Les Amants crucifiés de Kenji Mizoguchi : la loi du coeur

les amants

C’est une véritable forêt de signes que la mise en scène dispose devant les personnages des Amants crucifiés (1954). Paravents, poutres apparentes, minces fûts des arbres, ouvertures faisant un cadre dans le cadre, qui représentent les obstacles entravant leur libre arbitre. Et quand ces lignes verticales disparaissent du champ, l’horizon dormant d’un lac apparait, et nous savons depuis au moins Miss Oyu et Contes de la lune vague après la pluie ce que cela signifie dans le langage cinématographique de Kenji Mizoguchi : l’annonce de la mort.

Ces entraves à la liberté s’imposent aux serviteurs du Grand Imprimeur Ishun (Eitaro Shindo, méchant traditionnel du cinéaste), auquel a été accordé le monopole d’impression des calendriers impériaux dans la Kyoto du XVIIe siècle. Car lui est un maître, leur maître, et à ce titre, il a sur eux tous les droits, y compris le droit de cuissage. Il peut tromper sa femme O-San (Kyoko Kagawa) quand bon lui chante et l’accuser de tromperie quand elle est innocente ; il peut s’autoriser tous les abus, y compris faire emprisonner un employé modèle, Mohei (Kazuo Hasegawa) qui a tenté d’émettre une fausse traite pour protéger l’honneur d’O-San, qui doit payer les dettes d’un frère imprévoyant. La sévérité d’Ishun à l’endroit de Mohei n’est pas innocente : il est jaloux de cet employé aimé d’une jeune femme qu’il harcèle. Les Amants crucifiés raconte donc encore une histoire d’injustice, comme Mizoguchi en a tant relatées. Les plus vertueux y sont punis, les plus vils y sont récompensés, mis à part le maître certes, qui sera trompé par plus malin que lui. C’est un des plus beaux films du réalisateur, autant dire un des chefs-d’oeuvre du cinéma japonais.

Le sublime ne s’y dévoile pas immédiatement. Il faut d’abord que le joug des employés au sein de l’imprimerie Ishun soit représenté, que Mizoguchi montre O-San dépourvue de droits, ce qui la place en pratique au même rang que les employés quand bien même elle serait l’épouse du maître : tous serviteurs de ce dernier. Il faut ensuite que le mécanisme de l’injustice se mette en place, que Mohei soit accusé à tort, et qu’O-San subisse les conséquences des dettes de son frère pour le sauver de l’infamie. Il faut enfin que Mohei et O-San soient contraints de fuir la maison d’Ishun, l’un pour échapper à la prison, l’autre pour échapper au désespoir. Ces coeurs purs n’en peuvent plus des compromissions et de l’hypocrisie de l’ère Edo, où sous couvert de règles chevaleresques règnent l’arbitraire et la médiocrité, l’avare Ishun possédant une puissance économique crainte par les ministres dont le pouvoir légal peut en retour le faire tomber. Au regard des coutumes de cette ère, la fuite de Mohei et O-San est un déshonneur dont la sanction est la crucifixion. Mais pour eux, elle va être une libération de leur être, leur permettant de s’avouer des sentiments réciproques jusque-là cachés, ce qui les met hors de portée des logiques matérielles de la société puisque leur seule loi devient celle de leur coeur.

C’est après cet aveu que le film atteint le sublime, lorsque la douceur de la mise en scène de Mizoguchi rencontre le paroxysme des sentiments, lorsqu’à l’injustice de la société répond la pureté sans peur de l’amour de O-San et Mohei. Cette séquence où les amants sont rattrapés dans la forêt, cette autre entre Mohei et son père, émeuvent immensément car Mizoguchi y filme à distance des scènes d’une force et parfois d’une brutalité terrible avec cette sérénité qui ne s’acquiert qu’avec la sagesse et qui lui est particulière. Les cris des personnages sont alors comme absorbés par la forêt, accueillis par la sérénité et la beauté des images, tout en trouvant un écho dans le coeur serré du spectateur. La sérénité et la joie, c’est aussi ce qui se lit sur les visages de Mohei et O-San quand ils sont ensemble, comme le reflet de la surface de la caméra, quand par des gestes tendres et doux ils affirment que leur amour est plus fort que l’honneur rassis des familles, que les machinations de cour et d’argent que Mizoguchi leur oppose dans des jeux de renvoi. Le monde immatériel de l’amour et de la pensée est leur échappatoire, mais leur corps ligotés ne leur appartiennent plus, et cela, c’est pour nous déchirant.

Les magnifiques images du film sont signées du grand Kazuo Miyazawa, le chef opérateur de tous les chefs-d’oeuvre du cinéaste (et de Rashômon de Kurosawa), qui filme la nature avec une sensibilité si particulière, où l’ombre et la lumière sont une caresse. Et les tambours taiko caractéristiques du génial Fumio Hayasaka ne sont pas en reste, qui scandent tous les temps forts du film, accompagnant les battements de coeur du spectateur. Il restait à Mizoguchi deux années à vivre durant lesquelles il donnerait trois autres films, finissant sa carrière sur le magnifique La Rue de la honte (1956).

Strum

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6 commentaires pour Les Amants crucifiés de Kenji Mizoguchi : la loi du coeur

  1. eeguab dit :

    Une merveille.

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  2. Ooh Strum, tu te lances dans le cycle Mizoguchi ! Quelle chance.

    C’est un réalisateur que je connais très peu (vu les Contes de la Lune vague après la pluie il y a très longtemps) et j’attends patiemment qu’un de mes cinémas locaux proposent un cycle sur lui.

    Pas lu ton post, je ne veux pas divulgâcher le film. Je le lirai si j’ai l’occasion de le voir.

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    • Strum dit :

      J’ai profité de sa reprise en version restaurée pour voir Les Amants crucifiés sur grand écran en effet, mais je n’aurai pas le temps de revoir les autres. Un coffret Capricci va sortir à l’automne sinon. Un peu cher. Je ne sais pas si les films seront disponibles à l’unité. Mais peut-être que les version restaurées viendront dans une salle jusqu’à toi à Londres ! Mizoguchi, c’est vraiment magnifique.

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