Qui suis-je ? De quoi suis-je coupable ? Ces questions courent dans les veines de l’oeuvre d’Orson Welles ; on les retrouve aussi dans les romans inachevés de Kafka. Cette parenté secrète entre ces deux grands artistes, Mr. Arkadin (1955) de Welles, initialement sorti sous le titre français Dossier Secret, la révèle une nouvelle fois. Au moment où débute le film, le mystérieux Arkadin a échappé à son passé. Il n’est alors plus coupable d’exister, plus coupable d’avoir été un criminel, puisqu’il n’est plus lui-même : il s’est forgé une autre personnalité, il a bâti un empire, il a revêtu un masque. Pauvre répit, pauvre illusion ! Scorpion il était, scorpion il demeure ; il piquera les flancs de la grenouille le transportant au travers des flots (cette fable d’Esope est citée par Welles dans le film).
Qui suis-je ?
Quoi de mieux que l’image pour se cacher, surtout quand elle prend, comme dans Mr. Arkadin, la forme d’un puzzle ? Par ses multiples plans en contre-plongée, notamment sur Arkadin, Welles nous montre des personnages se rêvant plus grands qu’ils ne sont en réalité. Arkadin avance masqué (le film devait initialement s’appeler Mascarade), qu’il porte un masque dans les fêtes qu’il donne ou non, car sa barbe elle-même et son nom sont des masques. Cette image pleine d’assurance qu’il projette au-devant de lui, Arkadin l’a substituée à son ancien personnage d’escroc, de même que Welles substituait volontiers l’image d’un roi américain en exil européen à la réalité d’une carrière américaine qui s’était échouée sur les berges de tant de films inachevés. Welles aimait faire l’acteur, il aimait parler dans ses films, y incarner une voix-off ou doubler des seconds rôles en post-production. Il pouvait ainsi jouer un autre personnage que lui-même, de préférence avec des postiches et des faux nez ; physiquement (et peut-être davantage), Welles ne s’aimait pas.
Sur le plan de la direction artistique, Mr. Arkadin est une somme de fanfreluches et de souvenirs de voyages glanés dans divers pays d’Europe. Issus du cerveau en mouvement perpétuel de Welles, ces fanfreluches, ces décors bariolés, composent une image fragmentée qui n’a pas la pureté du cinéma classique, et ne figure que très rarement sur un seul plan, en un seul tenant. C’est que Welles est entre deux mondes, un pied dans la réalité, l’autre dans le rêve, un oeil lucide et dégrisé, un autre voyageur enthousiaste toisant les univers. C’est peut-être pour cela qu’il aimait tant les films se présentant sous la forme d’une enquête, comme Mr. Arkadin. Il pouvait ainsi assembler à sa guise les images de ses visions éparses, les décrocher de son esprit où elles attendaient. Sans l’aide de Gregg Toland, Welles n’est plus à même de travailler la profondeur de ses plans autant qu’il le voudrait. Mais cela sert peut-être davantage son univers, plus composite que jamais : les détails et les objets de ses images ne se superposent plus en strates successives et profondes pouvant faire croire en l’existence d’univers distincts, ils se juxtaposent sur un même plan, qu’il soit vertical ou horizontal. Ces images fragmentaires, si contradictoires en leur diversité d’objets, forment les masques de Welles lui-même. Chez lui, l’homme n’est pas seulement la somme de ses actes, mais aussi la somme de ses rêves, de ses visions, de ses désirs, qu’ils prennent la forme de bals masqués, de capharnaüms sans issues ou de châteaux en Espagne aperçus en contre-plongée en arrière plan (peut-être une autre reminiscence de Kafka). Selon la méthode de travail de Welles, quand une image traverse son esprit, il faut la fixer immédiatement sur pellicule de crainte qu’elle ne disparaisse telle une comète, fut-ce au prix de faux raccords. De là sans doute, la raison du très long travail de montage qui suivait le tournage de ses films. Si cette fête baroque rappelle parfois les films de Von Sternberg (avec lequel Welles a une parenté stylistique certaine), c’est avec une force décuplée car on sent que chez Welles, ce monde-là est le résumé de son personnage, le seul langage qu’il sait utiliser.
Comme dans La Dame de Shanghaï, Othello ou Le Procès, Mr. Arkadin se distingue par un découpage très prononcé des séquences, qui défilent parfois comme des suites d’images tirées par un manège, selon une vitesse de narration qui défie l’analyse (et qui peut laisser certains spectateurs à quai), pour que le rêve et la réalité se rencontrent enfin. Le film roule alors comme un bateau pris dans le ressac, et quand les personnages sont dépassés par les évènements, quand l’enquêteur est lui-même en danger de devenir une victime prochaine, on entend résonner dans ce chaos les échos du monde absurde et sans loi tel que Kafka le concevait. Dans ce monde, l’homme tombe sans pouvoir s’accrocher, et s’il s’élève, c’est qu’il est porté momentanément par une illusion ; la chute est alors inéluctable. L’imagination chez Welles et Kafka a un caractère vertical et ce n’est pas un hasard si la plongé et la contre-plongée sont les figures stylistiques récurrentes du cinéma de Welles.
De quoi suis-je coupable ?
Des souvenirs taraudent Mr. Arkadin ; il voudrait davantage qu’une nouvelle vie, il voudrait ne plus savoir qu’existent des hommes et des femmes l’ayant connu dans sa précédente vie. Il voudrait ne plus avoir à se souvenir. Et ce fou qui se souvient trop se fait passer pour amnésique ! Comme il l’appelle de ses voeux, cette amnésie. Mais en cherchant à supprimer les fantômes de son passé, dont il confie la chasse à un escroc à la petite semaine, double raté de lui-même, Arkadin se livre pieds et mains liés à ses souvenirs en redevenant cet autre qu’il hait. « Je ne sais pas ce que je fais, je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais » (Epitre aux Romains) : ainsi fait Arkadin. Par les méthodes, par l’habitude, il redevient lui-même. Comprend-il qu’il est simplement coupable d’exister, d’être lui-même, comme les héros de Kafka ? On n’échappe pas à soi-même autrement que par l’art, en se grimant, en se déguisant d’un manteau d’images fragmentaires. On se construit alors une autre image de soi pour un public, tout en sachant qu’il s’agit là d’une illusion. Mais c’est avec joie que l’on s’y adonne.
Dans Mr. Arkadin, Welles projette cette image à sa fille de cinéma, Raina (l’actrice Paola Mori, qu’il épousera peu après le tournage du film), et son personnage se donne des allures de créature mythologique, pareil à un enfant s’étant affublé des postiches (barbe et coiffure) du Zeus de la mythologie grec. A la fin du récit, croyant que Raina a découvert son secret, Arkadin se voit soudain nu et privé de ce masque naïf.
Welles, lui, est déjà parti ailleurs, tourner d’autres films pour arborer d’autres masques. Ces films, il ne les achevait pas toujours, comme son alter ego Kafka là encore, car il se fatiguait vite de ses masques et de ses métamorphoses. Pas nous, pour notre plus grand bonheur.
Tes deux articles sur Welles sont vraiment excellents. Félicitations.
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Merci modrone ! Welles met beaucoup de lui dans ses film.
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