Pandora (1951), film baroque et littéraire, voire littéral, part de la mythologie pour lui substituer un mythe moderne : celui de l’actrice hollywoodienne, ici incarnée par Ava Gardner. Albert Lewin y organise l’étrange rencontre d’un mythe grec, celui de Pandore, et d’une légende européenne dont l’origine remonte au XVIIe siècle, celle du hollandais volant. Le titre original le dit bien, qui met sur un pied d’égalité les deux personnages : Pandora and the flying Dutchman.
Selon le mythe antique, Zeus fit don de Pandore à Epiméthée, frère de Prométhée, pour se venger de ce dernier et des hommes. Telle que décrite par Hésiode, Pandore est à l’origine de la « race des femmes au sein fécond, de ces femmes dangereuses, fléau cruel vivant parmi les hommes…et s’attachant au luxe éblouissant ». Pandore est « funeste aux hommes industrieux » pas seulement parce qu’elle est destinée à ouvrir la boite qui porte son nom mais aussi par ses caractéristiques de « femme vicieuse ». La misogynie du mythe d’Hésiode est patente mais Lewin ne la reprend pas à son compte. Si la Pandora du film, une riche américaine, rend malheureux et fous d’amour tous les hommes gravitant autour d’elle, jusqu’à la mort, ce n’est pas par vice ou goût du luxe, mais parce qu’elle est intrinsèquement malheureuse et déphasée. Son goût de l’absolu se nourrit de la proximité de la mort car elle n’est pas à sa place. Lewin a l’idée d’en faire la femme réincarnée du Hollandais volant, homme maudit pour avoir tué son épouse qu’il croyait infidèle et condamné à naviguer sans trêves sur les mers jusqu’à ce qu’une femme accepte de mourir d’amour pour lui. Quand Hendrick van der Zee (James Mason), un mystérieux voyageur hollandais arrive à Esperanza, Pandora se trouve attiré par lui pour d’inexplicables raisons, comme si elle répondait à une plainte venue du fond des âges.
Le creuset dans lequel sont juxtaposés ces deux mythes aux origines différentes, c’est donc celui de la mort, le seul destin qui pourra assurer le bonheur ou plutôt l’absence de malheur des personnages. Lewin multiplie les images funestes la représentant : cloches immenses sonnant à pleine volée, scènes de corrida où la chute mortelle ne fait pas de doute, voiture de course défiant la mort, et surtout ces statues grecques décapitées échouées sur les rivages du port d’Esperanza, sur la Costa Brava en Espagne. Esperanza : nom trompeur car l’espérance est précisément ce qui manque à Pandora et sans doute est-ce qu’elle est venue y chercher. Pour représenter cette scénographie mortuaire, Lewin a fait appel à l’un des plus grands chefs opérateurs baroques de l’histoire du cinéma, Jack Cardiff, qui ressuscita le romantisme anglais dans les films de Powell et Pressburger. Ici, ses images se teintent de symbolisme et empruntent au peintre Giorgio de Chirico : la ligne de fuite des plans courant jusqu’à l’horizon, la prégnance de statues grecques brisées, traduisent autant le désespoir de Pandora et Hendrick qu’un désarroi existentiel. Toute la mythologie du monde reste impuissante à conjurer l’angoisse de la mort, qui prend le pas sur l’atmosphère fantastique du film. Son imagerie surréaliste, d’ailleurs en décalage historiquement, est donc plus de surface que dans un film comme Peter Ibbetson (1935) d’Henry Hathaway où l’amour fou survit à la mort.
Le caractère hétéroclite et composite de Pandora a conduit Lewin, également auteur du scénario (comme de coutume pour ce cinéaste féru de littérature), à inclure une voix off explicative, celle du professeur d’archéologie Geoffrey Fielding, témoin de l’histoire qu’il raconte pour nous. Il fait partie des hommes échoués à Esperanza et cotoyant Pandora. Mais ce choix narratif entrave la progression dramatique du film lorsque la voix off se fait trop littérale et surligne ce que les belles images nous montrent déjà, à savoir que l’amour de Pandora et Hendrick ne pourra s’assouvir que dans la mort. C’est d’ailleurs une phrase de Geoffrey qui sert de leitmotiv au film plutôt qu’une image : « L’amour se mesure par c’est ce qu’on accepte de lui sacrifier ». De fait, pareil à tout ce qui a trait, directement ou indirectement, à l’art symboliste, Pandora s’est éloigné de nous plus vite que certains autres classiques hollywoodiens même si le film apparait dans ses meilleurs moments comme une création originale et hors du temps, dont l’atmosphère funeste charrie la douleur de la condition humaine.
Malgré ces quelques réserves, Pandora reste bien entendu un classique à voir. Car demeurent préservé des atteintes du temps, les couleurs en Technicolor de Jack Cardiff, et surtout certains gros plans d’Ava Gardner où l’actrice exprime par sa seule présence le mystère de l’amour et de la mort, comme de soudains éclats d’absolu. Son port altier, son assurance, son indifférence apparente aux autres dont le secret réside dans son regard voilé, la distinguent d’une autre brune aux yeux d’eau : Gene Tierney, dont la beauté encore supérieure avait quelque chose de plus fragile, de plus émouvant peut-être. Mais ce sont toutes les deux, à leur façon, des femmes-statues car regardées comme telles (ainsi Gene Tierney dans Péché Mortel, film d’un genre différent certes), aux merveilleuses garde-robes comme dans ce film, concentrant en elles les feux aussi fascinants que cruels de la beauté, qui éclairent non seulement leurs rôles mais aussi toute leur vie. Comme Tierney, Gardner faisait partie de ces actrices hollywoodiennes dont les rôles renvoyaient au destin que la vie leur avait réservé. Pandora, cette américaine vivant en Espagne, malheureuse mais y attrapant ces éclats d’absolu, fait écho à la vie privée tumultueuse d’Ava Gardner, anticipe ses séjours en Espagne et sa liaison avec le torero Luis Miguel Dominguin (de ce point de vue, la vie de Tierney fut beaucoup plus tragique que celle de Gardner, qui n’avait que faire du quand dira-t-on). Vivre un seul instant d’absolu plutôt que dans la durée d’une existence dénuée de passions, voilà ce qui semblait guider Pandora comme Ava Gardner, et voilà pourquoi ce film composite reste un écrin pour une actrice devenue un mythe plus vivant que celui incarné par ces statues échouées sur la plage.
Strum
J’aime beaucoup Pandora et aussi Dorian Gray.
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Bonjour Edualc. Je n’ai jamais vu son Dorian Gray mais j’aimerais bien le voir.
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fascinante analyse d’un film assez fascinant mais Ava Gardner est trop distante pour émouvoir, j’ai une préférence pour Gene Tierney, dans notamment « Le Ciel peut attendre », « Le fantôme de Mrs Muir », « Péché mortel » …
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Merci. Je préfère également Gene Tierney, même si Ava Gardner est inoubliable dans ce film.
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Roijoyeux a raison. Mais la distance me convient parfois. Il est vrai que mon blog tire son nom du film d’Ava Gardner.
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Superbe critique pour un de mes films préférés.
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Merci Carole, c’était la première fois que je le voyais curieusement.
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Comme je suis un grand amoureux de Pandora et d’Ava Gardner, je me permets une petite digression… Tu évoques ici Pressburger et Powell, et peut-être as-tu vu cette semaine sur Arte La Paloma, un film allemand de 1944, aussi romantique et baroque que les films du duo britannique. C’est un film avec Hans Albert le Baron de Munchhausen, autre film hallucinant, c’est ce que j’ai vu de plus proche des films romantiques photographiés par le fiévreux Jack Cardiff ..
Sinon le Mizoguchi me fait très envie
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Ah non, je ne l’ai pas vu, merci pour l’information, cela me donne envie de le voir. Il y a plusieurs scènes de Pandora que j’ai trouvées splendides, d’autres m’ont paru moins réussies, mais je découvrais le film que je voulais voir depuis longtemps, d’où peut-être ma petite déception. Le Mizoguchi est très, très beau…un des plus beaux films du monde même.
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