J’aime beaucoup La Dame de Shanghaï (1947), qui comme souvent chez Welles, prend la forme d’un rêve. Le prologue du film est magnifique : un homme, un irlandais, erre le long d’un parc. Soudain, surgit comme une apparition, un carrosse où s’alanguit une femme. Sa beauté, son port de reine, ce fiacre qui semble provenir d’un passé lointain, tout lui rappelle ces contes qui peuplent ses rêves, quand ivre de chagrin et d’un amour imaginaire, il s’abandonne au sommeil.
Il est envoûté par cette femme, qui l’emmènera sur le yacht de son mari et l’entrainera dans les méandres d’une intrigue de film noir. Parce qu’il l’a rencontrée dans des circonstances si littéraires, si propices au rêve, il voit en elle une princesse, qui se mue ensuite en sirène quand il la voit plus tard reposant sur un rocher baigné de soleil. Comme Proust l’a écrit, la première image que l’on voit d’un être aimé naît des circonstances de sa rencontre. Longtemps, cette image reste indélébile ; puis, un détour de la vie, une dispute ou une tromperie, ou tout simplement l’ouvrage du temps, finit par la changer.
Dans La Dame de Shanghaï, Welles raconte, par le truchement de son personnage, comment il fut envouté par Rita Hayworth, et comment il réussit à se libérer de cet envoûtement qui confinait au vertige. La mise en scène du film en rend compte avec ce génie particulier propre à Welles où les images et leur assemblage, alliés à cette voix-off si littéraire et chuintante qui contrefait l’accent irlandais, comptent plus que le récit lui-même. La figure du vertige est ainsi au centre du film, qui fourmille en plongées (à Acapulco ou sur le bateau par exemple), contre-plongées, ou en brefs mouvements de caméra verticaux aller-retour (la scène du fiacre au début).
C’est le vertige d’un homme qui croit que la vie est le prolongement de ses rêves (n’est-ce pas finalement ce qui perdit Welles à Hollywood ?). Car l’irlandais se représente la vie comme multidimensionnelle, composite, mélange d’imaginaire et de réalité, ainsi que le révèle la mise en scène : les inscrustations géniales dont le film regorge (de la scène de l’aquarium à celle du palais des glaces, dont les labyrinthes préfigurent Le Procès) divisent la vie en différentes dimensions que le rêveur n’arrive jamais à réconcilier.
Enfin, on trouve dans La Dame de Shanghaï cette rapidité d’exécution, cet entrelacs incessant d’images, qui sont une des facettes du génie de Welles (on peut supposer que cette rapidité était là avant l’opération de réduction du film imposée par le studio) et font sa particularité. On pourrait à bon escient comparer La Dame de Shanghaï et Eyes Wide Shut de Kubrick pour observer comment le cinéma peut, par des moyens complètement différents, traduire en images les rêves des hommes.
Strum
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