Dans Mélo (1986), Alain Resnais part du théâtre pour arriver au cinéma, il part du vaudeville pour arriver au mélodrame, il part d’un diner anodin entre trois amis pour dévoiler une douleur contenue par la pudeur. Et c’est très beau. L’ouverture nous place dans la même situation qu’un spectateur de théâtre devant le rideau qui se lève ; le premier plan, au fond duquel on distingue une toile peinte figurant la nuit, appartient toujours au domaine du théâtre, de même que l’environnement factice. Sur la scène, sont attablés trois personnages, joués par les acteurs fétiches du Resnais deuxième manière : André Dussollier incarne Marcel, un grand violoniste ; Pierre Arditi, son ami Pierre, modeste musicien ; Sabine Azéma, Romaine, la femme de Pierre. Ces trois-là jouent au début comme dans un vaudeville et Romaine, qui n’a d’yeux que pour Marcel, échafaude un prétexte pour lui rendre visite à l’insu de son mari.
Mais bien vite quelque chose se passe. Nous quittons le domaine du théâtre, art de situation où le spectacle vivant envahit l’espace scénique, pour entrer dans le territoire du cinéma, art de la rêverie qui se continue hors champ en libérant l’imaginaire du spectateur. Ce transfert s’opère dès la première séquence grâce à la mise en scène, d’abord par le jeu des prises de vue, qui à rebours du regard unique et lointain du théâtre nous rapprochent du visage des personnages, créant une intimité progressive, et surtout par l’usage de la lumière. Celle-ci s’assombrit quand Marcel commence l’extraordinaire monologue où il raconte comment il est devenu fou de jalousie en s’apercevant lors d’une tournée que sa compagne regardait un homme dans un théâtre. Extraordinaire car soudain, nous voyageons en esprit avec Marcel, nous croyons voir cette scène qu’il revit intérieurement. Nous avons l’impression de voir la scène qu’il relate alors même que Resnais ne filme, en plan séquence, que le visage grave de Dussolier, dans la pénombre qui s’est faite, dans les silences qui s’installent. Le cinéma, ce sont aussi les silences, légions dans ce film, si rares au théâtre. Marcel subit le même phénomène que nous puisque dans l’histoire qu’il raconte, seul un échange de regard a suscité sa jalousie qui lui fait imaginer des images de tromperies également absentes de son champ de vision. C’est la magie du hors champ, le pouvoir de rêverie du cinéma, qui se déploient là, sous nos yeux, qui nous font entrer dans l’histoire pour en compléter par l’imagination les images manquantes. Lorsque prend fin ce monologue, l’ombre disparait, la lumière du début revient, mais il n’y a pas pour nous de retour en arrière. Nous ne sommes pas revenus sur une scène de théâtre, nous sommes maintenant auprès de Marcel, Romaine et Pierre, dans leur intimité de personnages de cinéma.
Le passage du vaudeville au drame se fait lui un peu plus tard, et devient irréversible quand se dévoile le caractère passionné de Romaine, dont la vitalité, les yeux pétillants de joie, cachent une nature si entière, si impérieuse, qu’elle ne peut être en même temps avec Marcel et avec Pierre. Il faut qu’elle appartienne à l’un ou à l’autre et pour cela il faut que l’un ou l’autre disparaisse. La véritable liberté est une souffrance, qui n’admet pas le compromis et Romaine se veut libre, par-delà le bien et le mal. Elle a le goût de l’absolu. Elle veut aimer jusqu’à la mort, elle qui porte ce vert que le monde du théâtre associe par superstition au malheur. Elle se veut si libre que lorsqu’elle s’aperçoit qu’il lui est impossible de choisir entre les deux hommes, lorsqu’elle se fait horreur d’avoir pu songer à empoisonner Pierre, elle se retrouve acculée. Mélo, c’est l’histoire d’une femme qui ne veut plus faire semblant face à deux hommes qui se mentent à eux-mêmes.
André Dussollier et Sabine Azéma sont exceptionnels, en particulier cette dernière dont le corps vibre, tremble, se casse, répondant à l’appel d’un amour fou. Pierre Arditi est excellent, même si son personnage de mari cocu et candide, qui refuse de voir l’évidence, est moins propre à attirer la lumière. Fanny Ardant complète le quatuor dans un petit rôle. Mais ce que l’on admire par-dessus tout ici, c’est la mise en scène de Resnais, qui répond à une gageure puisqu’il s’agissait de tourner Mélo en vingt-un jours avec un petit budget après l’échec commercial de L’Amour à mort (1985). Dans ce film entièrement tourné en studio (à l’exception d’un très beau plan de la Seine la nuit), découpé en actes, et où les scènes de transition sont rares, la caméra semble à chaque fois s’enfoncer davantage dans le décor, celui d’une pièce d’Henri Bernstein de 1929. Resnais en montre à dessein le caractère factice et illusoire par des éclairages violents, parce qu’ici seul l’intéresse l’intériorité de ce décor et le coeur des personnages qu’il veut mettre à nu. Et non plus les expérimentations structuralistes qu’il faisait subir aux récits de ses films dans les années 1960 et 1970. Par de lents mouvements de caméra, par une utilisation très précise de la lumière qui évolue en cours de plan pour se faire pénombre, il pénètre à l’intérieur de son décor comme s’il pénétrait au fond de la douleur, en même temps que les personnages entrent en eux-mêmes pour laisser leurs sentiments, leurs émotions, sceller leur sort. C’est comme si le décor assombri devenait la représentation sensible du for intérieur des personnages, de leur paysage mental. Quand le spectateur, fasciné et ému, guidé par la caméra de Resnais et la lumière de Charles Van Damme, s’enfonce à son tour dans le décor, il accompagne les personnages entrant dans la nuit de l’amour absolu, sans frontières, qui est aussi la nuit de l’irréparable. Car de même que l’on ne peut revenir au théâtre une fois entré au cinéma, on ne peut défaire la sentence qui a été édictée par la passion. Marcel et Pierre ne pourront continuer à vivre qu’au prix des mêmes non-dits qui recouvraient leur vie au début du film, qu’en acceptant la pénombre de l’oubli, qui est le secret les liant comme le dit la lumière qui se dissout lors de leur explication dans l’appartement de Marcel, où la douleur se fait pudique.
« Jouez-moi ! » lance Romaine à Marcel au début de leur relation en montrant un archet de violon. Et ils jouent ensuite le jeu de l’amour jusqu’à l’hiver de la mort. Resnais aussi a son archet, derrière sa caméra, il joue sur les décors, il joue la partition d’un cinéaste maitre de son art. Mélo dit le titre, qui ne va pas jusqu’au bout du mot. C’est que le « drame », et sa beauté hivernale, est tout entier passé dans ce grand film, peut-être le plus beau de Resnais.
Strum
Je partage ton enthousiasme sur ce film, qui m’avait extrêmement émue ! D’Alain Resnais, j’aime aussi beaucoup « Cœurs » où il y a un peu plus d’humour mais autant d’ambiguité chez les personnages.
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Ton commentaire me fait plaisir car j’allais croire que Melo n’intéressait personne. Alors que c’est un si beau film, si émouvant. J’aime beaucoup Coeurs moi aussi, que j’avais également chroniqué.
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Rien que le fait de lire votre excellente analyse m’émeut car « Mélo » est l’un de mes films préférés de Resnais. Comme vous l’avez dit c’est un film sur la quête de l’absolu, celle de l’amour fou mais aussi des artistes qui le subliment dans l’art, seul moyen d’échapper à la mort en l’enfermant dans une œuvre. Cette passion mortifère et sublime se retrouve dans mes 2 autres Resnais préférés, même casting, même époque, même art de l’artifice exposé pour toucher au cœur: « l’amour à mort » (titre génial) et « Smoking »/ »No Smoking ». Cette caméra qui s’envole vers les cieux quand Lionel dit qu’il est fou d’amour pour Célia avant de retomber sur terre et reprendre le morne cours bourgeois et prolétaire de leur existence, ça définit selon moi bien l’existence humaine de ceux qui sont sensibles à la transcendance.
Pour « Mélo » je soulignerais davantage l’interprétation habitée de André Dussollier. Son monologue bien sûr mais pas seulement. Par exemple quand sa voix s’étrangle en disant que l’amour de Romaine était « immense ». Ce n’est plus de la parole mais de la musique…
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Merci Florence. C’est vrai que Dussolier est exceptionnel dans ce rôle. Mélo est un film rare et bouleversant, pas toujours estimé à sa juste valeur. J’adore L’Amour à mort aussi. Smoking/No Smoking, il faudrait que je les revois.
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Je pense que si « Smoking/no Smoking » (le premier des 3 que j’ai vu et que je considère comme un seul film) m’a touché en plein coeur c’est que j’y ai vu une traduction parfaite de l’existence telle que je la vis et sans doute telle que beaucoup de vrais artistes et de passionnés la vivent avec un grand écart entre la facticité de la vie sociale (traduite comme dans Mélo par un cadre théâtral très voyant, celui-là même qui est au coeur du dispositif de « La Règle du jeu ») et la capacité incroyable que Resnais avait d’aller au coeur des êtres qu’il filmait et qui se « donnaient à lui » sans réserve. Ce que Dussollier exprime dans « Mélo » et Arditi dans « L’Amour à mort » et « Smoking/No Smoking » relève de l’abandon total, c’est beau et rare. J’évoquais l’envolée de Lionel mais celle tout aussi passionnée de Toby (personnage désabusé, alcoolique) à Sylvie fait aussi partie de ces moments rares. De même que la façon dont Simon meurt dans « L’Amour à mort » relève du don total de soi. « Les Herbes folles » que j’aime beaucoup également exprime finalement cette utopie d’âmes qui parviendraient à se parler sans filtre social. Le personnage de Dussollier est un inconscient sur pattes qui se nourrit de cinéma et trouve son alter ego en la personne de Madame Muir (sacré référence!)
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J’aime beaucoup ce que vous écrivez sur ce grand écart, qui s’applique à plus d’un film de Resnais en effet et à la vie en général. Cela n’empêche pas que certains ne retiennent que le côté théâtral de Melo, mais ce faisant, ils passent à mon avis à côté du film. J’avais énormément aimé L’amour à mort quand je l’avais vu et j’aimerais bien le revoir.
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Ils passent en effet totalement à côté car les films de Resnais sont fait de contrastes: le faux est là pour faire ressortir le vrai. « L’Amour à mort » porte ce contraste dans son titre et dans son dispositif avec une alternance de touches blanches et de touches noires comme le clavier du piano ou les deux facettes d’une même pièce. Il en va de même des « Herbes folles » qui mêle réalité et onirisme, inconscient et imaginaire (on commence par plonger dans un souterrain, on finit dans les airs). « On connaît la chanson » use aussi d’un dispositif décalé pour faire ressortir le contraste entre facticité et intimité. C’est proche de mon expérience de la vie et je me reconnais dans beaucoup des personnages de Resnais (de Toby Teasdale à George Palet en passant par Elisabeth et le Simon agent immobilier de « On connaît la chanson). Ca m’a donné envie d’aller à la cinémathèque revoir quelques uns de ses films.
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Oui, on pourrait dire que plus la mise en scène de Resnais part de loin dans la théâtralité, plus en retour, comme par l’effet d’un élastique ou d’un boomerang, il va loin et dévoile quelque chose du for intérieur de ses personnages. Je n’ai malheureusement pas beaucoup de temps à moi, mais ça me donne aussi envie de revoir ses films.
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