
Réaliser des films ayant une conscience sociale et refusant de sublimer le quotidien, dire en particulier les choses telles qu’elles étaient pour une femme aux Etats-Unis à la fin des années 1940 et au début des années 1950 : c’est ce à quoi s’attelèrent Ida Lupino et son mari scénariste Collier Young lorsqu’ils fondirent en 1948 la société de production indépendante The Filmakers Inc. Un de leurs premiers films mis en chantier, « Not Wanted », traitait en 1949 d’un sujet tabou pour les grands studios, celui des filles-mères tombées enceintes en dehors des liens du mariage, scandale pour les esprits étroits et autres ligues de vertu. Dire les choses telles qu’elles sont fut également difficile pour le distributeur français qui affubla ce beau mélodrame d’une grande modernité, d’un titre français ridiculement sentimentale parlant d’amour alors que le sujet du film est celui d’un enfant « non voulu », comme l’affirme clairement le titre original.
C’est en raison d’un accident cardiaque du réalisateur Elmer Clifton au début du tournage, qu’Ida Lupino, également co-scénariste, devint réalisatrice du film, faisant immédiatement valoir un ton personnel et une façon distinctive de décrire ses personnages, qui devaient se retrouver dans tous les autres films de sa trop brève carrière, façon que l’on peut résumer ainsi : un regard équitable pour chaque individu, homme ou femme, chacun ayant ses raisons ; une attention particulière portée à la question du libre arbitre, chaque choix ayant une conséquence ; la conscience de la fragilité des personnages féminins, pas seulement en butte aux sujétions de la société dans leur velléités d’indépendance, mais également réfrénées par leurs propres scrupules, par leur propre caractère impulsif, par un manque de confiance en soi qui est un legs familial aussi bien que sociétal ; enfin, une capacité à résumer en un plan une situation donnée, qui reflète une rapidité d’élocution et une clarté d’exposition concordant avec les budgets de bouts de chandelles avec lesquels Lupino devait composer. Elle n’avait pas le luxe de tergiverser, de faire trainer la narration, il lui fallait raconter ses histoires efficacement.
Le plan d’ouverture de Not Wanted (le titre français, je n’y arrive pas), superbe, condense ainsi tout le désespoir de son personnage principal : on y voit Sally, qui a abandonné son fils à sa naissance, confié à l’institut dédié aux filles-mères l’ayant recueilli, qui remonte une rue l’air hébété, le regard vague, la démarche lourde de conscience et d’amertume, qui s’avance, d’abord petite silhouette perdue au milieu des buildings, jusqu’au devant du cadre où ses yeux perdus lancent un appel de détresse. C’est faute d’avoir les moyens matériels lui permettant d’élever l’enfant, c’est parce qu’elle redoutait le regard des bien-pensants sur lui, qu’elle l’a abandonné, autant de raisons propres à assurer son bonheur, pour autant qu’il ne sache jamais qu’il fut adopté, mais quant à elle, c’est son malheur qu’elle a fait, car qui peut jamais guérir d’une telle blessure indélébile ? C’est le désespoir de cette mère que l’on voit, qui est au bord de la folie, qui est prête à voler l’enfant d’une autre, mère « légitime » celle-là, qui gigotte dans un berceau sur le trottoir.
L’incipit du film nous avait averti que des histoires comme celle-là, d’une fille candide séduite puis abandonnée après avoir été mise enceinte, il y en avait des centaines de milliers par an aux Etats-Unis, comme il y en a toujours des centaines de milliers là-bas, des millions par le monde. Dans un flashback, Lupino nous décrit Sally comme se morfondant dans une banlieue américaine, où elle est houspillée par une mère acariâtre et abimée par le labeur, séduite par le premier pianiste venu, qui après l’avoir mis en enceinte partira tenter sa chance en Amérique du Sud. Ce personnage de pianiste est le moins réussi du film, le moins bien écrit, ou celui qui est écrit le plus lourdement, et le moins bien servi par un acteur assez médiocre. Mais peu importe au fond les répliques trop démonstratives du personnage, auquel on croit peu, ce qu’il faut retenir, c’est que même lui, Lupino tente de le défendre, comme elle défendait coûte que coûte son double mari dans Bigamie. Il ne sait pas que Sally est enceinte et il ne lui a rien promis, elle qui s’est amourachée de lui comme une sotte et l’a suivi en ville contre son gré. Tout plutôt que rester à se morfondre chez ses parents, elle veut vivre de manière indépendante, comme Ida Lupino l’a fait, et découvrir la vie, qui est autre chose qu’une litanie d’interdits. C’est ce qui explique ses décisions si impulsives, son rejet d’abord d’un gentil pompiste qui s’intéresse à elle, un ancien soldat revenu infirme de la guerre (Keefe Brasselle), et qui partage avec elle une certaine candeur, qui résiste aux circonstances. Comme souvent dans les mélodrames, les choses finiront par s’arranger mais pas avant que Sally ait perdu toute ses illusions, ait bu le calice jusqu’à la lie.
Belle interprétation de Sally Forrest, dont le visage doux, où brille de grands yeux, que surmonte une abondante chevelure bouclée, est comme un livre ouvert, tour à tour colérique, heureux, anxieux, triste. Avec des riens, quelques bricolages visuels, quelques idées de mise en scène, Lupino fait nôtre ses espérances et ses désespoirs grâce à des gros plans qui la rapprochent de nous, une voix off disant ses hésitations, et des plans subjectifs qui font voir son expérience du monde, ici un manège dont le tournis cause son évanouissement, là un couloir d’hôpital qui vacille et des masques chirurgicaux d’une angoissante blancheur au moment de son accouchement. Parfois, le budget restreint du film se devine, avec ce costume beaucoup trop grand que porte l’acteur Keefe Brasselle, que l’on retrouvera dans le film suivant, et ce recours constant aux décors naturels urbains, très bien exploités lors de la poursuite finale. C’est très beau.
Strum
Cela donne vraiment envie (je n’ai rien vu d’Ida Lupino). Les films « chacun a ses raisons » (qui incluent ceux de Renoir et Ray) ont toujours eu ma préférence.
Le thème est assez gonflé, le film est passé entre les mailles des filets des censeurs du code Hays ?
Et pour les titres français ratés, il y aurait de quoi en écrire des caisses, moi personnellement j’appelle toujours Sunset boulevard « Sunset Boulevard » et Double indemnity « Double indemnity »
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Je n’ai pas vu Outrage, mais les autres sont tous bien, Bigamie et celui-ci étant mes deux préférés. Il s’agissait de petits film en termes de budget, distribués dans un petit circuit de salles et ils passaient peut-être de ce fait sous les radars du Code Hays, mais nonobstant les sujets, il n’y a pas dans le film une seule image qui déroge au code je pense (aucun nu, aucun lit à l’écran, pas même un canapé, de chastes baisers, etc).
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Attention pour le lit…( tzzz) ….on voit quand même Son lit à elle….et la cigarette ds l’eau qui coule est bien du genre de l’époque…..
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Oui, enfin, on le voit quand elle rentre dans sa chambre seule au début. Pas de plan de lit quand elle est avec un garçon.
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En effet…..et ‘son’ garçon pianiste caché son lit dans une armoire…. je n’avais jamais fait gaffe à tout ça…..
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Ah les traductions de titre, ça fait parfois voir rouge. Comme les affiches rarement originales ou les BA qui en disent trop.
Il devrait y avoir quelques cinéphiles dans les instances de décision 🙂
Il faut absolument que je note de ne pas oublier ce film tant qu’il est en replay. Ida est tellement intéressante.
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Ah oui, les traductions c’est quelque chose. Mais traduire Not Wanted par un titre qui fait penser à une chanson de Michel Sardou, il fallait le faire. Effectivement, ce film te plaira beaucoup je pense.
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Je l’ai vu mais si pour l’essentiel les impressions restent, le film, aussi intéressant soit il, se brouille (très vite) avec le temps, du moins en ce qui me concerne, donc merci d’avoir reparcouru celui-ci.
Tu as bien pointé les particularités du cinéma de Lupino. Je suis aussi sensible à l’absence de fioritures, due ou non à un budget très réduit, qui permet de se concentrer sur les hommes et les femmes, leurs faiblesses et leurs forces– car ils doivent bien affronter leur destin- .
J’ai pris le jeu médiocre de l’acteur qui interprète le pianiste séducteur pour la médiocrité du personnage. De la même façon que j’ai assimilé les vêtements trop grands portés par l’amoureux à la sensibilité du personnage, allez savoir pourquoi !
J’ai aussi aimé ce mélodrame, avec ce qu’il faut de bons et de méchants, aussi beaux les uns que les autres, et ce qu’il faut de coups durs pour mettre à terre une belle et vive jeune fille, victime désignée dans une société qui fait de l’amour un pécher mortel.
Bonne journée !
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Merci. Oui, c’est un beau mélodrame, genre auquel je suis sensible. On pourrait résumer les choses en disant qu’Ida Lupino a le sens de l’essentiel. S’agissant du pianiste, j’ai été gêné par le caractère un peu écrit de ses dernières tirades – je ne peux pas faire autrement, je dois aller de port en port. Sinon, quel beau film. Bonne journée également !
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Nous sommes tous deux l’heure Lupino ! Je publie des demain un article sur « Never Fear », « Faire face » en français. Eh oui, la question des titres revus dans la langue de Drucker est toujours problématique. Je te rejoins pour « Not Wanted », qui lui-même n’est pas le titre originel du script il me semble, puisqu’il évoquait très explicitement la question des filles-mères (je ne me souviens plus de l’intitulé exact). Devant les maigres entrées de « Never Fear » qui parle de l’épidémie de Polio (sujet jugé anxiogène par nombre de distributeurs), il a lui-même été rebaptisé « The young lovers » éludant totalement la question de la maladie.
Je n’ai pas encore vu « Not wanted », je reviendrai lire en détail dès que ce sera fait.
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Oui, en effet ! Les histoires de titres sont toujours très intéressantes et symptomatiques. Not Wanted devait s’appeler Unwed mother, ce qui ne fut pas accepté. Mais au moins, le titre de substitution choisi était frappant et en rapport avec l’histoire alors que le titre français est particulièrement idiot. J’ai également vu Never Fear et j’en dirai deux mots si je trouve le temps. Je lirai ce que tu en dis.
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Moi aussi je suis à l’heure Ida, Prince (Outrage, Bigamist, Not wanted…).
Quel régal !
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Comme tu l’avais pressenti, j’ai BEAUCOUP aimé et n’ai pas la moindre réserve à émettre. Je ne connaissais pas le couple d’acteurs. Ils sont formidables tous les deux. Elle est ravissante Sally Forrest (quelles jolies boucles !) et joue vraiment bien toutes les émotions des tourments de son personnage. Elle est à peine reconnaissable entre le début (la photo que tu mets en haut) et lors du long flash back. Elle m’a fait penser, sa façon de jouer, sa voix, à Vivien Leigh.
Keefe est vraiment très bien aussi.
La poursuite finale est incroyable dans des décors naturels en effet. Une prouesse j’ai l’impression. ça me rappelle un peu la course dans les rues sombres dans Outrage. Elle savait parfaitement filmer cela, entre autre.
La bienveillance de la plupart des femmes entre elles est admirable.
La douceur et l’obstination de Drew réchauffe le coeur.
L’acteur médiocre que tu évoques n’est autre que Leo Penn, le père de Sean et Chris. Il ressemble beaucoup plus à Chris qu’à Sean d’ailleurs. Tu as raison sa performance n’est pas inoubliable mais le pauvre n’a pas grand chose à défendre et ses raisons (en gros, j’ai trop de boulot) de repousser Sally ne tiennent pas vraiment la route mais il fallait s’en débarrasser vite fait 🙂 Mais sa façon de rouler les yeux comme s’il était encore au temps du muet et de faire un truc étrange avec ses dents quand il joue… bref. Sa pauvre carrière d’acteur réalisateur a été interrompu grâce à ce cher Joseph Mac Carthy…
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Merci. Quel beau film en effet, et c’est vrai ce que tu dis sur l’évolution du personnage de Sally et de l’actrice. Le pianiste père de Sean et Chris… que le monde du cinéma est petit. Je ne suis pas forcément un grand amateur de Sean Penn, mais il est certes meilleur acteur que son père.
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Ping : Faire face (Never Fear) d’Ida Lupino : la femme convalescente | Newstrum – Notes sur le cinéma
J’ignorais que Leo Penn était le père de Sean et de Chris Penn. Il n’est en effet pas particulièrement charismatique dans le film mais la mise en scène pallie assez bien ce manque. Celle de la cigarette est plus éloquente que son jeu pour signifier qu’il considère cette fille comme un plaisir éphémère et jetable. Par ailleurs, il y a comme dans son film suivant « Faire Face » (avec les mêmes acteurs mais un peu moins réussi selon moi), une distorsion entre les rêves de l’héroïne et ce que la réalité l’oblige à devenir dans la douleur. En même temps l’accident de parcours qui la frappe l’oblige à sortir du sentier tout tracé et de s’inventer une trajectoire à elle ce qui n’est pas le plus facile. J’y vois d’une certaine manière le reflet du parcours d’Ida Lupino devenue réalisatrice par accident. En tout cas ses films sont précieux et avant-gardistes, de par leur petit budget, le tournage en décor naturel, les acteurs inconnus, l’utilisation du système D, les thèmes qu’ils abordent, ils m’ont un peu fait penser aux débuts de Cassavetes (Shadows surtout).
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Les films d’Ida Lupino sont précieux en effet et c’est vrai qu’ils anticipent, avec d’autres films, sur une approche qui tiendra beaucoup plus compte du quotidien. En revanche, son style de réalisation n’est pas avant-gardiste, il est classique, posé et rigoureux, ce que je préfère personnellement au style plus naturaliste des films de Cassavetes – que je n’ai pas vus depuis des lustres cependant.
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