Les Misérables de Ladj Ly : la révolte des enfants

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Les Misérables (2019) de Ladj Ly est une réussite. Le film n’est pas sans facilités scénaristiques (un policier ne connaissant rien de Montfermeil qui prend l’ascendant sur ses collègues en une journée ; Buzz à nouveau témoin dans la scène finale), mais elles sont compensées par un découpage très sûr qui est sa principale caractéristique. On y suit, le temps d’une journée et demi, les débuts de Stéphane (Damien Bonnard) au sein de la brigade anti-criminalité (BAC) de Montfermeil, patrouillant dans la Cité des Bosquets avec ses équipiers Chris (Pierre Manenti) et Gwada (Djibril Zonga).

Le regard de Ladj Ly est à la fois intérieur et extérieur. Intérieur, d’abord : originaire du quartier des Bosquets, il filme la vie de la Cité, avec sa difficulté à accepter la loi républicaine et sa soumission à des règlements internes, imposés pour les uns par l’Islam et ses représentants, pour les autres par un certain « Le Maire », qui s’est arrogé un pouvoir d’administration de fait, pour les derniers par les trafiquants de drogue. Ladj Ly a affirmé que tout ce que le film montre est « vrai ». On le croit sur parole, mais il faut apporter les réserves suivantes : l’action étant condensée dans la brève unité de temps du récit (à peine plus d’une journée), condensation propre au cinéma, la représentation frénétique de la réalité présente dans le film diffère nécessairement de la vie véritable où les plages d’attente et de désoeuvrement occupent beaucoup plus de temps que ce que montre la narration. En outre, Ladj Ly n’a pu avoir sur ces incidents qu’un regard extérieur à celui de la BAC – d’où certains expédient pour parler de celle-ci – dont le film prétend montrer paradoxalement le point de vue.

Extérieur, justement : le regard du spectateur passe par Stéphane, originaire de Cherbourg, et tout le film est découpé de manière à ce que l’on s’identifie à lui. Il porte non seulement le regard du spectateur introduit par lui dans la Cité mais également le point de vue moral de Ladj sur cette histoire car c’est lui qui réfrène les ardeurs de Chris, « cow-boy » assez caricatural brutalisant souvent les enfants de la Cité, et morigène Gwada pour avoir tiré sur Issa avec son lanceur de balles de défense (LBD). Cette extériorité résulte aussi des nombreux plans pris par le drone de Buzz, cet enfant timide et apprenti-cinéaste, alter ego certainement du Ladj Ly enfant, plans qui décrivent l’agencement de la Cité d’en haut selon une approche topographique. Ce double procédé d’extériorisation, allié à un découpage clair, segmente les différents incidents de la journée en désignant à chaque fois les personnages investis d’une autorité, légale ou non (policiers, représentants du pouvoir religieux, représentants du pouvoir administratif de fait, trafiquants de drogue), grâce au travail de la caméra (panotages, zooms, alternance de points), qui donne une représentation cinématographique séduisante et dynamique des évènements.

Ladj Ly s’est fait connaître en filmant les violences de policiers à l’encontre d’un habitant des Bosquets en 2008, mais son projet semble ici différent, penchant plus du côté du cinéma que du côté du documentaire. Il met en scène moins une bavure policière, laquelle est montrée comme résultant d’un enchaînement de circonstances exerçant sur les policiers une irrésistible pression, que la révolte des enfants de la Cité qui en résulte. Ces enfants sont le point de mire de sa caméra. Ce sont eux qu’il filme au début, ce sont eux qui organisent l’embuscade de la fin déchaînant une violence incontrôlable sur les trois policiers. Ce sont eux aussi que le titre désigne comme des misérables, alors que le roman éponyme de Victor Hugo, dont le regard était certes plus vaste, parlait d’abord de la rédemption du forçat Jean Valjean et sa lutte contre une loi aveugle symbolisée par Javert. Ecartelés entre les injonctions faussement mielleuses des représentants de la Mosquée, le harcèlement policier, les règlements obscurs et les interdits de la Cité, les réprimandes parentales, et parfois les sentences d’exclusion (Issa chassé de son domicile par son père), les enfants du film marchent sur une voie étroite, prête à l’embrasement, dénuée d’issue visible, à l’instar du cul-de-sac final. Ce ne sont plus les Gavroche, Cosette et Eponine des Misérables de Hugo (dont l’action se passe en partie à Montfermeil), qui étaient pauvres mais globalement obéissants, recherchant un toit et une famille, prêts à obéir à la loi pourvu qu’elle fut juste. Les enfants de Ladj Ly sont au contraire leurs propres maîtres, en surnombre quand Gavroche était seul sur la barricade, et ni la loi, ni la famille, ni les pouvoirs internes à la Cité ne sont à même de les contrôler. Leur effrayant et systématique refus d’obtempérer, bien montré par le réalisateur, et que les policiers ne peuvent plus supporter, est le symptôme de ce dérèglement. Et la déroute des pouvoirs intermédiaires de la Cité, d’ailleurs illégitimes (Ladj Ly ne s’en prend pas qu’aux seuls policiers), qui servaient auparavant d’intercesseurs avec les jeunes, ne peut qu’ouvrir la voie à la révolte finale de ces enfants en colère (« seul moyen de se faire entendre », entend-on à un moment, ce qui est le signe d’un renoncement) contre les policiers éprouvés par trop de rondes, trop d’invectives, eux aussi livrés à eux-mêmes. Avec la mise en scène (très éloignée de ce que montre habituellement ce cinéma français qu’on a appelé « social », auquel ce film vigoureux ne se rattache qu’indirectement), c’est cette singulière mise en exergue des enfants des Cités qui fait l’intérêt des Misérables.

Le film convainc moins quand il quitte le terrain du constat cinématographique pour celui de la dénonciation ouverte. Ainsi, cette scène au soir de la première journée, lorsque Stéphane fait la leçon à Gwada en le sermonnant d’avoir tiré sur Issa. On a le sentiment que ce n’est plus alors le personnage qui parle (car comment un policier venant d’arriver dans sa nouvelle affectation et ne sachant rien des antécédents de ses collègues pourrait tenir un tel langage, a fortiori alors que les enfants sauvageons harcelaient les policiers au point de les rendre fous ?), mais le réalisateur lui-même désireux de dénoncer la bavure et le comportement des policiers. Le film perd alors un instant l’équilibre qu’il avait trouvé entre regard intérieur et regard extérieur et l’on est distrait de la narration le temps de cette scène. « Il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes, il n’y a que de mauvais cultivateurs » écrivait Victor Hugo, que cite le film. Certes, mais à voir cette fin, hésitant entre l’exorcisme et la prophétie, qui tend un miroir inversé aux scènes de cohésion rêvées de l’ouverture, les cultivateurs devront déplacer des montagnes et il faudra que chacun y mette du sien. Néanmoins, la force de cette impressionnante dernière séquence, fort bien découpée (pour ce qui relève de sa conception) et montée (pour ce qui relève de son minutage), achève de convaincre du talent de Ladj Ly et de la belle réussite de ce premier long métrage. L’interprétation contribue au pouvoir de conviction du film.

Strum

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21 commentaires pour Les Misérables de Ladj Ly : la révolte des enfants

  1. J’ai vu ce film en juin lors du festival de La Rochelle et je me refuse depuis de le chroniquer. Je trouve ce « film » hautement détestable par les clichés véhiculés sans vergogne, des personnages absolument caricaturaux et un final extrêmement démonstratif sous un déluge de violence sans nom. Ladj Ly prétend défendre une cause qu’il dit connaître car « issu de la banlieue » ! Les bras m’en tombent et embarquer Victor Hugo dans cette affaire est tout aussi détestable que le film en lui-même.
    Lisez l’édito cinéma du numéro de novembre de la revue Transfuge, il résume parfaitement mon point de vue sur le candidat français à l’Oscar 2020 du meilleur film en langue étrangère… Les misérables, un film dans l’air du temps… malsain.

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    • Strum dit :

      Ma foi, Ladj Ly a le droit d’appeler misérables les enfants des cités, terme qu’il ne revendique pas comme étant exclusif, et le fait qu’il en vienne lui-même signifie que son point de vue mérite d’être pris en considération. Pour le reste, le film est très bien fait, même si j’ai des réserves sur la scène de dialogue dans la soirée, et c’est aussi un film de genre, avec les simplifications que cela implique. J’ai aussi trouvé intéressant qu’il parle essentiellement des enfants des cités, ce qui est habituellement rarement fait. Ce qui peut à la rigueur gêner ce sont certaines réactions qui entourent le film, plus que le film lui-même.

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    • Kawaikenji dit :

      De fait, Strum et sa belle plume dressent au fil des dernières semaines un portrait assez juste de l’état lamentable du cinéma « français », aux mains de tous les communautarismes : LGBT+ (Honoré, Sciamma), féministe (Sciamma), racailles anti-blancs (Ladj Ly), et bien sûr pouvoir profond (Polanski).

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      • Strum dit :

        Toujours dans l’excès. Je n’ai en tout cas pour ma part jamais donné crédit à l’idée que le cinéma français était dans un état « lamentable » (je ne suis pas Eric Neuhoff) ou était aux mains de je ne sais qui, soulignant au contraire la qualité de certains films – pas tous certes.

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  2. Pascale dit :

    Je suis d’accord, la scène où Stéphane donne sa leçon de morale est la moins réussie.
    Pour le reste, je suis effectivement plus enthousiaste que toi.

    Je ne vois pas où se trouvent les clichés dans ce film. Il faut ne jamais avoir mis les pieds en banlieue pour dire ça. On a le droit de le trouver malsain ou détestable mais j’ai du mal à comprendre.
    Il faut dire que je suis régulièrement en présence de jeunes laissés sur le carreau et lorsque je vois le sort qu’ils réservent au « Maire » dans le film, j’ai peur et je suis triste parce que ça me semble hyper réaliste.

    cinéma français qu’on appelé
    Et je crois qu’Éponine n’a pas d’y.

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  3. Strum dit :

    Ca reste un très bon film dont j’ai essayé de montrer les qualités. Précisons que quand tu dénies les « clichés » et le « film malsain et détestable », tu réponds à In Ciné Veritas et non à mon article où je ne dis justement pas cela. Merci pour la relecture. J’ai toujours voulu mettre un y à éponine, et pourtant j’ai lu le livre plusieurs fois.

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    • Pascale dit :

      Oui en effet j’évoquais le commentaire d’in cine veritas. Ce n’était pas clair.

      Par ailleurs encore bravo de continuer à perdre ton temps à répondre à l’autre provocateur stupide et haineux qui ne voit sans doute pas les films car parler de racisme anti blanc (entre autre) est bien à côté de la plaque pour ce film.

      Moi, c’est avec les h que j’ai un gros problème 🙂

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  4. Félix dit :

    Assez d’accord avec ton texte, Strum.
    Le film arrive à trouver un bon équilibre entre les différents regards posés sur la banlieue, ici dépeinte en quelques coups de pinceaux de manière très réaliste et efficace. Le cinéaste, qui paraît habité par son sujet, parvient à maintenir tout du long une belle énergie, tout est très fluide. C’est tendu du début à la fin, avec de rares moments de respiration. A tel point que je ne suis pas sûr qu’il réussisse à reproduire cela par la suite, et cela ne m’étonnerait pas que ça soit l’homme d’un seul film. Un film qui a bien quelques lourdeurs, quelques maladresses (de mon côté, c’est aussi le dialogue entre Stéphane – excellent Bonnard – et Sala que je trouve trop démonstratif, quand il évoque les émeutes de 2005, etc), mais qui vaut franchement le coup d’œil et qui me semble nécessaire. J’espère que beaucoup le verront et qu’ils ne se diront pas qu’il s’agit là d’exagérations, d’absurdités, etc, car tout ça est tristement crédible et réaliste, il me semble. J’apprécie aussi que le film se permette quelques moments d’humour, quelques détails comiques, alors qu’il aurait très bien pu être paralysé par la gravité du sujet abordé et des événements contés.

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    • Strum dit :

      Merci Félix. Oui, c’est un bon film (sans tomber dans le langage hyperbolique que l’on entend beaucoup), qui est à voir, et ce n’était pas gagné d’avance – même si comme toi j’ai aussi trouvé le dialogue avec Sala un peu démonstratif. Ladj Ly a manifestement un talent de raconteur d’histoire. Mais le cap du deuxième film sera en effet déterminant pour la suite de sa carrière.

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  5. princecranoir dit :

    Encore une lecture fort riche d’un film qui m’a, comme beaucoup, bien secoué.
    Je te rejoins sur le caractère très cinématographique plutôt que documentaire du film, avec néanmoins ce constant souci de vérisme qui tient à la part vécue des scènes représentées. C’est un peu comme si le documentaire faisait ici un pas vers la fiction comme naguère dans L627 la fiction avait fait un pas vers le documentaire.
    J’aime aussi la relation du film avec la matière romanesque dont il s’inspire, tout en gardant Hugo à distance raisonnable. En effet Issa n’est pas Gavroche, et tous ces mômes ont plus avoir des petits diables sortis d’une nouvelle de Stephen King. Pourtant le pays n’est il pas le Thenardier qui a conduit ces herbes à devenir mauvaises ?
    Les réserves que tu exprimes sont à mes yeux des atouts (forte caractérisation des personnages) même si, moi aussi au début, je me suis demandé si j’allais croire en cette representation schématique du flic ripoux, comme à tous ces attendus de la vie dans les grands ensembles défavorisés. Et puis le récit m’a porté, et finalement cette caractérisation en fluidifie le contenu. Ladj Ly n’a sans doute pas vocation à faire de son film un état des lieux politique (enfin pas que), on le sent préoccupé par la manière de conduire son récit. Le tête à tête pas très crédible en fait partie, comme les clichés des flics chez eux. Pourtant, j’aime l’ambiguïté de cette bavure énoncée à ce moment du film.
    Bref, je n’y allais pas forcément convaincu, mais je ne suis pas rentré déçu.

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    • Strum dit :

      Oui, on peut dire, sur un plan cinématographique, que le côté parfois un peu démonstratif et la caractérisation des personnages participent de l’efficacité du film. Mais dans la mesure où le cinéaste présente également le film comme un constat à caractère sociologique, avec plusieurs journaux le présentant comme tel, il me parait nécessaire d’interroger ce côté parfois un peu démonstratif dans un compte rendu du film, nonobstant ses grandes qualités et son pouvoir de conviction. Cela dit, moi aussi, je n’y allais pas convaincu, et j’en suis sorti convaincu par le talent de Ladj Ly.

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      • princecranoir dit :

        Nonobstant la caracterisation convenue du trio de flic (le nouveaux qui se fait bizuter par deux autres très borderline, je trouve que l’entrée dans le quartier avec la police est bien trouvé, permettant de désamorcer le point de vue partisan. Leur quête également, avec son Mcguffin assez curieux, nous renvoie vers un dispositif assez dynamique, qui permet l’exploration sociologique des lieux. En y repensant, on n’est finalement là pas si loin d’une plongée à la PTU, le film de Johnnie To, dans un autre cadre et avec un autre style bien sûr.

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  8. J’ai vu ce film avec retard comme à chaque fois vendredi dernier et, comme toi, j’y suis allé en me demandant qu’est ce que c’est que ce truc, comme toi je suis sorti séduit, plus que séduit même, emballé.

    Tu as quelques réticences (mineures) et je te comprends mais la vérité c’est que je ne les ai pas vues lors de la projection, seulement à la lecture de ton post. En gros, je suis vraiment enthousiaste , le principal motif de satisfaction est que Ly évite le manichéisme et rachète plus ou moins tous ses personnages y compris les plus irrécupérables. Ce n’est pas le cas dans tous les films de « banlieue ».

    Je prépare un post relativement dithyrambique sur le film.

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