Vivre dans la peur d’Akira Kurosawa : représenter l’apocalypse

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Vivre dans la peur (1955) d’Akira Kurosawa n’est qu’une demi-réussite ou un demi-échec. D’un point de vue technique, s’y retrouvent les caractéristiques qui fondent le style de Kurosawa dans la période de sa carrière s’étendant entre Les Sept Samouraïs (1954) et Barberousse (1965) : un tournage à plusieurs caméras, avec une alternance entre des plans larges de groupe où la profondeur de champ parait compressée (résultat possible d’un usage de téléobjectifs) et des plans rapprochés scrutant les visages, les premiers remplaçant peu à peu les deuxièmes. Pourtant, il manque au film la rapidité d’exécution avec laquelle le Kurosawa fiévreux et sûr de son art des années 1948 à 1965 commençait ses récits. Les dix premières minutes du film sont ainsi empruntées et exposent avec une certaine lourdeur le sujet de la peur du nucléaire, constitutive de la psyché japonaise depuis le traumatisme des bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945. On a l’impression que Kurosawa prend des précautions, qu’il aborde ce grand thème de la peur du nucléaire avec une prudente réserve, et que le cinéaste pédagogue fait ici de l’ombre au cinéaste virtuose et métaphysicien.

Au début du récit, Kiichi (Toshiro Mifune), un chef de famille aux cheveux blanchis, a si peur d’une nouvelle apocalypse nucléaire qu’il veut s’exiler au Brésil en vendant ses biens. Ses enfants ne l’entendent pas de cette oreille et veulent le placer sous tutelle. Mais assez vite, le film semble changer de sujet pour devenir progressivement un document étonnant sur une famille japonaise désarticulée, où les générations sont en conflit, où la famille officielle reconnaît et dialogue sans gêne avec les familles illégitimes du maître de famille et ses enfants adultérins. Par moment, Vivre dans la peur prend même des allures de Noeud de Vipères japonais, notamment lorsque le patriarche surprend une conversation nocturne de ses enfants, qui lorgnent son magot. Ces scènes-là sont vives et fortes. L’histoire de cette famille et de ses conflits finit par intéresser davantage que le thème principal du film qui parait sous-exploité, le récit laissant un goût d’inachevé.

C’est par le dialogue et le jeu survolté de Mifune (vieilli pour le rôle et formidable de bout en bout) que Kurosawa s’efforce de faire ressentir la peur du nucléaire.  Il trace le portrait d’un patriarche que la peur finit par rendre fou, un homme qui est mis au banc d’une société travailleuse et tournée vers l’avenir, bien trop occupée pour réfléchir à la condition humaine. Kiishi est un personnage dostoïevskien doté d’une sensibilité excessive, comme il se doit chez Kurosawa. C’est un homme aliéné, ce que traduisent les nombreux plans de grillages ou de barreaux. On trouve aussi plusieurs plans de groupe où l’on voit Kiishi en famille : les compositions de plans, où les têtes se chevauchent, comme écrasées et indifférenciées, y donnent un sentiment d’oppression de l’individu. Cette aliénation de l’individu par le groupe (ici, la famille, pour laquelle le cinéaste n’est pas tendre) est caractéristique de l’évolution de la mise en scène de Kurosawa et s’est faite plus marquante au fur et à mesure de sa carrière.

Cette emprise progressive du dialogue et de la famille a une conséquence majeure : le film finit par se détourner du point de vue de Kiishi, comme s’il restait à distance de son propre sujet. L’univers intérieur et les visions de Kiishi ne sont pas montrés par Kurosawa (sauf ce trop bref soleil brûlant à la fin), qui se refuse à représenter l’apocalypse. A première vue, on peut trouver dommage que le peintre et visionnaire qui sut plonger, intrépide, dans les rêves baroques de ses personnages, par exemple dans l’Ange Ivre ou Dodeskaden, et qui aurait pu convoquer l’imagerie dantesque d’une apocalypse nucléaire, se soit refusé à le faire. La peur de Mifune ne serait-elle pas devenue plus concrête si Kurosawa avait davantage épousé le point de vue de son personnage, avait fait jaillir de l’écran, feu, éclair, tohu-bohu, éléments en furie, Terre blessée, craquelée et gémissante, visions sorties du crâne en tempête de Mifune et qui lui dévorent l’esprit ? Sur un plan purement cinématographique, c’est probable et c’est peut-être ce qui donne cette impression d’un essai manqué alors que Kurosawa, selon ses propres dires, abordait son histoire avec de grandes ambitions.

Mais le plan cinématographique n’est pas le seul qui importe ici. Hiroshima et Nagasaki, ainsi que les tests nucléaires américains dans l’atoll de Bikini, étaient des évènements trop récents pour Kurosawa, qui s’est peut-être posé la question des limites de la représentation et de l’éthique de l’artiste. Peut-on tout représenter au cinéma ? La question parait presque incongrue à notre époque où tant de cinéastes se sont donnés pour règle de tout représenter (tortures, violence, destructions, fin du monde) au motif que se poser ce genre de questions d’ordre éthique serait une forme d’auto-censure bridant la liberté artistique. Pourtant, la question mérite toujours d’être posée. Elle est intemporelle et les raisons pour lesquelles Kurosawa s’est refusé à représenter une apocalypse nucléaire sont tout à son honneur, même si son refus s’exerçait au détriment de son film.

Strum

PS : La peur du nucléaire a donné lieu à de nombreux films au Japon, des plus fantaisistes (le célèbre et très réussi Godzilla (1954) d’Ishiro Honda, un ancien assistant metteur en scène de Kurosawa) aux plus réalistes (le magnifique Pluie Noire d’Imamura en 1989, qui évoque non pas la peur du nucléaire mais, de manière plus directe que Kurosawa car Imamura était d’une autre génération, le drame des irradiés de la bombe, les ibakusha).

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