Je n’aime guère le cinéma doloriste de Lars von Trier. Mais en 2011, une pluie de dithyrambes m’incita à aller voir Melancholia, dont les Cahiers du cinéma écrivaient par exemple qu’il produisait « la sidération » (du sublime). Or, ce n’est pas la sidération du sublime qui m’a saisi devant Melancholia, plutôt la prostration du mal de mer. Melancholia raconte la fin du monde, anéanti par une planète géante qui vient percuter la Terre ; mais en réalité la planète n’a plus rien à détruire : la caméra tremblante de Lars von Trier est déjà passée par là. Pendant la première partie du film (Justine), elle a déjà désagrégé, éparpillé aux quatre coins du cadre, l’espace filmique, pulvérisant consciencieusement les efforts du chef décorateur. Quand une caméra bouge autant, et aussi souvent, que celle de Lars von Trier, elle ne réalise pas seulement le programme un peu sadique de faire vomir les spectateurs dont l’estomac est fragile, elle détruit aussi la plupart des images que l’on peut voir à l’écran. Cette approche esthétisante du cinéma (car ce serait se méprendre de croire que la caméra épileptique de von Trier est naturaliste ou reproduit la vie) se retrouve aussi, sous une autre forme, dans les seuls plans fixes du film, ceux du prélude, qui ressortent de l’artificialité numérique de certaines images de mode. Ce sont des plans figés bercés par le Tristan et Isolde de Wagner. Ils tirent certains motifs de leur composition de la nature (arbres, gazon vert, toiles d’araignée, eau d’un étang), mais sans lui servir d’écrin ni rendre compte de sa beauté. On les croirait sortis du magazine américain Vanity Fair et même Tristan et Isolde ne le fait pas oublier. La muse mélancolique n’est pas née sous l’égide du romantisme tardif de Wagner, qui s’intéressait davantage à la nature que Lars Von Trier.
Ces plans introductifs sont peut-être des visions de Justine, une dépressive (c’est-à-dire une mélancolique selon la tradition picturale qu’invoque le film par instants), qui anticipe la fin du monde parce qu’elle sait les êtres et les situations mortelles. Pour les dépressifs, tout ce qui est tangible est voué à la disparition et la beauté est illusion tandis que les mains tendues des proches sont trompeuses. Ils vivent dans la hantise du désastre à venir et croient entendre avant les autres les trompettes de l’apocalypse. Le dépressif se croit le centre du monde vers lequel tout converge, hommes, femmes, étoiles et planètes. La planète du film qu converge vers Justine s’appelle d’ailleurs (tant de littéralité ne s’invente pas) Melancholia. Elle vient niveler les différences entre les personnages puisqu’elle est leur destin commun.
Après ce prologue, commence l’épreuve d’un roulis permanent. Pendant une heure et vingt minutes, les images tanguent. Comme d’habitude avec les films de Lars von Trier ayant parti lié avec le Dogme, le chef opérateur et le cameraman se prennent pour des convives ivres. « Je ne veux plus aller d’un point A à un point B« , a déclaré von Trier. Alors sa caméra tremblote comme si elle avait un coup de vodka dans le nez. Les séquences s’enchainent, sans contrechamps, et avec un découpage réduit à la portion congrue, du fait de cette caméra portée qui, vorace, aimante l’action. Au centre de cette arche ivre, Justine détruit ce qui lui reste à détruire (patron, mari, tous deux d’une bétise à pleurer parce qu’ils ne sont pas mélancoliques sans doute), tandis que la planète poursuit sa trajectoire d’astre pondéreux venu briser les aspirations humaines. Pourquoi ne plus croire à la vertu du plan fixe, qui puise sa force aux dimensions du cadrage ? Même dans les plus beaux plans du film, ceux de la séquence envoûtante où Justine sort dans une nuit aux deux lunes pour se baigner nue dans la lumière de Melancholia, telle une prêtresse appelant l’apocalypse, la caméra est portée, et le cadre bouge donc un peu. Jamais la caméra n’est posée, et le plan totalement fixe.
Dans la deuxième partie du film (Claire), la caméra est toujours mobile, mais son roulis est plus supportable. Cela traduit un changement de point de vue. De Justine la mélancolique, nous sommes passés à Claire qui a les pieds sur Terre. Peu à peu un suspense nait de l’approche de la planète. Le pressentiment de Justine (en tant que mélancolique, nous dit-on,« she knows things », conformément à la tradition artistique selon laquelle le mélancolique « sait ») était juste : la planète est l’instrument de la future destruction de l’humanité. Justine ne s’en offusque guère. « Earth is evil » dit-elle. La terre (entendre l’humanité) est mauvaise. Elle en tire une morale commode : puisque le monde est mauvais, pourquoi ferait-elle l’effort de se plier aux conventions sociales et d’être bonne ? Ivan Karamazov disait déjà, en d’autres temps, « puisque dieu n’existe pas, tout est permis », ce qui produisit la catastrophe que les lecteurs de Dostoïevski savent. Mais le point de vue de la caméra ayant changé, on voit Justine sous un autre jour. Elle semble maintenant étrangère à cette apocalypse qui vient et tombe dans une forme de neurasthénie, malgré ses initiatives finales. Elle reste enfermée dans le monde qui l’entoure (la métaphore du pont qu’elle ne peut franchir figure son enfermement). C’est comme si von Trier refusait que Justine soit son porte-parole jusqu’au bout (car elle l’était dans la première partie), comme s’il observait maintenant les conséquences de sa propre dépression. Lui se sent concerné par cette catastrophe qui finalement lui fait peur, il veut nous la faire voir et convoque pour cela dans la dernière scène du film une panoplie romantique : le pathétique de Wagner, une scénographie de fin du monde où la planète fond sur nous, une lumière bleutée dont semble sortir un grondement, et même le visage d’un enfant avec les pleurs d’une mère. Difficile de tenir jusqu’au bout la proposition glacée du « bon débarras », et d’ailleurs, comme le réalisateur l’espère, cette scène puissante émeut. Au moment de la disparition du monde, vient le regret du nihilisme. Quel intérêt y a-t-il à représenter la fin du monde (exorcisme d’une dépression peut-être mais pourquoi s’imposer de la regarder ?) , quelle pulsion d’autodestruction incite Lars von Trier à la montrer, quel écho cette représentation fait-elle rouler ou renvoit-elle dans notre monde ? En 1955, dans Vivre dans la peur, Kurosawa avait eu des scrupules à le faire, en 2011, Lars von Trier n’en a plus guère.
Le romantisme, historiquement, opposa la puissance subjective d’un « je », d’une pensée (« une force qui va », dit Hugo dans Hernani), aux règles classiques que l’on croyait alors immuables. Ce n’était plus une raison éternelle, la même pour tous les créateurs, qui créait l’art, c’était un artiste qui ajustait le monde à ses désirs. Ce monde, selon cette même logique, il avait le droit sans doute de l’anéantir dans les méandres de la passion ou le feu de l’apocalypse. Lars von Trier cède ici à l’appel le plus radical et arbitraire du romantisme, et détruit son monde filmique, comme Justine son monde social. Ce faisant, il donne forme à ce fantasme récurrent de certains mélancoliques, qui consiste à imaginer leur propre enterrement. S’attristant de leur propre sort, ils veulent voir d’autres visages pleurer sur eux. Ici, Lars von Trier met en scène la mort de son monde, et nous demande d’y assister, puisque nous, spectateurs, sommes le contrechamp de ce film sans contrechamps. A ses côtés, les actrices et acteurs sont tous remarquables, en particulier Kirsten Dunst et Charlotte Gainsbourg, qui jouent Justine et Claire, dont von Trier dit qu’il a été les chercher dans Les Bonnes de Genêt. C’est décidément un grand directeur d’actrices.
Strum
Bonjour Strum,
Ah mais tu lui tailles un fameux costard à ce cher Lars von Trier 😀
Ceci dit, je ne compte aucunement prendre sa défense, ayant moi-même quelques difficultés avec ce réalisateur, que j’évite la plupart du temps. J’ai d’ailleurs vraiment du mal à comprendre l’enthousiasme qu’il suscite en général, mais bon, les goûts et les couleurs. Mais s’il a surtout tendance à me rebuter, je m’étais moi aussi laissée tenter par ce Melancholia à l’époque de sa sortie. Surprise, je l’ai trouvé beaucoup plus supportable que ses autres films (Breaking the Waves – je ne reverrai probablement plus jamais de ma vie ce film – ou Dancer in the Dark – tout aussi insupportable en ce qui me concerne -). Remarque, je n’ai pas réitéré cet exploit car je me rends compte que je n’ai plus rien vu de ce réalisateur depuis 2011, et cela concerne aussi bien ses films précédents que le plus récent. Comme quoi il a bien du mal à susciter mon intérêt. Quand je pense qu’il a dédié son film Antichrist à Andreï Tarkovski ??? Je n’ai pas vu le film en question mais ces deux réalisateurs me semblent tellement aux antipodes l’un de l’autre… bref il y a quelque chose qui m’échappe sans doute.
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Bonjour Sentinelle,
Oui effet, les films de Lars von Trier ont le don de m’énerver (c’est rare un cinéaste qui m’énerve) et j’ai eu du mal à le cacher dans ce texte au ton un peu polémique où je ne le ménage pas. 🙂 Pour ma part, je suis sorti au milieu de Breaking the Waves que je trouvais insupportable. Melancholia, au moins, je l’ai vu jusqu’au bout, même si ce fut en deux fois. J’ai vu Dogville également.
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Je garde un excellent souvenir de ce film, malgré le roulis évoqué, que j’avais trouvé plus supportable (je n’ai pas dit « justifié ») que les saccades incessantes que nous imposent certains films d’action américain. Je me souviens notamment qu’au moment du générique final, ce grand silence m’avait estomaqué. J’ai rarement autant apprécié que l’opérateur ne rallume pas tout de suite la lumière.
Quelques scènes m’ont gêné ou déplu, mais, dans l’ensemble, j’ai vraiment aimé ce que LVT avait décidé de nous montrer ici. Il fait partie de ces personnages dont j’apprécie le talent, mais dont j’ai du mal à supporter les propos (cf. la polémique cannoise de l’époque).
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