dure en écrivant à son sujet. Mais les acteurs sont charmants c’est vrai, Anna au premier chef !
J’ai préféré chanter ses louanges en proposant de revoir son premier Godard. (j’aime aussi beaucoup Alphaville).
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Ce que je préfère chez Godard, ce sont Anna Karina et les couleurs et il y en a ici. Intéressant de voir comment il transforme avec son style un scénario reposant sur un ticket de métro. Pas vu Le Petit soldat mais en général le Godard politique me casse assez les pieds.
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