La Vie privée de Sherlock Holmes de Billy Wilder : message d’adieu

sherlock holmes

On a peine à imaginer que La Vie privée de Sherlock Holmes (1970) fut d’abord un film de quatre heures réduit de moitié par la production. C’est une oeuvre d’une telle cohérence thématique qu’on a l’impression que le récit fut d’emblée calibré ainsi, qu’il est sorti de la cuisse de Jupiter armé de pied en cap, sans aucune scorie. Aussi Wilder est-il bien sévère quand il affirme dans ses conversations avec Cameron Crowe que le film a été « assassiné », « saboté ». Mais on sait que les réalisateurs ne sont pas toujours les meilleurs juges de leur travail.

Ce film d’une mélancolie profonde fait le portrait d’un homme malheureux. Comme souvent, appliquant une leçon de son maître Lubitsch, Wilder intègre par avance dans son film les interrogations soulevées par le sujet auquel il s’attèle, les neutralisant par avance dans les dialogues. Les aventures de Sherlock Holmes mettent d’habitude en scène une intrigue résolue par le détective avec l’aide de Watson ; occasionnellement, Holmes révèle en marge du récit quelques excentricités qui en font le pittoresque. Il n’en est rien ici. La marge est mise au centre du film et le pittoresque devient l’étoffe de la mélancolie. Wilder est fasciné par son protagoniste (un de ses personnages de fiction préférés) au point d’en faire lui-même l’intrigue principale du film, l’objet de l’enquête qu’il mène, les aléas policiers n’étant que secondaires.

Avec son scénariste fétiche I.A.L. Diamond, il ne laisse à personne, pas même à Conan Doyle, le soin de définir son Sherlock Holmes, jouant avec le mythe pour mieux l’humaniser. Leur personnage habite bien au 221B Baker Street, il est distingué, cocaïnomane, violoniste, célibataire, misanthrope, mysogine et manie un redoutable humour à froid, soit les caractéristiques habituelles du cliché holmesien. Mais tel que joué par Robert Stephens, tel que filmé par Wilder, c’est d’abord un homme solitaire, inconnu même à Watson, facilement dupé, qui pour oublier les aubes tristes et distraire son ennui se drogue dès que son esprit n’est pas occupé par une enquête. On ressent avec beaucoup d’acuité ce mal de vivre grâce à la musique de Miklós Rózsa, dont le magnifique concerto transpose dans le champ sonore l’univers intérieur mélancolique de Holmes. Robert Stephens n’est pas en reste. Son regard voilé, sa silhouette longue un peu voutée, ses affectations de faux cynique, font douloureusement voir combien il est inadapté au monde. Peut-être voudrait-il être autre chose que détective.

Wilder exhume les secrets du personnage (littéralement : voir le générique) en posant l’hypothèse que ce sont en particulier ses rapports avec les femmes qui expliquent son malaise existentiel. Faisant assaut d’humour noir, Holmes affirme lui même qu’il ne peut se fier aux femmes dès lors que sa fiancée lui a fait faux bond en mourant de la grippe un jour avant la cérémonie de mariage. Sa vie monacale avec Watson ne serait pas la preuve d’une homosexualité déguisée (que Wilder tourne en dérision dans un amusant prologue aux ballets russes), plutôt une manière de se protéger des déceptions de la vie. C’est donc une femme que Wilder et Diamond lui jettent dans les pattes pour amorcer l’intrigue principale : Gabrielle Valladon (Geneviève Page), une bruxelloise venant d’échapper à une tentative d’assassinat qui recherche désespérément son mari ingénieur disparu. Contre l’avis de son frère Mycroft (Christopher Lee) qui travaille pour le gouvernement anglais, Holmes entend aider Gabrielle parce qu’il s’est épris d’elle, sans jamais l’admettre ou le dire à haute voix. Amour impossible, qui par sa nature même renforce la mélancolie diffuse du film. Car la mélancolie est le goût des choses impossibles.

Le reste du récit, qui se déroule avec les rebondissements et les curiosités propres aux récits de Conan Doyle, parmi lesquelles des nains, des moines trappistes allemands, et même le monstre du Loch Ness, a des allures de voile, de leurre, posé sur son véritable sujet, cet amour impossible qui fait espérer puis blesse Holmes au fond de lui-même. On ne tient donc pas rigueur au film de la résolution rapide de l’intrigue. Watson (Colin Blakely, moins subtil que son partenaire), toujours affairé et un peu dépassé, est le seul personnage comique du récit, tandis qu’Holmes apparait comme une figure tragique. Au fond, il recherche dans la chevelure rousse et les courbes de Gabrielle la même chose que Jack Lemmon dans Avanti (1972), qui serait comme le versant heureux de ce film : un sens à l’existence. Holmes le trouvera peut-être en pensées en se rappelant le parapluie rose de Gabrielle s’ouvrant puis se refermant pour lui chuchoter de loin un message d’adieu. Belle photographie et beaux décors d’intérieurs de, respectivement, Christopher Challis et Alexandre Trauner.

Strum

PS : La Vie privée de Sherlock Holmes vient d’être réédité par la MGM en format blu-ray / DVD.

 

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21 commentaires pour La Vie privée de Sherlock Holmes de Billy Wilder : message d’adieu

  1. Kawaikenji dit :

    Chef d’œuvre d’inventivité et de drôlerie en effet. Par contre je ne suis pas d’accord sur la cohérence narrative ! Le film est plein de trous et d’ellipses absurdes, l’enquête est bâclée… Mais tout cela ne fait qu’ajouter à son charme !

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    • Strum dit :

      L’enquête est bâclée mais l’intrigue policière n’importe pas ici. Elle n’est qu’un voile, qu’un leurre, recouvrant le vrai sujet, qui est l’enquête sur Holmes lui-même. Et sur ce point, il y a dans le film une cohérence thématique de tous les instants, toutes les scènes semblant toujours ramener le spectateur vers le sujet de Holmes lui-même. Vraiment étonnant pour un film censé avoir été remonté derrière le dos de Wilder (du moins est-ce ce qu’il dit, mais je ne serais pas étonné qu’il ait donné son avis sur le montage final quand même, lui ou IAL Diamond).

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  2. roijoyeux dit :

    Sherlock Holmes cocaïnomane et mal dans sa peau, je ne savais même pas, j’ai honte !! … Film à voir en tous cas vu ton avis

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  3. Strum dit :

    Mal dans sa peau et mélancolique, c’est plus l’interprétation du personnage par Wilder. Mais oui, le film est à voir.

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    • J.R. dit :

      Salut,
      En fait dans les nouvelles et romans, Holmes est en proie à la « mélancolie », lorsqu’il n’a aucune enquête à résoudre. Il joue du violon, mais tire également au pistolet contre les murs de son appartement. En revanche s’il prend bien à plusieurs reprises de la cocaïne c’est très anecdotique – c’est justement pour combler son ennuie. Watson lui conseille très vite d’arrêter. Au début du XXe siècle, et même à la fin du XIX des médecins recommandaient la cocaïne (je crois que Freud a été consommateur, un temps). Je crains sinon être moins enthousiaste devant ce film, que j’ai vu plusieurs fois – et sur grand écran – me disant « attention chef d’œuvre », mais il n’a jamais réussi à me passionner. Peut-être parce que je suis un inconditionnel de Holmes… je suis en tout cas assez mûre pour le redécouvrir.

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      • Strum dit :

        Hello J.R. Merci pour ce complément d’information sur les Conan Doyle. J’en ai lu quelques-uns mais il y a longtemps. Dans le film, la mélancolie est plus que présente, elle est constitutive du personnage, de même que la prise de cocaïne n’est pas anecdotique. Pour les paradis artificiels, dont la cocaïne pour Freud, en effet, plusieurs artistes et penseurs en ont consommé régulièrement. Je ne pense pas que le film soit un chef-d’oeuvre à l’égal des plus grands Wilder, mais il est très réussi dans son genre. C’est déjà bien

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        • J.R. dit :

          Le fait que Wilder « bâcle » l’intrigue pour faire un focus sur la marge indique déjà une trahison avec l’œuvre originale. Holmes est un détective hyper-spécialisé : dans Étude en Rouge, lors de leur première rencontre, Watson le décrit comme un ignorant dans tous les domaines qui ne concernent pas la résolution d’énigmes. Holmes est le produit d’une époque rationaliste et scientiste (ce qui n’empêcha pas le génial Canon Doyle de défendre l’existence des fées de Cottingley, et d’être totalement crédule devant un grossier trucage photographique). Holmes broie du noir lorsque son « super » cerveau n’est pas sollicité par un mystère à résoudre. Ce qui différencie les romans et nouvelles de ce film, c’est que Holmes est grisé par ses enquêtes chez Conan Doyle, et elles sont rudement bien menées. Quant au fait qu’il soit célibataire (il est secrètement amoureux d’Irène Adler et porte le deuil de cet amour ) nombreux sont les héros seul et sans famille – c’est même la norme – et je ne parle même pas de la virginité d’un Jean Valjean. Hors Wilder le décrit comme un individu « supérieur » qui en définitive est trop lucide pour être un homme comblé. Dans Stalag 17 il nous décrivait déjà un être supérieur victime des moyens et des plus faibles jaloux de lui. J’adore La Garçonnière, Embrasse-moi idiot – l’une de mes comédie préférée, j’adore également Certains l’aime Chaud, ou Assurance sur la mort, mais son discours sur les individus trop doués et inadaptés me laisse un peu indifférents. quelque chose me dit qu’il s’identifiait beaucoup à ces personnages.

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          • Strum dit :

            Merci pour cette comparaison entre le Holmes de Conan Doyle et celui de Wilder. Je ne connais pas vraiment le premier (je n’ai que de vagues souvenirs des Conan Doyle que j’ai lus il y a longtemps). Je me contenterai donc de dire que je ne suis pas très friand des intrigues policières, des mécanismes narratifs trop huilés. En général, les livres policiers m’ennuient. J’étais donc content pour ma part que Wilder bacle l’intrigue pour se concentrer, ce qui m’a paru plus intéressant, sur son personnage qu’il définit non pas d’abord par sa supériorité intellectuelle, mais par sa mélancolie et son incapacité à mener une vie normale. Je ne vois pas vraiment le rapport avec Stalag 17 où le personnage est surtout droit. Mais je suis d’accord pour dire que Wilder s’identifiait sans doute souvent à ses personnages.

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  4. eeguab dit :

    Je ne savais pas que le film avait été aussi tripatouillé. Un peu sceptique là-dessus. Pour le reste, c’est à dire le film, tu as raison, chef d’oeuvre de mélancolie, d’amertume, de fin de quelque chose. Peu importe effectivement l’enquête elle-même. Je vais me le remettre très vite car je ne me souviens plus de la musique de Miklos Rozsa.

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  5. dasola dit :

    Bonsoir Strum, j’ai vu en effet que ce film était ressorti en DVD/Blu Ray. Il le mérite. Un très bon film de plus à l’actif de Wilder. Et sinon, Robert Stephens est excellent dans ce rôle. L’intrigue est en effet secondaire. Bonne soirée.

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  6. Marcorèle dit :

    Chef d’oeuvre.

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    • Strum dit :

      Pas l’égal des chefs-d’oeuvre de Wilder à mon avis, mais ça reste très beau et émouvant.

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      • Marcorèle dit :

        Je pensais cela aussi. Mais chaque nouveau visionnage me fait rehausser mon jugement.

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        • Strum dit :

          Je ne l’ai vu qu’une fois, donc j’ai toujours le temps de changer d’avis, mais je revois rarement les films en général.

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          • Marcorèle dit :

            Ah oui ? Il y a quelques films que je revois régulièrement avec toujours autant de bonheur… 😉

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          • florence Régis-Oussadi dit :

            Et bien voilà en effet l’exemple d’un film qui mérite d’être revu! Car lorsque je l’ai vu la première fois, très jeune (il passait au cinéma en même temps que « Avanti »), j’attendais des films de Billy Wilder qu’ils me remontent le moral. J’en suis sortie plombée évidemment. Je l’ai ensuite revu beaucoup plus tard dans un tout autre état d’esprit et je l’ai trouvé génial justement dans son talent à saisir l’essence du spleen, y compris dans ses touches d’humour. Au-delà de toutes ses qualités techniques, c’est une captation saisissante de la mélancolie et d’une douloureuse répression sexuelle voire impuissance (la scène des lits jumeaux dans le train fait écho en négatif à celle du rapprochement transgressif des corps dans les lits-couchettes de « Uniformes et jupons courts » et « Certains l’aiment chaud »). C’est une plongée métaphorique (le monstre du Loch Ness) au coeur de l’âme humaine tourmentée. Car derrière Sherlock Holmes (dont je ne suis pas plus spécialiste que vous), c’est aussi en arrière-plan un autoportrait de Robert Stephens, grand acteur shakespearien écrasé durant toute sa carrière par la figure de Laurence Olivier et souffrant de troubles bipolaires, d’alcoolisme et d’addiction sexuelle. Billy Wilder l’a approché de si près qu’il a fait une tentative de suicide pendant le tournage. Cette fragilité ressort dans le film.

            Si je pense qu’il mérite d’être revu, c’est également parce que ce film qui a été un échec à sa sortie est devenu culte avec le temps et a inspiré à son tour d’autres oeuvres à commencer par la série « Sherlock » dont les auteurs ont d’ailleurs dit que le film de Wilder était plus proche de l’esprit des histoires originales que les adaptations « canoniques ». En se situant de nos jours, l’aspect sociopathe et déréglé du personnage ressort de façon encore plus évidente.

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