Faire face (Never Fear) d’Ida Lupino : la femme convalescente

A 15 ou 16 ans, Ida Lupino fut atteinte de Poliomyélite, tournant de son destin qui lui donna matière à réflexion en lui faisant envisager que ce pourrait être par son intellect plutôt que par son physique avantageux qu’elle réussirait à Hollywood. Cela atteste du caractère éminemment personnel de Faire Face (1950), premier film pour lequel elle fut créditée en tant que réalisatrice, bien qu’il suive Not Wanted (Avant de t’aimer), puisque le récit raconte l’histoire d’une jeune femme fauchée en plein milieu de son ascension de danseuse par la maladie. Le caractère semi-autobiographique de ce film peut se deviner pour une autre raison : le tempérament éruptif de son héroïne qui passe en quelques secondes de la joie aux larmes, témoignant d’une impulsivité qui n’est pas sans rappeler celle de Sally dans Not Wanted (Avant de t’aimer), mais poussée à de tels extrêmes que Carol, lorsqu’elle est sujette à des accès de désespoir, fait parfois penser à une adolescente ne pouvant réfréner ses émotions. C’est comme si elle avait de nouveau 15 ans, comme si, donc, Ida Lupino avait en écrivant le film retrouver les souvenirs de sa convalescence dans un institut de Santa Monica. Certains souvenirs, certaines émotions ressenties, restent notre présent, ils ne sont jamais emportés par le passé.

C’est ce qui rend Faire face convaincant dans sa description de la prise en charge par un institut d’une malade de la poliomyélite, pur et direct dans sa manière de raconter la rééducation de Carol, à travers des scènes au ton documentaire, mais a contrario, la facture mélodramatique des scènes de désespoir de l’héroïne, à grands renforts de sanglots, peuvent rendre perplexe le spectateur, a fortiori s’il est non averti de la part de vécu du récit ou aurait oublié ce que signifiaient les épidémies de poliomyélites au XXe siècle avant leur éradication, du moins dans les pays occidentaux. La Carol du film se voit devenir « infirme », bonne à rien, pouvant faire une croix sur sa carrière de danseuse, alors même que le diagnostic médical lui laisse entendre qu’à force de se battre elle pourrait recouvrer ses moyens physiques. C’est qu’elle était à l’aube d’une carrière de danseuse qu’elle imaginait glorieuse auprès de Guy, son fiancé et chorégraphe, se voyant comme un bel instrument entre ses mains. Les premières scènes du film montrent déjà sa psychologie incertaine qui la fait d’abord exister comme reflet dans le regard de l’autre. Elle est peut-être cette fleur que lui offre Guy, mais la beauté d’une fleur est éphémère. Carol se perçoit comme un corps, comme une poupée mécanique, non comme une femme à la volonté autonome, ayant son visage propre (ainsi dans cette scène où elle « s’efface » d’une sculpture la représentant). « Never Fear » dit le titre original : c’est à elle qu’est adressée cette admonestation, car elle a peur.

Pour raconter l’histoire de cette convalescence, Ida Lupino fait appel au même couple d’acteurs que celui de Not Wanted (Avant de t’aimer), Sally Forrest et Keefe Brasselle, dans des emplois assez similaires, l’homme restant fidèle à cette femme qui ne veut pas de lui parce qu’elle ne peut supporter d’être à sa charge, mais avec une interprétation moins éloquente, l’actrice surjouant parfois, l’acteur manquant de charisme. Un même rapport se noue entre ces deux là, qui oscille entre le désir d’indépendance de la femme, contrarié par les circonstances, et la compréhension finale que l’amour quand il est vrai n’instaure pas un rapport de dépendance. Lupino s’interroge à nouveau sur la fragilité de son personnage féminin, son absence de confiance en soi, d’autant plus frappante que l’homme lui reste in fine fidèle, ne perd pas confiance, ou alors uniquement temporairement. La convalescence dont parle le film n’est pas seulement médicale, elle est aussi mentale. Len, ce malade en chaise roulante, véritable infirme lui, est l’antithèse de Carol, le portrait réalisé d’un individu qui ne se conçoit pas comme borné par le regard des autres.

La beauté frêle du film tient aux moyens simples qu’utilise Lupino, sa propre confiance dans la force persuasive de la description du quotidien des plus faibles. La voix off est utilisée pour nous faire ressentir les hésitations de Carol, nous faire pénétrer son paysage mental intérieur, selon une perspective très différente de la voix off purement narrative du film noir. Moyens simples qui en quelques plans tracent le portrait du sanatorium, hors-monde clos sur lui-même, où Lupino fit jouer de vrais malades, où le temps n’existe plus, où les patients décident de leur sort et de leur bonheur. Ses limites résident dans le caractère linéaire de la narration dont l’issue est connue d’avance, et sa tournure par trop mélodramatique. On ne retrouve pas tout à fait a vigueur narrative et visuelle de Bigamie et Not Wanted (Avant de t’aimer), si ce n’est lors de la dernière scène, très belle.

Strum

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5 commentaires pour Faire face (Never Fear) d’Ida Lupino : la femme convalescente

  1. princecranoir dit :

    Très belle analyse que je partage à tous niveaux.
    Ida Lupino finit par retomber sur ses pattes (sans mauvais jeu de mot) dans la magnifique dernière séquence, et nous fait oublier que les disputes de ce couple d’artistes ne nous auront pas toujours bouleversé. Il semble qu’il en soit bien différent dans le film précédent (que je n’ai pas encore visionné).
    J’ai tout de même aimé ce regard très clinique sur la manipulation des corps dans l’institut sous le regard patient du docteur. On sent que Lupino a un grand respect pour ce travail laborieux, elle dépeint une humanité blessée mais toujours bienveillante et encline à surmonter les épreuves.

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  2. Ana-Cristina dit :

    Ton analyse est très intéressante. Elle m’aide à fixer un peu le film dans ma mémoire.
    Je suis bien d’accord, ce n’est pas un grand film, mais il me plaît, comme il est, avec ses imperfections voire ses défauts (Oui, beaucoup de pleurs, mais ce n’est pas drôle de perdre soudainement et croit-on pour le reste de ses jours, l’usage de ses jambes -qui plus est quand on est une danseuse! Et un jeu d’acteur pas toujours très subtil). Les « bons sentiments » ne m’ont pas embarrassée, ils auraient pu. Le sujet n’est pas facile à traiter. La réalisatrice n’a pas tourné autour du pot – elle n’en avait certes pas les moyens-. Cette maladie a failli briser sa vie, elle s’en est sortie, grâce aux médecins, à sa volonté et à son entourage. Elle en a fait un film honnête et sincère me semble-t-il.
    Bon dimanche !

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  3. Merci pour ce post Strum : tu as des réserves mais je dois admettre que l’abnégation de cette femme (Lupino) dans un monde d’homme pour tourner coûte que coûte, donne envie de voir le film (je n’ai rien vu de Lupino, même pas des films où elle est actrice … La honte).

    Le cinéma m’a souvent aidé à percevoir des réalités des temps « anciens » dont on n’a pas conscience aujourd’hui : la prévalence de la polio, dans d’autres films ce sera la tuberculose. C’est, à mon avis un rappel salutaire.

    La trame rappelle celle de Limelight de Chaplin, un film qui m’avait beaucoup ému.

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