
Alice : le nom évoque invariablement la petite fille dont Lewis Carrol racontait les aventures au pays des merveilles, le pays du nonsense, que l’auteur anglais opposait à la « terne réalité ». Il y a bien quelques merveilles dans Alice (1990) de Woody Allen – grâce à un docteur chinois dispensateur d’herbes magiques – mais elles ne représentent pas une fuite hors du réel comme chez Carrol. Elles éclairent au contraire la vie d’Alice d’une lumière crue, elles dissipent ses illusions de bonheur et lui font voir que la vie l’a dupée – à moins qu’elle ne se soit dupée elle-même.
Vivant dans un appartement fastueux de l’Upper East Side avec un mari fortuné, Alice passe ses journées de femme au foyer dans un monde factice : séance de gym avec son coach, tournée de magasins de luxe, mise en pli chez le coiffeur, échange de potins avec ses amies tout aussi désoeuvrées qu’elle. Tout ici respire le luxe et la superficialité, au point que le grief fait un temps à Woody Allen de ne s’intéresser qu’à la haute bourgeoisie de l’Upper East Side pourrait sembler au départ justifié. Mais Allen a toujours un temps d’avance sur ses détracteurs, ayant déjà intégré leurs critiques dans ses scénarios. Le mal au dos d’Alice est le signe de la fausseté de sa vie, et le premier indice, avec le faste, donné au spectateur des intentions satiriques du cinéaste. Le pays des merveilles ici, c’est l’Upper East Side et ses conventions hypocrites, ses intolérances et ses secrets d’alcôve, et tout le mouvement du film va consister en un dessillement progressif du regard d’Alice, qui va percer à jour, peu à peu, les apparences de sa vie, passant d’un pays de fausses merveilles à la réalité, soit un cheminement inverse de celui imaginé par Carrol.
Cela passe par un pas de côté. Il suffit d’un simple décalage pour voir les choses sous un autre éclairage. Alice doit se dédoubler pour se voir de l’extérieur, opération de dédoublement du regard opérée par les herbes magiques du Dr Yang : une première herbe fait resurgir des désir éteints, une deuxième la rend invisible (ce qui fait qu’elle peut voir les autres autrement que sous le couvert de la représentation sociale), une troisième fait réapparaitre son passé sous la forme du fantôme de son ancien amour avec lequel elle survole la ville (convoquant ainsi la mémoire de sa jeunesse, qu’il suffisait de retrouver sous les couches accumulées du temps). Elle est si candide et empotée dans ses tenues rouges et sages (c’est sans doute le reproche que l’on peut faire au film, candeur enfantine accentuée par le jeu de Mia Farrow), qu’il faudra bien plusieurs herbes magiques, plusieurs péripéties fantaisistes, pour qu’elle prenne conscience de l’indifférence et des infidélités de son mari, pour qu’elle comprenne qu’elle vit au pays des apparences, et pour retrouver un sens à sa vie. Pour qu’elle apprenne, enfin, à mener une vie normale avec ses enfants, en laissant derrière elle les fausses merveilles qui ne servent que l’idole du luxe, en devenant enfin visible à ses propres yeux, et aux yeux de ses enfants, et non plus la femme doublement invisible du film. Mais avant qu’Alice ne s’émancipe définitivement, Woody Allen trouvera le moyen de nous rappeler quel génie comique il est dans une scène hilarante où les dernières herbes du Dr Yang, un philtre d’amour, sont mélangées par erreur au punch d’une soirée et consommées par les invités de sexe masculin, qui n’ont dès lors d’yeux et de paroles enfiévrées que pour la prude héroïne, encerclée d’un nombre toujours croissant de prétendants se disputant ses faveurs.
Tout cela est amené si facilement par Woody Allen, avec une telle liberté dans la narration, une telle élégance dans la mise en scène – puisque l’accompagne ici le chef opérateur Carlo Di Palma et ses mouvements de caméra gracieux qui illuminaient Hannah et ses soeurs – que tout parait simple dans ce film, qui se revoit avec beaucoup d’agrément et peu d’efforts. Or, simple, ce cinéma ne l’est pas, puisqu’il n’y a qu’un seul Woody Allen, du moins celui de l’âge d’or des années 1977 – 1997. Un pas de côté, rien n’est plus simple aussi, mais encore faut-il en avoir l’idée.
Strum
Merci pour cette chronique, Strum !
Je crois que c’est mon Woody Allen préféré (mais je n’en ai vu « que » 19).
Ou alors le deuxième, de peu, derrière « Stardust memories ». Et j’ai trouvé Mia Farrow absolument touchante dans ce film. Elle EST son personnage !
Cela dit, je ne sais toujours pas ce que sont les harmoniques de John Coltrane… 😉
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Avec plaisir Martin ! J’ai rajouté quelques mots sur la scène hilarante du philtre d’amour. Ecoute ça 🙂 : https://www.youtube.com/watch?v=Fa3Y5XXbffo
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Pour ma part, Stardust Memories est un des Woody que j’aime le moins – c’est à mes yeux un pale remake de Huit et demi de Fellini, le génie en moins. 🙂 Cela dit Woody a fait tellement de films de valeur que chacun aura sans doute un film préféré différent. Le mien reste toujours Crimes et délits, suivi de près par Hannah et ses soeurs.
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J’ai toujours trouvé que le jeu enfantin tu as raison de Mia Farrow desservait les films de Woody Allen et pourtant cela donne quand même des films merveilleux. Et mon préféré, de ces années sans doute, reste La rose pourpre du Caire avec encore Mia. Elle ne gâche donc pas le plaisir et la réussite.
J’espère que je l’ai en DVD car tu m’as donné envie de le revoir.
Ah Woody…. quelle misère cette fin de carrière ! L’autre jour j’entendais Ricky Gervais dire que Mia et son fils font toujours trembler Hollywood.
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Mon préféré reste Crimes et délits encore et toujours. Mia Farrow a joué dans de très grands Woody – dont la Rose pourpre et Hannah et généralement son jeu ne me dérange pas – ici, son personnage est tout de même assez gratiné – même si c’est une satire.
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Bonsoir Strum,
En lisant votre critique, je me rends compte que mon souvenir de ce film est bien flou. Il m’en reste des images : Mia, déambulant dans son immense appartement avec ses enfants, chez un coiffeur avec une pourvoyeuse de rumeurs, chez l’herboriste dans le quartier chinois, ses rendez-vous avec un homme dans un parc – là j’ai un doute ! -, bon j’arrête-là. Merci pour votre analyse. Je ne me rappelle pas avoir jamais fait le lien avec l’héroïne de Lewis Carroll. Pour moi, il s’agissait d’une femme qui, trop longtemps éloignée de ses propres désirs a besoin d’un petit coup de pouce pour les faire renaître, les écouter, et les réaliser. Mais bien sûr, un réalisateur n’appelle pas son héroïne Alice par hasard.
Je vais le revoir car je ne me lasse pas de revoir un film de Woody Allen. D’ailleurs, je ferais bien aussi de relire l' »Alice » de Carroll!Je suis très contente de ne pas me souvenir d’ « Alice » comme je me souviens par exemple de « Meurtre mystérieux à Manhattan », car j’aurais ainsi l’impression de voir un nouveau W. Allen. Bien sûr, dès les premiers plans, ce film me reviendra en mémoire… Tant pis.
Ana-Cristina
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Bonjour et merci. Vous avez raison, il y a bien une promenade au parc et d’autres choses encore que je n’ai pas souhaiter mentionner pour laisser le plaisir de la (re)découverte. Mais c’est bien un film sur les désirs d’une femme qui ont disparu à force de routine et de faussetés quotidiennes. Les films de Woody Allen distillent en effet un plaisir inépuisable !
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J’ai adoré ce film et il reste l’un de mes préférés de Woody Allen. Il a un petit grain de fantaisie et d’humour que je trouve irrésistible ! Et les herbes magiques du docteur Yang me font rêver ! Merci de cette chronique très juste et perspicace.
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Un petit grain de fantaisie en effet, voire plusieurs ! Merci à toi. Quand Alice vole, c’est très beau.
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Il faut que je me replonge dans les herbes magiques du Dr Yang pour retrouver trace de cette « Alice » dont tu chantes si bien les louanges. Cette tenue rouge m’est familière mais l’histoire ne me dit rien. Un très beau film à rattraper sans attendre dans ce cas.
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Oui, n’hésite pas ! Difficile de se tromper dans la filmographie d’Allen avec Carlo Di Palma.
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Référence évidente à Alice aux Pays des Merveilles, certes, mais référence plus essentielle à Juliette des Esprits de Fellini. Non ?
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Merci. Ah, maintenant que vous le dites, c’est fort possible, et cela parait même évident. D’autant plus que Woody Allen n’a jamais caché son admiration pour Fellini et que plus d’un de ses films est inspiré par ce dernier. Je n’y avais pas pensé mais je n’ai pas revu le Fellini depuis ma découverte du film. Un autre raison de le revoir, sans doute.
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Oui Fellini et Bergman sont le Nord et le Sud, pour lui, je crois savoir.
Et merci pour vos textes. Au plaisir de vous lire
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Merci, au plaisir d’échanger à nouveau avec vous.
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👌👌
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